Pour Bénabar, l'homme honnête est le plus bizarres des phénomènes de foire, et cela semble se confirmer dans notre roman du jour, hélas. A l'époque des "fake news", des "alternative facts" et autres expressions apparues récemment dans notre quotidien, le mensonge semble nous cerner de toutes parts. A qui peut-on encore faire confiance ? Iain Levison, auteur de "Arrêtez-moi là !" et "Ils savent tout de vous", s'empare de ce sujet avec gourmandise, cynisme, mais sans doute aussi un brin d'inquiétude, pour en faire un élément central de son dernier livre en date, "Pour services rendus", qui vient de sortir en grand format aux éditions Liana Levi (traduction de Fanchita Gonzalez Batlle). Ou comment un petit arrangement de rien du tout avec la vérité se transforme en une énorme boule de mensonges bien embarrassants et qu'on ne peut plus glisser discrètement sous le tapis... Moralité, à l'ère des réseaux sociaux, surveillez ce que vous dites, tout pourra être retenu contre vous !
Fremantle est le chef de la police d'une petite ville du Michigan, Kearns, où il doit se débattre entre une criminalité en hausse et un budget en baisse. Septuagénaire, il a eu une longue carrière de flic avant d'occuper ces responsabilités et il commence à réfléchir à sa succession, car l'envie de couler une paisible retraite aux côtés de son épouse, Cara, commence à le tarauder.
Jusqu'à ce jour d'automne 2016 où il reçoit une curieuse visite. Deux hommes qui débarquent du Nouveau-Mexique (si vous n'avez pas en tête la carte des Etats-Unis, cela représente un voyage de 2500km du sud-ouest au nord-est) et voudraient le rencontrer. Fremantle accepte de les recevoir, mais il n'a pas l'intention de perdre trop de temps avec ces zigotos.
Et pourtant...
Les deux visiteurs, en prononçant un simple nom, vont renvoyer Fremantle à sa lointaine jeunesse, presque cinquante ans plus tôt, lorsqu'il était sergent au Vietnam... Ce nom, c'est celui de Wilson Drake. Un jeune homme que Fremantle a connu à son arrivée en Asie, alors qu'il n'était qu'un bleu, maladroit comme toutes les recrues, mais pas vraiment fait pour la vie militaire.
Fremantle n'a aucune nostalgie de cette époque et, depuis son retour aux Etats-Unis, il n'a jamais vraiment cherché à reprendre contact avec les hommes qu'il a côtoyé au feu. Aussi est-il très surpris d'apprendre que Wilson Drake, qu'il appelait alors Billy, est devenu sénateur et qu'il brigue actuellement un nouveau mandat.
Surpris, mais pas impressionné, encore moins concerné. Tant mieux pour lui ! Oui, mais voilà, cette réélection est loin d'être acquise et Fremantle pourrait, s'il acceptait un voyage-éclair au Nouveau-Mexique, donner un sacré coup de pouce à son ancien subalterne. Car, ce qui menace Drake en ce moment, c'est justement une histoire remontant à sa présence au Vietnam...
Que s'est-il passé ? Eh bien, lors d'une rencontre comme on en fait tant au cours d'une campagne électorale, le sénateur Wilson Drake a raconté une anecdote croustillante dans laquelle il était impliqué, provoquant l'hilarité générale. L'intervention a été filmée et, comme c'est souvent le cas, désormais, elle a fini sur YouTube.
Or, un autre ancien combattant, Peterson, a tiqué en entendant cette histoire : Drake s'est donné le beau rôle et, ce faisant, il a menti. Un mensonge de rien, qui n'a pas arrangé une anecdote à sa sauce en prenant quelque liberté avec la vérité pour faire marrer la galerie ? Oui, mais là, c'est un peu embêtant, car cela concerne la vie militaire, et des compétences que ne possédaient pas Drake...
Alors, Peterson a fait connaître son indignation et l'équipe du concurrent de Drake à l'élection s'en est emparé. Voilà Drake accusé d'un mensonge, certes véniel, mais qui est presque pire qu'un crime pour un homme politique aux Etats-Unis (souvenez-vous de Bill Clinton), et il faut au plus vite désamorcer la bombe pour éviter une chute dans les sondages, à quelques jours du scrutin...
