lundi 24 août 2015

"Un certain niveau de manque est une bénédiction".

La rentrée littéraire, c'est un peu comme le Festival de Cannes : on cherche les livres et les films avec lesquels on va un peu rigoler et qui vont nous permettre d'oublier le morne quotidien. Je force le trait, mais c'est vrai que la littérature explore souvent des territoires difficiles et peu sont les auteurs à les aborder avec recul, ironie, sans pour autant perdre de vue le monde dans lequel nous vivons. En voici un exemple intéressant, avec "Popcorn Mélody", le nouveau roman de la très originale Emilie de Turckheim (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), dont l'univers romanesque est inimitable. Une fable sur la société de consommation et ses dérives qui, dans un second temps, replonge dans la folie douce d'une jeune femme à l'imaginaire débridé et inspiré. Direction le coeur de l'Amérique, dans une région perdue et désertique qui ne vit (et ne meurt) que pour le pop-corn, à la recherche du bonheur. Ou de ce qui pourrait s'en approcher le plus.



A Shellawick, la vie n'est pas facile. En effet, la ville est située à l'entrée du Tahoneck, un désert de pierre et de poussière d'une aridité telle que rien, absolument rien ne peut pousser. Pas question d'envisager une quelconque activité agricole, mais, pour autant, l'endroit a vécu tant bien que mal jusqu'à ce que vienne s'installer dans le coin l'usine Buffalo Rocks.

Cette usine, qui fabrique essentiellement du pop-corn, devient alors le principal employeur de la ville. Mais, effet pervers, beaucoup d'habitants de Shellawick vont déménager pour se rapprocher de l'usine. La ville s'éteint alors peu à peu, perdant non seulement une grosse partie de sa population, mais aussi de ses commerces.

Seul résiste le supermarché de Tom Elliott. Il est le fils de l'ancien barbier de Shellawick et d'une femme d'origine indienne qui, elle aussi, a passé la majeure partie de sa vie sur les chaînes de l'usine de pop-corn. Mais Tom, qui a fait des études, a refusé, pour des raisons personnelles, de suivre le même chemin que sa mère.

Au contraire, il a investi tout ce qu'il avait pour construire ce supermarché, qui a plus les allures d'une supérette, en réalité. Mais, Tom n'a pas l'âme d'un commerçant. Rêveur, auteur de haïkus et personnage discret, ce qu'il entend apporter aux habitants de Shellawick est d'une toute autre teneur que le simple fait de fournir de l'alimentation ou des produits ménagers.

Certes, il en vend, mais dans ce magasin, qu'il va rebaptiser "le Bonheur", vous ne trouverez que le strict nécessaire : ce qu'il faut pour manger, se laver et tuer les mouches, ce fléau local qui, avec la poussière, s'immisce partout. Rien d'autre n'a droit de citer dans les rayons du magasin de Tom, et surtout pas le pop-corn Buffalo Rocks.

Pourtant, le maïs est partout, dans ce livre. C'est tout juste si je n'ai pas fini par en rêver et même par en retrouver dans mon assiette à l'insu de mon plein gré ! Oui, il est partout... sauf à Shellawick et aux environs, puisque rien n'y pousse ! On ne bouffe que ça, on ne boit que ça (l'alcool local, qui doit déboucher aussi les éviers, est à base de maïs), on ne parle que de ça, on ne ch... euh, enfin, vous voyez le topo.

Mais, les clients du "Bonheur", lorsqu'ils viennent faire leurs courses chez Tom, font souvent escale pour lui ouvrir leur coeur. Et, pour cela, ils s'assoient dans le vieux fauteuil de barbier qui appartenait au père de Tom, dernier vestige de son échoppe. Un siège qui permet de se relaxer et de se laisser aller aux confidences...

Voilà la vie comme elle va, à Shellawick, malgré tout. Et tant pis s'il y a de moins en moins d'habitants et qu'ils sont de plus en plus âgés, "le Bonheur" résiste à tout, avec sa philosophie particulière qui convient à toutes et à tous. Bien sûr, il y a le soleil torride, les cailloux, la poussière, les mouches, mais la vie est belle.

