Une citation extraite du livre dont nous allons parler, en guise de titre. Bienvenue en Afrique, avec Yasmina Khadra comme guide. "L'équation africaine", son nouveau roman, paru il y a quelques semaines chez Julliard, est dans la lignée de ses précédents livres, en particulier, ce qu'il appelle la "trilogie du Grand Malentendu" ("Les hirondelles de Kaboul", "l'attentat" et "les sirènes de Bagdad") : pédagogique et sans concession.
Lorsque son épouse se suicide, après 10 ans de mariage, Kurt Krausmann est déséspéré, détruit. Ce médecin vivant à Francfort n'a rien vu venir et sa douleur n'en est que plus fulgurante. Conscient que ce chagrin peut l'entraîner dans un gouffre sans fond, le meilleur ami de Kurt, Hans, lui propose de l'accompagner dans son prochain voyage : cet industriel, devenu philanthrope, doit rallier les Comores pour y équiper un hôpital.
D'abord réticent, Kurt cède finalement et accepte de monter sur le voilier de son ami, qui, de Chypre, doit les emmener aux Comores. Un dépaysement qui ne pourra que lui être salutaire, pensent les deux hommes.
Mais ils ne verront jamais les Comores. Une nuit, en pleine mer, au large de la Corne de l'Afrique, leur voilier est attaqué par des pirates, sans doute somaliens, qui les prennent en otages, espérant les vendre aux plus offrants, autres groupes armés, milices affiliées ou pas à Al Qaïda ou gouvernements voulant récupérer à tout prix des ressortissants occidentaux.
Commence alors un périple africain loin des sentiers battus et des cartes postales. Séparés de Hans, dont la position sociale en fait une meilleure monnaie d'échange, Kurt se retrouve détenu au milieu de nulle part, en compagnie d'un français, Bruno, qui se considère comme un Africain à part entière après avoir passé les 40 dernières années sur le continent. Leurs ravisseurs forment une véritable armée mexicaine, composée de pauvres hères, de petits chefs cupides, d'adolescents sans avenir et de brutes épaisses.
La détention de Kurt et Bruno est effrayante et surtout s'éternise, jusqu'à ce que le groupe de leurs ravisseurs se débande d'un seul coup, sans véritable explication. Les voilà juste aux mains de Joma, le costaud du groupe, brutal et sans état d'âme, et son boy, un ado illétré qui rêve de se faire appeler Blackmoon et de devenir instituteur...
La pagaïe, la désorganisation et les dissensions de ce duo vont permettre à Kurt et Bruno de s'évader. Mais, l'évasion se déroule en plein désert et, d'une errance à l'autre, les revoilà livrés à eux-mêmes, sans espoir de se tirer de là.
Au bord du renoncement, les deux hommes tombent alors sur un convoi fantomatique : des réfugiés à qui les guerres civiles et les razzias ont tout pris et qui, sauvant ce qu'il leur reste, leur vie, fuient vers des cieux plus calmes, avec le soutien de quelques médecins de la Croix Rouge. Pendant les quelques jours de marche pour rejoindre le camp de base de l'ONG, Kurt découvre de nouvelles facettes de ce continent qu'il comprend si mal, qu'il voit de plus en plus comme un enfer en proie à la barbarie humaine.
Mais, il s'accroche et suit ce cortège de quasi-ombres. Voilà comment, grâce à ce mirage, ce miracle, Kurt et Bruno vont revenir à la vie, à la vie occidentale, même, dans un camp de réfugiés qui doit, à terme, devenir un nouveau village en dur. C'est là que le gouvernement allemand va faire les démarches pour le rapatrier.
Mais ce séjour africain a beaucoup changé Kurt et le retour à la maison ne se passe pas aussi bien qu'il l'espérait. Il est déphasé, ne comprend plus cette société occidentale qui l'entoure et dont il a pourtant toujours fait partie. En proie au désespoir, lié à son brutal veuvage et à sa pénible détention, il essaye de renouer avec lui-même, en vain. Et si la solution à son mal-être se trouvait ailleurs ?
"L'équation africaine" est une nouvelle fois l'occasion pour Yasmina Khadra de nous guider dans ces régions dont nous parlons tant, qui nous inquiètent tant et qu'en fait, nous connaissons si mal. Après l'Afghanistan, la Palestine et l'Irak, c'est sur un nouveau théâtre de conflits en expansion qu'il nous emmène : la Corne de l'Afrique, des côtes somaliennes, où sévit une piraterie d'un autre âge, au Darfour, lieu de toutes les atrocités, de tous les drames humanitaires.
