dimanche 21 août 2016

" "Je veux rentrer à la maison", ai-je laché, parfaitement consciente que je n'avais pas la moindre idée d'où ça pouvait être".

Parlons ce soir d'un premier roman, signé par une jeune femme de 28 ans, et qui devrait bousculer pas mal de lecteurs en cette rentrée littéraire. Un livre qui nous plonge dans la guerre, la guerre la plus récente à s'être tenue sur le continent européen (si l'on excepte le conflit entre l'Ukraine et la Russie), la guerre qui a vu imploser la Yougoslavie. J'ai déjà écrit le mot "guerre" plusieurs fois, et on le retrouve dans le titre du livre, "la jeune fille et la guerre", de Sara Novic (aux éditions Fayard), mais c'est aussi un roman sur la résilience, ce concept pas évident à définir. Disons qu'il s'agit de surmonter le traumatisme issu de cette période troublée... Un roman fort, beau, violent, dur mais aussi plein d'espoir, un personnage principal dont l'histoire se dévoile progressivement pour venir frapper le lecteur, dans son coeur autant que dans son esprit... Promis, on n'en dévoilera pas trop dans ce billet, mais il y a aussi des thèmes incontournables dont nous devrons parler à propos de ce livre.



Ana Juric a tout juste une dizaine d'années quand elle découvre que son pays est en train de se déchirer. Nous sommes à Zagreb, en 1991, et l'enfant découvre qu'entre Serbes et Croates, particulièrement, les tensions montent. D'abord dans des mots et des situations presque anodins, puis avec l'arrivée des premiers réfugiés dans la ville.

Mais, bientôt, ce sont les alertes quotidiennes et les premiers bombardements de l'aviation serbe. Une violence qui, malgré tout, reste assez abstraite, pour Ana et son meilleur ami, Luka, d'origine bosniaque, lui, qui ont toujours eu l'habitude de se déplacer à leur gré dans Zagreb et à y faire les 400 coups, ou presque.

Ana, c'est un garçon manqué, la seule fille à venir jouer au foot dans un des parcs de la ville, une gamine qui croque la vie à pleines dents, au sein d'une famille modeste mais unie. Il y a ses parents, bien sûr, mais aussi Rahela, sa jeune soeur, qui n'est encore qu'un bébé à ce moment-là. Un bébé dont les sérieux problèmes de santé inquiètent les Juric, au point s'envisager des soins loin de Zagreb.

L'insouciance d'Ana va alors voler en éclats, de façon inattendue, en tout cas pour elle. Soudain, cette guerre qui paraît lointaine, malgré les alertes incessantes et les explosions régulières, va emporter la jeune fille dans son tourbillon de violence et bouleverser sa vie à jamais. Des événements chocs que le lecteur découvre le souffle coupé, abasourdi...

Dix ans plus tard, Ana est une jeune adulte, désormais. Elle vit à New York, où elle est étudiante. Une vie radicalement différente de ce qu'elle a connu dans ce pays qu'est devenue la Croatie. Mais, aux yeux de tous, elle est Américaine, certains de ses amis la croit d'origine italienne, à cause de son accent, car elle n'a parlé à personne de son passé.

Ce passé, il a été comme effacé. Par les événements, Ana ne conservant que quelques souvenirs de son enfance, mais aussi administrativement, son passé en Yougoslavie n'existant plus officiellement. Et pourtant, tout ce qui s'est passé hante Ana, encore et toujours. Elle dort mal, voire très peu, fait de terribles cauchemars quand, enfin, elle sombre, se réveille en hurlant, trempée de sueur...

Jusqu'au jour où Ana est contactée par l'ONU pour venir témoigner devant un auditoire très officiel sur ce qu'elle a connu. Une manière d'exorciser ses démons, peut-être, mais aussi quelque chose qui la replonge encore une fois dans ces secrets qui la rongent. Elle ne parvient plus à vivre dans ce déni et, peu à peu, l'idée de retourner dans ce pays qui est le sien mais ne l'est plus, grandit...

