mardi 11 août 2015

"Si l'on n'a pas bu l'Eau du Passé, si l'on n'est pas allé se désaltérer aux récits des Vieilles Epoques, on ne sait rien des hommes ni de la vie".

Encore un roman qui a dormi un bon moment, au chaud, dans une pile. Que voulez-vous, si peu de temps et tant à lire ! Et j'ai bien eu tort, car, outre le dépaysement de l'Inde, j'ai découvert une histoire extraordinaire qui, à travers les siècles et jusqu'à aujourd'hui, a le mérite de nous faire réfléchir. Un exemple d'utopie qui a été mis en place et semble avoir réussi, mais de façon tout à fait originale. Suivons Irène Frain dans son voyage jusqu'à "la forêt des 29" (en poche chez J'ai Lu), l'histoire extraordinaire d'un homme et de son héritage, d'un destin pour le moins compliqué. Un roman d'apprentissage aux allures de conte des mille et une nuits, dans lequel le drame n'est jamais loin, mais qui mène au final à un accomplissement en rupture de tout système idéologique ou religieux. C'est déroutant, fascinant, bouleversant et cela pose bien des questions...



On le connaît sous le nom de Djambo, identité qu'il gagnera sur la route, lorsqu'il entreprendra un interminable voyage extrêmement formateur après avoir décidé de quitter son village natal, Pipasar, dans l'actuel Etat du Rajasthan, en Inde. Cet homme, né vers 1450, a ensuite connu un destin absolument incroyable qui perdure aujourd'hui, à travers une communauté : les Bishnoïs.

"La forêt des 29" est le récit de cette vie hors du commun, mais aussi comment l'héritage de ce qu'il a mis en place a pu survivre depuis près de six siècles, dans une discrétion totale, sans aucun prosélytisme et pour proposer un modèle de vie qu'on pourrait qualifier d'altermondialiste, en faisant un raccourci très européen... Nous y reviendrons.

Mais commençons par le début. Et ça commence mal, il faut le dire : né sur le tard, Djambo n'est pas désiré par sa mère, qui va le haïr avec force toute son enfance, lui faisant même la pire des réputations, et laisse son père complètement indifférent... Ajoutez à cela qu'il naît en pleine sécheresse, pas une petite, une qui dure depuis des années et dont on ne voit pas le bout.

Le jour de sa naissance, bien des signes laissent penser que cet enfant est né sous les pires auspices qui soient, avec 6 orteils à chaque pied, des pieds palmés, qui plus est, etc. Et pourtant, quelques jours plus tard, l'orage va éclater, lui qu'on avait plus vu depuis si longtemps... C'est dans l'eau, dit la légende, que va s'écrire son destin, et, comme quasiment chaque détail chez Djambo, ce n'est pas anodin...

L'enfance de Djambo sera dure, dans une région où le désert avance, impitoyable, sans amour maternel, traité en paria par tous, même par les Bhils, une communauté de chasseurs pourtant elle-même mise au ban du village. On leur reproche, en particulier, de vendre en catimini les arbres de la région et de participer à la désertification grandissante.

La plupart des gens à Pipasar croit Djambo muet, mais s'il ne parle pas, c'est parce que personne ne l'écoute. Alors, il se tait et en vient à se croire invisible tant on l'ignore... Mais, à cette période, il est le témoin d'un événement qui va marquer profondément sa vie et sa réflexion sur le monde et sur l'homme.

Alors qu'il s'est rendu sur la dune où il a l'habitude de tuer le temps, il est surpris par un terrible vent de sable. Une calamité dans cette région aride et qui voit sa forêt se réduire de plus en plus. Mais, l'enfant n'est pas le seul à n'avoir pas vu venir l'intempérie. Un prince musulman, Bika, est lui aussi piégé. La rencontre se déroule autour d'un événement dramatique et le destin des deux hommes est désormais liés, sans qu'ils en aient conscience...

