samedi 9 janvier 2016

"L'hypocrisie est le vrai gouvernement du monde. L'hypocrisie et le mensonge, voilà le couple royal".

Vous, je ne sais pas, mais j'aime bien ce titre, moi. Extrait de notre livre du jour et qui colle assez bien à son histoire. Un roman qui date de la dernière rentrée littéraire, pas celui dont on a le plus parlé, même s'il (et peut-être parce qu'il) est sorti dans la collection la plus prestigieuse, la Blanche de Gallimard. On pourrait même, avec un brin de mauvais esprit (ce n'est pas mon genre, voyons !), que le fait qu'on en ait peu parlé cadre parfaitement avec l'hypocrisie sus-évoquée. "Pirates" est le deuxième roman de Fabrice Loi, le premier chez Gallimard. On comprend, à lire les quelques lignes biographiques le concernant en quatrième de couverture qu'il met beaucoup de lui et de ses expériences dans sa fiction. Mais, surtout, il construit son roman autour d'un scandale terrible, enterré profondément, et dont les conséquences sont effroyables. De ce sujet, on pourrait tirer des thrillers formidables, ici, c'est une chronique sociale bâtie autour de deux personnages forts, que l'on a en main.



Tony Palacio appartient à une famille de forains, nomade depuis plusieurs générations. Mais le garçon s'ennuie dans cette vie-là et ressent l'envie de voler de ses propres ailes. Alors que la caravane parentale se trouve en baie de Somme, lui ne pense qu'à Marseille, ville qui l'attire comme s'il avait été envoûté.

Il sait bien que, avec ce déracinement, rien ne sera simple. Qu'il mangera de la vache enragée un moment, avant de trouver un rythme de croisière, mais ça ne lui fait pas peur. C'est un menu qu'il connaît bien, les forains, ça ne roule pas sur l'or quoi qu'il advienne. Alors, il prévient son père, Raphaël, puis met le cap au sud, vers la cité phocéenne.

Là, c'est d'abord dans un garage qu'il trouve refuge, si je puis dire. Il se débrouille assez en mécanique pour travailler auprès d'un patron un peu filou mais pas méchant. Tony ne compte pas ses heures, fais ce qu'on lui demande, gagne sa croûte, de quoi se loger, en colocation, et puis, on verra bien ce que réservera l'avenir.

Mais celui-ci s'assombrit, une nuit, pour des raisons indépendantes de sa volonté. Tony décide alors de quitter ce boulot, dont il doute qu'on lui laisse, de toute façon, et, en attendant de trouver autre chose, il vit sur son maigre pécule et sur sa passion : le jazz. Tony joue de la trompette, et plutôt bien, même, au point que lorsqu'il la fait sonner dans les rues de Marseille, on lui tend parfois quelques pièces.

Une situation, il le sait, qui ne pourra pas s'éterniser. Mais, pour le moment, peu importe, il vit. Exemple parfait : alors qu'il joue, dans une rue déserte, très excentrée des quartiers les plus vivants de la ville, l'orage éclate. Qu'à cela ne tienne, ce n'est pas un peu d'eau, même drue, qui pourra l'arrêter. Mais, cette musique sous les trombes d'eau va provoquer une rencontre décisive.

C'est dans cette rue, dans une grande maison, que vit Max Opale. Ce sexagénaire a connu un parcours complexe, débuté dans l'armée, en Afrique, avant de se lancer dans des aventures plus personnelles. Le voilà désormais à la tête d'un laboratoire de police scientifique indépendant, une petite entreprise qui ne connaît pas la crise.

Dire que Max et Tony ne viennent pas du tout du même monde est une lapalissade. Alors que Tony n'est pas loin de finir SDF, comme ces malheureux qui vivent dans un véritable bidonville situé sous un échangeur autoroutier où il va quelquefois jouer et faire la fête, Max vit dans le luxe, recevant régulièrement le gratin de la région, et même au-delà, au cours de soirées fastes.

Entre les deux hommes, une relation curieuse se noue. Tony, malgré ses idées rebelles et son caractère entier, est comme aimanté vers cette confortable existence. Dommage qu'il faille, pour cela, se colleter une galerie de parvenus et d'individus vivant dans des sphères aux antipodes de la réalité... Et puis, il y a Awa, cantatrice sud-africaine, compagne de Max, qui ne le laisse pas indifférent...