Lorsque j'ai vu le titre français de ce roman (en VO, c'est "Girl at war", car le livre est écrit en anglais, et traduit par Samuel Todd), j'ai pensé à Schubert, à son quatuor à cordes, "la jeune fille et la mort", qui reprend la mélodie d'un lied inspiré par un poème de Matthias Claudius, dont vous trouverez le texte, en allemand mais aussi en français, rassurez-vous, dans le lien que voici.

Or, dans le roman de Sara Novic, il y a le même genre de relation entre Ana et la guerre : une profonde répulsion, on le saurait à moins, vu ce qu'elle traverse, mais aussi un lien qu'on ne tranche pas comme ça, car cette entité finit par vous habiter, vous appeler à elle, vous inciter à "venir dormir dans (ses) bras", pour reprendre les paroles du poème de Claudius.

Cette guerre, elle la ressent sans cesse. Elle ne sait pas comment l'appréhender, comment surmonter non seulement le traumatisme de ce dont elle a été témoin, mais aussi, on va le comprendre par la suite, de ce qu'elle a fait elle-même. Et pire, tout semble la renvoyer à ces événements, qui seraient lourds à porter pour n'importe qui, qui écrasent cette jeune femme, si forte et si fragile à la fois.

Ana est comme dans des limbes (je n'ose employer le terme de "no man's land", mais il y a de ça), ayant, dans les faits, tourné la page, sans pouvoir rompre avec ce passé, qui est enchaîné à elle, comme un boulet à la cheville d'un bagnard. Les bons souvenirs sont en train de s'estomper, mais les pires, les plus douloureux, les plus violents, demeurent intacts, comme si c'était hier.

Cette impossibilité de vivre une nouvelle existence, déchargé de ce poids, est également alimentée par une forte culpabilité. Cela aussi, on le comprend par la suite. Et, là encore, difficile de ne pas compatir avec le parcours tragique d'Ana, seule à pouvoir trouver comment sortir de ce labyrinthe dans lequel elle est enfermé.

J'ai volontairement choisi de faire un résumé peu détaillé de ce roman. J'ai laissé dans l'ombre des éléments qui sont importants dans la construction de l'histoire, il vous faudra les découvrir. Des éléments qui concernent les deux époques que j'ai évoquées, celle se déroulant en Croatie et celle qui se passe aux Etats-Unis, dix ans après.

La date, là encore, n'est pas anodine : l'Amérique vient d'être frappée en son coeur, les attentats du 11 septembre viennent d'être perpétrés et New York, où vit Ana, est sous le choc. De plus, partout, dans les discours politiques, les médias, sans doute même les conversations quotidiennes, Ana entend que son pays d'adoption est en guerre...

Mais une guerre qui ne se déroule pas sur le territoire, une guerre contre un ennemi qu'on peine même à définir clairement, une guerre qui va s'installer bientôt dans d'autres pays, très éloignés de Big Apple. Ana, elle, a connu la guerre, vraiment, le feu, les explosions quotidiennes, les privations, la mort... Et tellement pire, encore.

Sans doute est-ce aussi à ce moment-là qu'elle prend conscience de sa situation et qu'elle décide d'affronter son mal. Et si c'était en rentrant en Croatie, ce pays qu'elle ne connaît presque pas alors qu'elle y est née, qu'elle pourra, enfin, essayer de casser la spirale dont elle est prisonnière depuis une décennie, malgré son changement d'existence ?

"La jeune fille et la guerre" repose évidemment sur ce personnage très fort d'Ana, bouleversante d'un bout à l'autre de ce livre, sur des événements terribles, que l'on découvre à travers une construction narrative également très importante. En effet, Sara Novic a choisi de ménager ses effets en ne suivant pas la chronologie strictement mais en faisant alterner les deux époques, à travers quatre parties distinctes.