Bien plus tard, lorsqu'il comprendra que son destin, à Pipasar, est scellé et qu'il sera toujours l'enfant maudit qu'on ignore, il décidera de partir. On se demande même si les villageois et même sa famille ont remarqué son départ... C'est aux côtés d'un magicien que l'adolescent, encore ignorant de tout mais curieux, agile et déterminé, va cheminer.

De ce maître, il va apprendre énormément de choses. A commencer par le pouvoir de l'illusion. Toute la vie de Djambo sera marquée par la présence du mensonge, qu'elle émane des religieux hindouistes ou musulmans, des hommes de pouvoir comme des hommes du commun. Et même lui va s'y adonner en offrant ces spectacles qui connaissent un succès fous et vont asseoir sa réputation.

Mais son destin n'est toujours pas là. Il lui reste encore bien du chemin et certaines rencontres décisives à faire avant de trouver la voie qui va en faire une sorte de figure tutélaire. Une route semée de dangers, de drames, mais aussi d'amour et de sensualité, l'apprentissage de la vie sur la route, dans la difficulté quotidienne et soumise au bon vouloir des politiques et de la nature, parfois plus féroce encore.

Au bout de ce parcours, Djambo se retrouvera au milieu d'hommes et de femmes de tous horizons, de toutes castes, de toutes confessions, une espèce d'Inde miniature reconstituée dans un lieu hostile et dans des temps agités. Alors, sous sa conduite, ces personnes si différentes vont gagner un lieu traversé par Djambo des années plus tôt où ils vont s'établir.

Et là, abolissant tout ce qui divise l'Inde du XVIe siècle, ils vont ensemble créer une espèce de société idéale soumise à 29 règles strictes auxquelles tout le monde doit se soumettre, sous peine de devoir quitter la communauté. Personne n'est retenu, on part si l'on veut, et, de même, on adhère au projet si on le souhaite. Ni Djambo ni ses amis n'essaieront de vous convaincre de quoi que ce soit.

La réputation de ces "29", comme on les surnommera, mais surtout leurs réalisations très concrètes, en terme d'hygiène, d'agriculture, de vie sociale, va s'affirmer, presque malgré eux. Peut-être trouvez-vous que j'en dis beaucoup. Sans doute, mais j'ai semé des indices sans entrer dans les détails, croyez-moi. Il est important, pour comprendre la portée de cette histoire, d'entrer en son coeur.

Irène Frain s'est plongé dans les textes d'époque, ceux plus tardifs, aussi, relatant l'incroyable odyssée de Djambo. L'atout de la romancière, c'est de pouvoir combler les vides, pour donner du liant à son histoire. Parfois, elle s'appuie justement, sur ces périodes qui n'ont pas été narrées et écrites par les Charans, une caste de généalogistes, et par les Aviseurs, sortes de scribes dont les textes sont de précieux outils.

Elle a reconstitué avec le plus de précision possible le parcours de cet homme rejeté, insignifiant, qui deviendra un exemple, je n'ose dire un gourou (pas au sens sectaire qu'on lui donne en Occident), car je ne suis pas certain qu'il corresponde à sa conception des choses. Mais un chef de file qui a su donner vie à une société que l'on pourrait, là encore, en utilisant sans doute un mot inadéquat, qualifier d'utopie.

Pour le coup, je ne vais pas entrer dans le détails de ces 29 règles qui régissent la vie de ceux qui deviendront les Bishnoïs. Vous les découvrirez, pour certaines, dans le coeur du récit et en fin d'ouvrage, sous forme de liste. Certaines étonneront, d'autres surprendront, d'autres encore pourraient agacer... Qui sait ?

Mais, ce qui m'a à la fois amusé et fasciné, c'est que, dans ces règles, c'est tout le parcours de Djambo que l'on retrouve, depuis son enfance à Pipasar jusqu'à son arrivée sur les lieux où s'est fondée sa communauté. L'application directe ou indirecte de tout ce que cet homme, d'une intelligence aiguë, a emmagasiné au fil des ans pour façonner sa vision du monde.

