samedi 16 janvier 2016

"Tu es le dernier des Grenko. A quoi bon laver l'honneur de ton nom si personne n'est plus là pour le porter ?"

Dans la masse des romans qui sortent, la période nazie occupe une place très importante, bien plus que l'autre totalitarisme du XXe siècle, le stalinisme. Pourtant, j'ai l'impression, mais elle est toute personnelle, que c'est en train de changer, que de plus en plus de romanciers s'intéressent à l'U.R.S.S. et au règne du Petit Père des Peuples. En voici un exemple avec un roman allemand qui vient de sortie au Livre de Poche, "le violoniste", de Mechtild Borrmann. Un récit qui en rappelle d'autres dont nous avons pu parler plus ou moins récemment, nous y reviendront, et qui nous propose une histoire étalée sur plusieurs générations. Un thriller contemporain entrelacé avec deux récits historiques plein d'émotions pour un livre qui montre que, dans un régime fou et paranoïaque, le battement d'ailes d'un papillon peut aussi avoir des conséquences terrifiantes...



En mai 1948, Ilia Grenko, violoniste virtuose, achève une tournée de concerts mémorables. Voilà six mois qu'il joue dans toute l'Europe, mais rien n'atteint en intensité et en émotion le fait de jouer une dernière fois au Conservatoire de Moscou, là où il a été formé. Et d'y jouer un des concertos de celui qui a donné son nom au lieu : Piotr Ilitch Tchaikovsky.

Comme jamais, Grenko a fait sonner son Stradivarius, un violon mythique, magnifique, qui appartient à sa famille depuis 5 générations. Depuis le jour où le Tsar en personne avait offert l'instrument à son ancêtre. A sa sortie de scène, Ilia Grenko nage donc dans une espèce d'euphorie... qui va pourtant rapidement prendre fin...

Dans les coulisses, deux hommes attendent le musicien et lui demandent de les suivre. Abasourdi, Grenko ne peut imaginer ce qui est en train de se passer. Juste le temps de confier son violon au portier du conservatoire et il accompagne les deux hommes, persuadé qu'il sera rapidement de retour auprès de sa femme et de ses deux fils, qu'il n'a même pas eu le temps de prévenir.

Direction la Loubianka, cette terrible prison en plein coeur de Moscou. Il va falloir un bon moment au violoniste pour comprendre que sa situation est bien plus grave qu'il ne le croit. Mais pourquoi lui ? Qu'a-t-il donc fait pour s'attirer les foudres du régime ? Il a beau se creuser la tête, aucun de ses actes ou de ses gestes ne lui semble justifier un tel traitement...

A-t-on besoin de se justifier ? Ilia Grenko, violoniste virtuose, image parfaite de l'enseignement prodigué au Conservatoire de Moscou la veille encore, n'existe même plus le lendemain. Pire, cette arrestation est tenue secrète. Officiellement, le musicien a fui à l'Ouest, à Vienne, c'est un traître, on ne veut plus entendre parler de lui...

Mais, ce n'est pas en Autriche, en France ou aux Etats-Unis que se trouve Ilia, mais bien à Vorkouta, dans l'un des pires goulags en activité, condamné aux travaux forcés pour 20 ans... Le voilà découvrant un univers aux antipodes de sa vie d'artiste, faite de brimades, de privations, de travail intensif, de froid, de dangers...

Galina, son épouse, est folle d'inquiétude. Elle ne peut pas croire que son mari ait fui en laissant derrière lui sa famille, ça ne lui ressemble pas. Mais, elle a beau remuer ciel et terre pour essayer de retrouver sa trace, on lui oppose toujours le même discours : Ilia Grenko est un traître passé à l'Ouest. Sans se décourager, Galina insiste, insiste... Mal lui en prend.

A son tour, Galina Grenko voit l'arbitraire stalinien s'abattre sur elle. Pas de prison, ni d'interrogatoire, mais une déchéance soudaine et ce qu'il faut bien appeler une déportation. Avec ses deux fils, elle doit prendre le chemin du Kazakhstan, dans une région perdue de cette République soviétique et elle devra y vivre de son travail, sans plus être considérée comme une citoyenne...