Le démineur, c'est Fremantle : il était le supérieur de Drake, il était présent au moment des faits, il doit forcément s'en souvenir, il lui suffit d'aller dans le sens de Drake et de lui apporter son soutien et ensuite, il pourra rentrer tranquillement à Kearns... Même si Fremantle sait que Drake a menti (et le lecteur aussi), il accepte.
Et il met ainsi le doigt dans un engrenage terrible...
Avant d'aller plus loin, un mot sur les titres de ce roman. "Les", parce qu'on va évoquer le titre de la version française et le titre original. Commençons par le titre français, "Pour services rendus". Il est plutôt malins, joue avec une expression militaire, mais aussi avec le fait que Drake pourrait remercier son ancien sergent pour son aide.
On retrouve dans ces trois mots un certain cynisme qui ne dépare pas l'esprit du roman de Iain Levison, bien au contraire. Car ce n'est qu'à la toute fin du livre, dans ses dernières pages, que l'on mesure la véritable ironie qui accompagne ce titre, à la lumière de la chute, aussi inattendue que dérangeante, de cette histoire.
Et puis, il y a le titre original : "Version of events", qu'on pourrait traduire par "version des faits". On est au coeur de cette histoire : des versions différentes d'une même situation qui s'affrontent, sans aucun autre élément de preuve que les paroles des uns et des autres. Le mensonge (même bénin, je le redis) contre la vérité...
Là où Iain Levison est très malin, c'est dans la mécanique qu'il met en place, implacable, terrible, un peu sordide, au final, mais que rien n'obligeait à mettre en branle. La première scène du livre nous emmène donc au Vietnam, à la fin des années 1960, pour nous faire découvrir des événements somme toute assez banals dans une période de guerre.
A ce moment-là, le lecteur ne sait pas encore de quoi il va s'agir. Il le comprend quelques pages plus tard en voyant la fameuse vidéo et Drake mettre les rieurs de son côté en se donnant le beau rôle. Nous sommes dans la position de Peterson, nous savons qu'il ment. Mais, ment-il consciemment ou, avec le temps, a-t-il fini par croire à sa version de l'histoire ?
Lorsque la réponse de Peterson déclenche un début de polémique, il aurait certainement suffi de reconnaître l'erreur, de plaider la bonne foi, de dire que la mémoire peut jouer des tous après cinquante ans... Mais, Drake et son équipe, emmenée par un conseiller nommé Devlin, un homme de l'ombre qui sait faire gagner les élections, à sa manière, ne vont pas réagir ainsi.
Ils vont donc vouloir contredire Peterson, s'enferrer dans le mensonge qui, d'un seul coup, devient nettement moins véniel. Et qui, aussi insignifiant soit-il, va devenir un enjeu important de cette élection. Ensuite, comme Iain Levison sait remarquablement le faire, de ce point de départ sans grand relief, va naître une boule de neige menaçant de se transformer en avalanche...
Au milieu de tout cela, le pauvre Fremantle. Un gars sans histoire, à la carrière exemplaire, aux états de service immaculés, un bon sergent quand il était au Vietnam, un bon flic ensuite. Fremantle déteste les menteurs, nous dit-on. Il devrait donc détester Drake, même pour cette histoire sans intérêt qui lui vaut des ennuis.
Pourtant, il va accepter de l'aider. Puis accepter certaines contreparties. Et se retrouver embarqué dans une histoire qui devait être étouffée dans l'oeuf et qui va prendre des proportions aussi inattendues que désagréables... Mais qu'allait faire Fremantle dans cette galère, se demande-t-on aussitôt, sans qu'on ait de réponse très claire à cette question.
Le mensonge... La force du roman de Iain Levison, c'est vraiment de jouer sur ces histoires absolument sans importance. Rien qui puisse disqualifier un homme dans des fonctions qu'il exercerait un demi-siècle plus tard. Mais Drake est un politique, un malin, un machiavélique, prêt à tout pour le pouvoir.