Le contexte dans lequel se déroule ce récit est aussi très important. L'Inde et ses castes, que les 29 remettent en cause, mais aussi les dogmes religieux, qu'ils soient hindouistes ou musulmans, alors que des conflits de territoires, mais aussi d'influence religieuse, sont déjà nombreuses. Le Cachemire, où ces guerres perdurent, n'est pas si loin, par exemple.

Enfin, il y a ce climat difficile qui fait du Rajasthan de l'époque une région bien difficile à vivre. La sécheresse qui écrase tout, les orages, insuffisants, qui sont quelquefois terriblement violents et font plus de dégâts qu'ils n'apportent d'eau, la déforestation, qui favorise l'avancée du désert tout menaçant l'agriculture, l'élevage et même la chasse, les espèces animales souffrant autant que les humains.

Dans ce décor aux airs d'apocalypse, par moment, Irène Frain nous tisse une histoire qui pourrait sortir, je l'ai évoqué plus haut, des Mille et Unes Nuits, pour l'exotisme et le dépaysement qui s'en dégagent, mais aussi pour cette culture et ce raffinement de l'Inde qu'on retrouve malgré la dureté de la vie quotidienne.

Toutefois, ne vous attendez pas à l'irruption de djinns, génies et autres créatures fantastiques, pour la bonne et simple raison que l'esprit de Djambo va, d'une certaine façon, à l'encontre de tout cela. Les 29 règles sont très terre à terre, sans que ce terme soit à prendre de manière péjorative, et remettent en cause jusqu'à certaines pratiques ancestrales. Ce sont des règles de vie, voilà. Et, semble-t-il, ça marche.

"La meilleure façon de réaliser ses rêves, c'est d'en avoir", disait Djambo. Son rêve a vu le jour, il a connu des hauts et des bas, le roman d'Irène Frain ne s'arrêtant pas à l'existence terrestre de cet homme, digne d'être, je trouve, aussi connu qu'un Gandhi. Et, j'en suis certain, vous frémirez aussi à la lecture des événements postérieurs que nous relate la romancière française.

Pourtant, malgré cela, la doctrine (là encore, ce mot n'est pas parfait, je pense) de Djambo est arrivée jusqu'à nous. Les Bishnoïs poursuivent l'application des 29 règles et ont réussi cela sans véritablement s'occuper du reste du monde, dirait-on. A la fin de cette lecture, je n'ai pas eu l'impression de découvrir une secte repliée sur elle-même, pas plus qu'un mouvement prosélyte cherchant à imposer par tous les moyens son mode de vie et de pensée.

Les Bishnoïs sont tout le contraire de cela. Ils ont simplement réussi à montrer qu'une autre manière de vivre était possible, en tout cas dans le nord de l'Inde, ce pays si grand, si divers, si complexe. Je crois qu'ils ont essaimé, mais assez peu, finalement, toujours sur le même modèle : l'adhésion individuelle aux 29 règles.

Leur message, on pourrait le résumer en disant qu'il s'agit d'abord de prendre son destin en main et de vivre comme on l'entend, au travers de ce vade mecum. "A partir de maintenant, tu vas vivre une vie de gazelle ! Alors que jusqu'ici, tu vivais en chèvre attachée à son pieu !", dit un jour Sawant, ce magicien qui lui apporta tant, à Djambo. Là encore, on est certain que cette maxime n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd.

Respect de la nature et de l'être humain sont au coeur du mode de vie des Bishnoïs. Oh, je sais, dit comme ça, ça paraît un peu cucul, le discours façon Miss France, mais pas du tout, lisez "la Forêt des 29" et je suis certain que vous vous rendrez compte de tout ce que nous avons, toutes et tous, à apprendre des Bishnoïs.


Une dernière chose, un site, cité dans le livre, si vous souhaiter en savoir plus sur les Bishnoïs.

2 commentaires:

  1. Merci de ce formidable article! L'auteure se sent extrêmement bien lue et est très, très touchée.
    Amitiés,

    Irène FRAIN

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un grand merci à vous de prendre le temps de lire ma prose et de laisser un message. Je suis extrêmement flatté ! Et encore plus ravi d'avoir été fidèle à l'esprit de ce très beau roman.

      Supprimer