Commence un exil forcé où il faut avant tout survivre, faire des sacrifices constants, garder un contact minimum avec sa vie d'avant, ne pas lâcher... Et remâcher sa colère contre Ilia, car, forcément, Galina finit par accepter l'impensable, cette fuite de son époux de l'autre côté du Rideau de Fer...

Soixante ans plus tard, en 2008, Sacha Grenko reçoit un appel qui le laisse pantois. Sacha est le petit-fils d'Ilia et de Galina et le moins qu'on puisse dire, c'est que sa vie n'a pas été rose : privée de ses parents, morts dans un accident alors qu'il n'était encore qu'un enfant, adopté, devenu asocial, presque SDF et finalement, sauvé de la misère et de la folie par son actuel patron, un riche homme d'affaires pour qui Sacha travaille à Cologne, comme spécialiste en sécurité informatique.

Un événement avait fait perdre pied au garçon, des années plus tôt : lorsqu'on l'a séparé de sa soeur, Viktoria, adoptée, elle aussi, mais par une autre famille. Depuis près de 20 ans, il n'a pas revu sa grande soeur, voilà pourquoi, lorsqu'il entend sa voix au téléphone, il reste bouche bée, interdit. Mais aussi impatient de la revoir.

Il n'imagine pas encore que ce coup de téléphone va le plonger dans une incroyable aventure, dont il ne comprend ni les tenants, ni les aboutissants. Une histoire au cours de laquelle il va découvrir des bribes d'une histoire familiale qu'il ne soupçonnait pas. Malgré le danger, malgré ces inconnus qui semblent le traquer, il se prend au jeu et veut comprendre, non seulement la raison de ces menaces, mais aussi en savoir plus sur son ascendance...

Voilà planté le décor de ce roman qui entremêle trois fils narratifs principaux autour, respectivement, d'Ilia, de Galina et de Sacha. Si les deux premiers récits tiennent plus du roman historique, la dernière est un pur thriller. L'alternance entre ces trois histoires permet de ménager un vrai suspense : on se demande bien pourquoi, 60 ans après l'arrestation de son grand-père, on s'en prend ainsi au jeune homme...

Tout est d'ailleurs là : avec cette construction si particulière, l'intrigue contemporaine, menée à un rythme élevé, se dévoile petit à petit, avec ses causes et ses enjeux. Et l'on s'accroche aux basques de Sacha, car s'il joue sa peau (au contraire du lecteur, enfin, je l'espère pour vous...), nous avons, comme lui, envie de comprendre, de savoir ce qu'il est advenu de la famille Grenko et pourquoi elle s'est vu infliger un tel traitement.

Mechtild Borrmann nous emmène dans ce terrible lieu qu'est Vorkouta, à la découverte de la vie quotidienne de ce camp de prisonniers où l'on rassemble les opposants, présumés ou avérés, au régime de Staline. Les mines, les cadences à tenir, le froid, la menace des gardiens si l'on s'écarte du chemin... C'est simplement effrayant.

On ressent la douleur, le froid mais aussi le désespoir d'Ilia, perdu dans ce monde si différent de celui auquel il a été habitué. Sans oublier l'incompréhension, car c'est une chose de savoir qu'on risque un jour ce genre de mésaventure, au bon plaisir d'un apparatchik, et c'en est une autre de la vivre. Avec Ilia, on découvre les us et coutumes des lieux, les règles tacites à respecter, les façons de survivre, les minces espoirs auxquels on s'accroche.

La situation de Galina est à peine plus enviable, mais sensiblement différente de celle de son époux. Elle doit nourrir, vêtir ses deux enfants en bas âge, s'assurer que, malgré tout, ils puissent grandir. C'est une nouvelle vie que Galina entame et qui va prendre des tournants inattendus : des rencontres fortes, des choix de vie, des nouvelles qui frappent...

Galina est un personnage touchant, une femme forte, blessée, abattue, mais qui ne renonce jamais. Un personnage qui va aussi être amenée à évoluer, à connaître, une nouvelle fois, des moments très douloureux alors que, petit à petit, et malgré la dureté de cette existence qu'on lui a imposée, elle reprend le cours de sa vie...

Ces deux destins ne sont pourtant pas la seule ligne directrice du roman. Il y a la colère, l'injustice, la culpabilité et la résignation aussi. Je n'entre pas dans les détails, mais chaque geste, chaque décision de ces deux personnages participent directement à fonder l'intrigue contemporaine. Et, si le début de cette histoire semble tracer de façon très directe, la suite sera bien plus tortueuse...