Max, dont on découvre le parcours en début de roman, est un personnage sombre, taiseux, mais qui, on le sent, est lui aussi profondément révolté par le monde tel qu'il va. Ou tel qu'on dit qu'il va. Ce qu'il a côtoyé au long de sa vie de baroudeur ne l'a pas aidé à nourrir pour le genre humain un amour inconditionnel, loin de là.

Mais qu'attend exactement Max Opale de Tony Palacio ? Une bonne partie du livre tourne autour du mystère qui entoure Max Opale, plus encore aux yeux de Tony qu'à ceux du lecteur. Car, ce qui ronge l'ancien militaire, nous en avons une petite idée, sans pour autant mesurer l'ampleur de la chose. Le genre de dossier qui brûle les mains. Et qui vous met, inévitablement, en danger.

Si on voulait jouer avec les expressions les plus fameuses de notre belle Ve République, on pourrait dire que, potentiellement, Max Opale a sans doute en main de quoi "faire sauter la République", un dossier dont beaucoup voudraient qu'il fasse "pschitt", bref, qu'il reste dans les limbes où ce secret dort (pas si) paisiblement depuis des années...

De quoi s'agit-il, me direz-vous ? Eh bien, je ne vais rien vous en dire, ou un minimum. Car, même si "Pirates" n'est pas véritablement un thriller, l'intrigue que met en place Fabrice Loi, et qui s'accélère sérieusement dans sa deuxième moitié, ménage quelques surprises. Pour autant, je dois dire que je suis resté pantois devant ce que nous raconte Loi et l'on mesure effectivement rapidement l'ampleur du scandale potentiel qui pourrait éclater et pourquoi tout semble fait pour le laisser là où il est.

je dois dire que, si certains auteurs de thrillers et techno-thrillers, francophones ou non, lisaient ce roman, ils y trouveraient certainement quelques idées pour traiter ce sujet différemment de Fabrice Loi. La matière est là et cela pourrait aussi contribuer à faire découvrir cette histoire franchement sordide à d'autres lecteurs...

Restons-en à la fiction, pour l'instant, en tout cas, et disons que le cas de conscience qui grandit dans l'esprit de Max explique sans doute ce côté très renfermé, presque inquiétant. Tony et lui sont comme des aimants qui se repoussent d'un côté et s'attirent de l'autre. Et, lorsqu'il se touche, cela fait des étincelles. Mais, Max l'a compris, c'est le même sentiment de révolte qui les anime l'un et l'autre.

D'une certaine manière, Max a passé l'âge de la révolte, même si elle couve, toujours. Il cherche quelqu'un à qui passer le témoin. Et je pense qu'il se reconnaît en Tony, iconoclaste, un peu anar, pas la langue dans sa poche, tellement loin de la fameuse hypocrisie qui règne partout et dans laquelle nage Opale au quotidien.

Tony a les deux pieds dans le réel. Et son regard sur le monde est acéré. A son arrivée à Marseille, qui est l'un des personnages du roman, elle aussi, l'ex-forain découvre une ville en pleine décrépitude. L'écart semble se creuser entre les quartiers les plus chics et les plus populaires. Marseille s'effrite, s'appauvrit, s'enfonce.

La Porte du Sud prend des allures, dans certains coins, de ville du tiers-monde, bien loin de ce que l'on devrait attendre de la troisième ville de France. Et avec Tony, on a mal au coeur devant tout cela. Pendant ce temps, d'autres affichent outrageusement un luxe tapageur, souvent inutile, comme ces bateaux qui mouillent au port mais n'en sortent jamais...

Pourtant, lorsqu'il goûte au luxe, invité à jouer de sa trompette jazzy lors des soirées organisées par Max, c'est comme si Tony avait bu un philtre. Mais qui refuserait cette vie confortable si on lui proposait sur un plateau ? Mais, si la vie est belle, ceux qu'ils côtoient le sont moins. Agaçants, prétentieux, m'as-tu-vu, inconscients de ce qui se passe à deux pas de leur luxueuse existence...

Voilà qui aide Tony à garder les pieds sur terre, à ne pas oublier d'où il vient et où il irait s'il tombait en disgrâce, si la relation avec Max s'interrompait. Et même avec la belle Awa, cela se ressent. La séduction est réciproque, immédiate. Mais l'on comprend rapidement que l'une s'encanaille et que l'autre n'est pas à son aise dans un rôle de faire-valoir plus que d'amant...