Jusqu'à ce que, sur le trottoir d'en face, là où se dressait peu de temps encore auparavant un bowling, que les habitant de Shellawick n'utilisaient plus que pour sa terrasse donnant face au désert, ne soit construit... un autre supermarché ! Pas une supérette comme celle de Tom, non, une gigantesque surface ultra-moderne, un bijou de bâtiment climatisé et proposant tout ce dont on peut rêver.

Derrière ce projet, les propriétaires de l'usine de pop-corn, famille dont l'un des membres est aussi le maire de Shellawick. Et l'ambition est claire : écraser une bonne fois pour toute Tom et son commerce qui résiste encore et toujours à l'hégémonie de Buffalo Rocks. D'ailleurs, l'effet ne se fait pas attendre : plus personne ne vient s'asseoir dans le fauteuil de barbier de Tom...

L'attrait pour la nouveauté, mais aussi l'infini champ des possibles qu'offre ce supermarché, sobrement baptisé "la corne d'abondance", fonctionnent à plein et Tom, bien que refusant d'accepter sa défaite, sombre dans la misère la plus noire... Lui-même a conscience du match plus que déséquilibré qu'il mène, mais il ne veut rien lâcher...

A ce point du livre, on lit une fable, pleine d'une douce ironie, sur la société de consommation. C'est "le pot de terre contre le pot de fer" au pays du pop-corn et de la consommation galopante. Mais, pour qui a déjà lu des livres d'Emilie de Turckheim, on est frappé par le calme de cette histoire, au décor pourtant si étrange.

Il y a un côté très cartoonesque dans cette ville de Shellawyck, quelque part entre une aventure de Lucky Luke et la guerre des Hatfield et des McCoy, revisitée par Tex Avery. Emilie de Turckheim dote ses rednecks d'un vocabulaire et d'une diction bien particulières, typiques de ce coin du monde. Les pierres, la poussières, les mouches, les coyotes, l'essentiel de leur existence est contenu dans ce lexique.

Au milieu de tout cela, Tom fait vraiment figure d'exception. Un des rares, peut-être le seul à avoir fait des études universitaires, situation qui, vous le verrez, est loin d'être sans conséquence dans le roman. Lui-même a choisi d'adopter le mode de vie de Shellawick, sans doute par fidélité filiale, mais il reste sensiblement différent des autres.

L'écriture tient une place très importante dans la vie de cette homme qui griffonne sans arrêt des courts textes, sortes de haïkus à sa sauce, inspirés par les clients qui entrent dans sa supérette. A sa manière, il est un rebelle, d'un calme olympien, refusant le diktat de l'entreprise qui écrase et siphonne sa ville natale de ses forces vives.

Pourtant, malgré son éducation et sa bonhomie, Tom ne peut rien faire contre le géant qui veut l'écraser. Mais, jamais, au grand jamais, il n'acceptera de céder à cette puissance arbitraire et de finir, comme tant d'autres, dans les usines Buffalo Rocks, ou dans une des quelconques ramifications de cet empire industriel et commercial.

Un mot sur "la corne d'abondance" avant de poursuivre. Car, cet endroit est un piège, terrible, redoutablement efficace. D'abord, parce que sa climatisation et ses bacs à surgelés immenses en font une oasis en plein désert. On s'y presse, sans forcément acheter quoi que ce soit, mais juste pour profiter de la fraîcheur jusqu'à choper des engelures, ou presque...

Ensuite, parce que le circuit que constituent les interminables et innombrables rayonnages de cette grande surface ont un formidable pouvoir d'attraction... On a même l'impression, dans une scène, de voir les clients se retrouver coincés dans ces travées, comme les mouches prises dans les torsades du papier tue-mouche que vend en si grand nombre Tom et qui fait partie intégrante de sa "trilogie du bonheur".