"Le violoniste" m'a rappelé quelques livres dont nous avons eu l'occasion de parler déjà sur ce blog. L'histoire de ce musicien déporté m'a rappelé "le trompettiste de Staline", de Patrick Anidjar, même si ce roman-là débutait bien avant l'emprisonnement et le goulag. Il était question de jazz, pas de classique, et pourtant, il y a pas mal de points communs dans le destin des deux personnages.

Et puis, j'ai aussi songé à "Dans la gueule du loup", d'Olivier Bellamy (d'ailleurs récemment sorti en poche, il me semble), qui racontait le retour de Prokofiev en Union Soviétique et les déboires qui en découlèrent. Plus que le compositeur, c'est au personnage de son épouse que j'ai repensé en lisant "le violoniste", car son destin, même s'il est différent de celui de Galina, a quelques points communs avec elle.

Mais, s'il y a un livre que m'évoque "Le violoniste", c'est incontestablement "L'hirondelle avant l'orage", de Robert Littell. L'écrivain américain y relate le destin d'un autre personnage ayant existé, le poète Ossip Mandelstam. Les faits ont lieu avant ceux racontés dans "le violoniste", mais là encore, il y a bien des points communs, jusque dans la vie au goulag et l'arbitraire d'un régime fou.

Des pistes de lecture, à la fois proches et différentes de celle dont nous parlons aujourd'hui. On retrouve un côté thriller contemporain dans "le trompettiste de Staline", mais l'intrigue y est moins élaborée, moins complexe. Quant aux deux autres, ce sont les parties historiques qui font écho, comme un rappel de tous ceux qui ont subi les effets des purges staliniennes des années 30 aux années 50.

Un dernier point, même si je ne peux pas en dire trop à ce sujet, mais il me semble important. Le pont que Mechtild Borrmann construit entre le passé et le présent de la Russie montre une certaine continuité. Du tsarisme à Poutine, en passant par l'ère stalinienne, on retrouve des éléments communs, comme intrinsèques à la société russe.

Il ne s'agit pas, comme on pourrait le penser, de questions de gouvernance, d'application d'un pouvoir fort, en tout cas, pas seulement. Ce sont des castes, présentes à toutes les époques au coeur même de la société russe et qui ont su survivre, s'adapter, laisser passer les périodes les plus dures pour retrouver de l'influence souterraine.

Si Sacha recherche ses racines, découvre peu à peu l'histoire de sa famille et prend conscience de ce qu'on lui a pris, face à lui, il va découvrir des personnes qui, elles aussi, descendent de familles aux riches arbres généalogiques. Des familles dont la filiation n'est pas uniquement biologique, mais aussi du domaine de l'appartenance, de l'héritage, de a transmission...

Vous l'aurez compris, on se fait bousculer par cette lecture, parce que l'on plonge dans l'horreur que seul l'humain sait créer et instaurer sur cette terre. Mais, il y a peut-être pire, lorsque l'on réalise à quel point, à l'origine de tous ces malheurs, de tous les drames traversés par la famille Grenko, il n'y a que des comportements bien banals...

Difficile de classer un roman comme "le Violoniste". Sorti en grand format au Masque puis en poche, dans la collection "Policier" du Livre de Poche, c'est un roman qui propose bien plus qu'une simple intrigue de thriller. La dimension historique d'une grande partie du récit, même si elle nourrit la partie contemporaine, n'entre pas dans ces catégories-là.

Reste que le cocktail fonctionne, que le suspense est bien mené et qu'on passe d'une émotion à une autre au fil des chapitres et de leur alternance. Quant à l'honneur des Grenko, vous découvrirez dans les dernières pages s'il est lavé ou pas, grâce à Sacha... Si le dernier des Grenko peut enfin porter fièrement ce patronyme qui a tant pesé sur ses épaules dans son enfance...

2 commentaires:

  1. Voilà un livre que je vais m'empresser de lire. Critique très intéressante.

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    1. Merci :)
      Et le nouveau roman de cette auteure, "l'envers de l'espoir", récemment publié chez Lattès, est également à lire.

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