Un mot sur une thématique très forte qui est au coeur de ce premier roman, celle des enfants soldats. Jusqu'à présent, je dois dire que c'est un sujet dont j'ai souvent entendu parler à propos des conflits africains 'comme dans "Allah n'est pas obligé", d'Ahmadou Kourouma). Avec Sara Novic, on découvre que l'Europe aussi a connu ce phénomène effrayant, ces gamins transformés en machines à tuer...

Que penser de ces gamins qui, s'ils ont survécu à ce conflit, ce qui n'est pas certain et est, en soi, un drame, doivent, la paix revenue, reprendre une place dans la société. On parle non seulement d'un traumatisme, mais aussi d'enfants qui ont certainement donné la mort, et pas qu'une fois... On est là aux frontières de la raison et de la folie...

"La jeune fille et la guerre" est donc aussi un roman sur la résilience, sur la manière dont Ana va affronter son traumatisme pour essayer de reprendre, enfin, le cours de sa vie. On la suit dans cette démarche, entamée presque inconsciemment à travers ses lectures, conseillées par un de ses professeurs, comme les livres de W.G. Sebald ou encore "Agneau noir et faucon gris", de Rebecca West.

Mais, plus encore lorsqu'elle décide, sur un coup de tête, quasiment, de repartir en Croatie, de renouer les fils de son passé qui furent brutalement tranchés. On parle souvent de voyage initiatique, ici, c'est encore le cas. Et, si Ana est à la recherche de quelque chose d'intangible, quelque chose qu'elle aurait sans doute du mal à définir elle-même, le lecteur découvre la Croatie et ses paysages magnifiques, comme le Parc National des Lacs de Plitvice.

La guerre, plus absurde encore car vue à travers les yeux d'une enfant, qui n'a aucune clé de compréhension pour affronter les événements, et la paix, une paix intérieure qu'il faut restaurer, ou même construire, viennent se répondre dans un roman où l'horreur semble prendre un avantage décisif avant que l'espoir ne s'installe, dans les derniers instants.

Le livre se termine sur une fin ouverte, qui laisse encore beaucoup de chemin à Ana, même si l'on comprend, à travers une ultime image pleine de douceur, de beauté et de poésie, que la vie peut enfin reprendre. Pour elle, mais pas seulement, pour tout un pays, pour toute une région qui a plongé dans l'abomination pendant une décennie.

Un mot sur le conflit yougoslave : le point de vue d'Ana est évidemment celui d'une Croate. Ce qui ne l'empêche pas, et peut-être aussi à cause de ce qu'elle a vécu, de reconnaître les responsabilités de son pays dans le conflit, mais aussi dans l'histoire complexe des Balkans. Elle n'ignore pas le passé nazi de la Croatie et les violences infligées aux Serbes dans les années 1930-40...

Ana est la victime de cette Histoire complexe, comme tant d'autres, de tous les côtés. Le livre de Sara Novic ne choisit pas un camp contre un autre, au contraire, il pourrait sans doute s'appliquer aux autres pays qui composaient la Yougoslavie et qui, hélas, se sont partagés les horreurs... C'est bien la guerre elle-même qui est dénoncée ici, pour les traces indélébiles qu'elle laisse aux survivants.

2 commentaires:

  1. Je me note donc ce titre dans la rentrée littéraire. Je trouve très intéressante la citation que tu as choisie en guise de titre : je viens de lire "Guerre : et si ça nous arrivait ?" un récit fictionnel aussi bref (56 p.) que percutant de Janne Teller et le personnage central, un jeune Français réfugié de guerre, se fait à peu près la même réflexion.

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    1. Ana quitte son pays natal en étant Yougoslave, même si Slovénie et Croatie, par exemple, ont déjà déclaré leur indépendance, mais quelques jours avant. Elle passe son adolescence aux Etats-Unis puis revient dans un pays qu'elle croit connaître mais qu'elle doit redécouvrir.
      Quant à la guerre elle-même, ce que vit Ana est terrifiant, bouleversant, insoutenable, par moments. Elle est plus qu'une simple réfugiée, qu'une simple victime. C'est aussi avec ça qu'elle doit vivre.

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