Bref, si Tony prend plaisir à la vie rêvée au bord de la Méditerranée, entre Marseille et Monaco, il sait qu'il ne sera jamais qu'une pièce rapportée et que le confort n'éteindra jamais la révolte tapie (pas Bernard, hein ?) au fond de son coeur, de son âme. Il reste un électron libre, capable d'envoyer paître plus riche que lui et de retrouver sa gouaille populaire de forain pour dire à l'importun ses quatre vérités.

Ce parcours de Tony, funambule marchant sur la ligne séparant la richesse des uns et la pauvreté des autres, est la ligne directrice du roman. Elle permet à Fabrice Loi de nous proposer une chronique sociale assez forte où Marseille, bien que malmenée par les faits, est joliment décrite. L'auteur ne fait de concession à personne, mais l'on sent bien que cette ville, il l'aime, vraiment.

Reste un élément dont je n'ai pas encore parlé. Oh, j'en entends parmi les plus perspicaces qui commencent à râler : c'est bien joli, tout ça, mais pourquoi ça s'appelle "Pirates", ce livre ? Il est temps de dire quelques mots de cet aspect-là, mais je ne voudrais pas trop empiéter sur l'intrigue tout de même. Soyez prévenus, si vous ne voulez rien, mais rien savoir.

Ces pirates, c'est en Somalie qu'ils se trouvent. On en parle, de temps en temps, de ces anciens pêcheurs transformés en suppôt du terrorisme, attaquant les navires occidentaux sortant du canal de Suez et réclamant des rançons de plus en plus fortes aux armateurs et même, aux Etats. Allez, disons-le, le scandale sur lequel Max planche est en lien avec cela. Je n'en dis pas plus.

Mais, tout de même, j'en profite, parce que pour beaucoup d'entre nous, je m'inclus dans cet échantillon, ce qu'on sait de la Somalie n'est guère réjouissant. Il y a ces pirates, l'interminable guerre civile qui n'arrange rien aux famines à répétition (vous vous souvenez, Kouchner et ses sacs de riz ?), les shebabs, la section salafiste locale appliquant la charia avec sévérité, etc.

Vu d'ici, un pays en ruines, l'un des plus pauvres au monde, dont la population subit ces catastrophes à répétition. Une zone de non-droit international, parfaite région pour tous les trafics, base arrière de ces terroristes fous de Dieu, comme on le voit, par exemple, dans "Kill List", le dernier roman en date de Frederick Forsyth.

La Somalie dont nous parle Frédéric Loi dans ce roman devient sensiblement différente. L'état des lieux, pas vraiment, hélas, comme cette image incroyable, immortalisée sur le site de Médecins sans Frontières, de la cathédrale de Mogadiscio, en ruines, sans toitures et transformée en champ de tentes pour réfugiés...



Mais les causes, elles, prennent un aspect différent, en particulier la question des pirates. Vous le découvrirez, si vous lisez le roman. Mais ce qui m'a frappé, c'est la beauté de ce pays, certes assez désertiques, mais qui bénéficie de côtes splendides, d'oasis superbes, de paysages fabuleux... Vraiment, en cela, je remercie Fabrice Loi qui ne se contente pas de rester dans la capitale dévastée.

Voilà, je voudrais vous parler encore de l'hypocrisie des puissants, de l'Occident, la nôtre, aussi, d'une certaine manière, mais le mieux, c'est encore de vous conseiller de lire ce roman à la fois plein de beauté, musicale (opéra et jazz s'y taillent la part du lion) et en matière de paysages, mais aussi, plein de hideur que l'être humain sait parfaitement incarner, hélas...

Mais c'est aussi un roman fort parce que habité par la révolte des personnages qui est forcément celle d'un auteur, Fabrice Loi, personnage aussi atypique, j'ai l'impression que son Tony. En lisant les dernières pages, j'imaginais un Lanvin en Max et un Tahar Rahim en Tony donner vie aux personnages du livre devant la caméra d'un Olivier Marchal, pourquoi pas ?

Et puis, une autre image m'est passée par la tête. Celle de Roberto Saviano... L'auteur de Gomorra qui, lui aussi, a choisi la littérature pour dénoncer des scandales qui gangrènent son pays. A plus d'un titre, la comparaison n'est pas usurpée. Mais l'audience de Fabrice Loi est bien moindre, et c'est fort dommage, parce que ce qu'il raconte est juste effarant, abominable, et qu'il faut du courage pour aller ainsi contre ceux qui commettent ces actes monstrueux, fous.

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