Cette histoire de vidéo sur YouTube ressemble plus à une maladresse qu'à autre chose : le sénateur et son équipe ont oublié que notre époque était celle de l'image en continu, des portables qui se transforment en caméra et des réseaux sociaux où tout se répand comme une traînée de poudre. Aux Etats-Unis, on ne rigole pas avec la guerre et avec l'héroïsme. Et encore moins avec le mensonge.
Je ne suis pas certain, même dans le climat actuel, qu'une telle histoire occasionnerait les mêmes situations de notre côté de l'Atlantique. Je me dis même qu'avec ce point de départ, on pourrait imaginer un scénario de comédie, une espèce de vaudeville à bases de quiproquo et malentendus. Une satire du monde politique, certes, mais d'abord pour en rire.
Mais, la démarche de Iain Levison n'est pas celle-là, et on peut le comprendre, eu égard au contexte politique aux Etats-Unis depuis la dernière élection présidentielle : il n'y a plus de mensonge véniels, tous peuvent avoir des conséquences néfastes, pas pour celui qui les profèrent, mais pour ceux qui les croix. La morale de ce roman, c'est qu'il est temps d'inverser cette tendance.
Il y a aussi l'impression que plus c'est gros et plus ça passe, pardon pour la trivialité du propos, mais on se dit que Drake pourrait enquiller les mensonges les plus énormes, il serait sans doute moins embarrassé que face à ce témoignage sorti de nulle part ou presque à propos d'un événement mineur qui n'aurait jamais dû refaire surface.
Reste qu'on ne voit pas bien la finalité de cette histoire. On se demande quelle direction va prendre cette histoire et, petit à petit, on se dit qu'en jouant avec cette anecdote, Drake a pris un risque qu'il n'a sans doute pas mesuré : celui de voir resurgir d'autres souvenirs beaucoup moins anecdotiques, justement, que l'histoire qui a tout déclenché...
"Les emmerdes, ça vole toujours en escadrille", avait coutume de dire Jacques Chirac quand il était en fonction, et ce roman en est la démonstration. Pour Audiard, c'était les cons, et pour Levison, ce sont les mensonges. On tire sur un bout de fil et, sans même le faire exprès, on fait apparaître une série de faits qui, là, sont carrément gênants...
Gênants pour Drake, qui se dirigeait jusque-là vers une réélection en père peinard, mais aussi pour Fremantle. Car c'est bien sur lui que le roman est centré, pas sur Drake. Il semble n'être qu'un spectateur de cette tragi-comédie politicienne, ce théâtre qu'est cette campagne (car ne croyez pas que le concurrent de Drake soit un saint, ce serait trop facile), à moins que...
"Pour services rendus" est un court roman, 220 pages tout au plus, mais d'une grande densité, construit autour de la situation de plus en plus intenable de Fremantle, qui se laisse emberlificoter assez naïvement dans ces mensonges. C'est en tout cas l'impression que l'on a dans un premier temps. Mais qu'en est-il une fois le livre refermé ?
Iain Levison joue avec des valeurs importantes que sont la vérité, la sincérité, la loyauté, l'honnêteté, on y revient puisqu'on a entamé ce billet avec ce thème. Il s'en amuse, mais le sourire est bien jaune, on le ressent aussi. La satire est sévère, mais touche dans le mille et rappelle qu'il n'y a pas de prescription pour les menteurs.
Son récit est un vrai jeu de quilles, la première qui tombe entraîne les autres dans un strike imparable. En une espèce d'effet papillon (ah non, pas encore Bénabar !), le mensonge de départ va chambouler plusieurs existences et avoir des conséquences dont on peut se demander si elles ne seront pas pires encore que le statu quo...
On referme ce roman sur une dernière phrase qui résonne, résonne... Et qui sonne assez désagréablement aux oreilles, car on se retrouve d'un seul coup avec une situation qu'on subodorait, mais sans pouvoir la comprendre, et qui, soudain, s'éclaire. Avec ces derniers mots, on a enfin la vérité au bout de la pelote de fil, la seule version des faits qui vaille.
Et elle n'est pas très glorieuse...
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