Fermons la parenthèse. Et revenons au cours de notre livre. Je l'ai dit, on n'a pas l'impression, malgré le décor très original et amusant, d'être dans un roman d'Emilie de Turckheim. Tout cela manque de folie et on s'étonne de voir la romancière assagie. Puis on se dit qu'à un moment, Tom/David va chercher et trouver la fronde et la pierre capable d'abattre le Goliath installé juste devant sa porte.

Et, bien sûr, cela arrive. Et, comme Emilie de Turckheim est une formidable conteuse, cela se déroule avec l'intervention d'une bonne fée qui, d'un coup de baguette magique, va permettre à Tom de se défendre. Mais, bien sûr, c'est une bonne fée made in Turckheim, donc, pas vraiment telle que vous l'imaginez en ce moment. Et son coup de baguette magique est lui aussi bien spécial.

Mais, à partir de là, on retrouve la folie, douce mais intense, de l'auteur. Elle va se lever et se déchaîner telle un vent de sable sur le pierrier du Tahoneck. La deuxième partie de "Popcorn Melody" est un tourbillon qui vous emporte de situations décalées en surprises, on découvre alors plein de choses sur Tom, mais pas seulement, d'autres personnages entrent en scène et mènent au bouquet final.

J'ai retrouvé alors la profusion, la créativité infernale, la drôlerie déjantée de l'auteur d' "Une Sainte" (roman qui sort d'ailleurs en poche dans le même temps). Je me suis surpris à m'esclaffer à de nombreuses reprises (et ce n'est pas beau à entendre, croyez-moi !), surpris par ce que je lisais, étourdi par les situations délirantes qui se succèdent jusqu'à la fin.

Et, en plus de la critique fine de la société de consommation, de l'abondance qui ne mène pas au bonheur, mais asservit quand la modestie de l'achalandage de la supérette de Tom suffisait largement (d'où la citation qui sert de titre à ce billet), on découvre des attaques franches contre le libéralisme, contre le racisme de la société américaine, en particulier envers les Indiens, contre l'industrie du spectacle, jamais bien loin...

D'ailleurs, pourquoi le pop-corn comme produit essentiel dans une région aussi désolée ? On peut se poser la question. Pour moi, qui en mange, mais rarement, ou alors, la nuit du Super Bowl, quand l'Amérique prend possession de moi, c'est le produit superflu par excellence, celui qui accompagne les loisirs mais n'est pas un aliment de base. Toute la philosophie de "Popcorn melody pourrait donc reposer dans le choix de ce produit... Qu'en pensez-vous ?

Enfin, ce roman évoque aussi l'écriture et ce qu'elle peut apporter aux êtres. Je ne vais pas trop entrer dans les détails, car cela nous emmènerait trop loin dans l'histoire, mais ce sujet est présent d'un bout à l'autre. La puissance d'évocation de l'écriture, mais aussi sa dimension très personnelle. Et, là encore, comme lorsqu'elle évoque la consommation, Emilie de Turckheim est claire.

Tout le monde peut avoir l'envie d'écrire, l'ambition, même, peut-être. Mais, alors, il faut avant tout le faire pour soi et pas dans une quelconque démarche visant au succès. Comme le bonheur peut se trouver dans la modestie, Small is beautiful, tout ça, tout ça, eh bien, le bonheur d'écrire ne résidera pas forcément dans la quête forcenée d'un éditeur pour voir son bébé noyé au milieu des 600 romans d'une rentrée de septembre qui sera bientôt celle d'août, et peut-être de juillet, mais simplement, d'y trouver son épanouissement.

La fin de "Popcorn melody" risque d'être discutée, disputée, même. Moi, je la trouve très belle et très cohérente. Dans la droite ligne de ce que je viens d'expliquer. Tom et Emilie, même combat. Sera-t-il victorieux ? Mais ne s'en fout-on pas un peu, de cette idée de victoire ? Tant que "le Bonheur" et sa trilogie, manger, se laver, tuer des mouches, satisfera du monde, et tant que des lecteurs comme moi riront des frasques de Dame Emilie, alors, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, non ?

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