Mais ce que Khadra veut absolument nous expliquer, à nous Occidentaux bornés et égocentriques, ce sont les différences culturelles profondes qui nous échappent et qui créent un décélage impossible à combler entre nos deux continents. Un choc des culturels qui fonctionnent dans les deux sens, car, pour les pirates, un Européen est un Européen, peu importe ce qu'il est vraiment, préoccupé des affaires africaines, philanthrope, indifférent ou complice de la ruine du continent.
Khadra insiste bien sur un fait : l'anarchie qui règne dans cette région n'est en rien le résultat d'idéologies violentes et dangereuses. Elle est plus proche de la création d'un marché qui peut rapporter gros à de pauvres gars sans aucun espoir de sortir de leur misère... Et ce marché, c'est celui des hommes, de ces otages capturés en pleine mer ou en plein désert, monnayés de groupe à groupe, de réseau mafieux à réseau mafieux, jusqu'au groupe les plus importants, ceux-là rattachés à des juntes ou se présentant comme proche de la nébuleuse islamiste radicale.
Mais, au bas de la pyramide de cette véritable industrie que devient le commerce humain (cruel retournement de l'histoire, le blanc réduit à l'état d'esclave de l'Africain...), point de grands idéaux, juste une haine abominablement ordinaire, celle du va-nu-pieds qui exècre le nanti.
Et, comme dans cette fameuse trilogie du Grand Malentendu, que j'évoquais en introduction, Khadra joue avec les clichés : Joma, la brute, le soldat violent jusqu'à l'aveuglement, éructant sa haine, ne s'avérera pas, au final, trop tard, même, être celui que Kurt croit (et nous avec). Joma se révèlera être le monstrueux produit des circonstances, de ces malheurs qui viennent frapper incessamment l'Afrique et dont l'Occident devient, à tort ou à raison, un bouc émissaire bien commode.
Mais l'expérience de Kurt ira plus loin que ces simples apparences. Aidé par Bruno, connaisseur de "l'âme africaine", le médecin, pur produit de nos sociétés matérialistes, ultra-médiatisées, indifférentes ou concernées le temps d'un reportage au 20h, s'ouvre progressivement aux us et coutumes de ce continent dont il ne connaît rien. Malgré son rejet initial, provoqué par les circonstances et la dureté de sa détention, inconsciemment, il va emmagasiner des informations, des pièces d'un puzzle qui ne se révèlera à lui qu'à son retour en Allemagne.
Un puzzle qui lui montre que derrière la misère, la violence, la guerre, la barbarie, la pauvreté, l'avenir en pointillés, les maladies, le deuil... jamais, on ne cède au désespoir de ce côté du monde. Que ce fatalisme africain, si déroutant à nos yeux occidentaux, est une valeur forte, puissante, tout comme la solidarité, les liens familiaux indéfectibles, la tradition...
Autant d'émotions ou de situations que nous cachons, rejetons par chez nous. Un voile (im)pudique, un cache-misères qu'on finit par oublier mais qui nous mène droit à une solitude insurmontable, un individualisme qui, malgré la réussite sociale, l'aisance matérielle et la relative sécurité de nos existences (surtout au regard de la précarité de celle des Africains), nous éloignent du bonheur tant convoité, de la tranquillité d'âme et d'esprit.
Kurt a appris de son éprouvante expérience africaine. Appris sur lui, sur nous, sur nos modes de vie qui font tant rêver mais qui, bien vite, s'avèrent être des miroirs aux alouettes, en lieu et place de l'eldorado recherché.
Sa détention, son odyssée dans le désert seront le chemin de Damas de Kurt. Et, si le médecin ne se dessille pas les yeux immédiatement, la révélation n'en sera que plus forte, balayant chagrins et doutes.
Un dernier mot pour souligner la symbolique du duo Kurt/Bruno. Ils sont comme les deux personnalités qui cohabitent en Yasmina Khadra, Africain de naissance, de culture, aujourd'hui installé en Occident (peu importent d'ailleurs les raisons de ce "déménagement") et acculturé (pour ne pas dire intégré, trop vilain mot, si plein de sous-entendus). D'un côté, Bruno, c'est le sens des traditions, les racines, ancrées au plus profond de l'être, inculqué quasiment génétiquement ; de l'autre, Kurt, le rationnel, le matérialiste, l'observateur froid qui a du mal à reconnaître dans ce qu'il voit depuis l'autre rive, son continent de coeur.
Deux personnalités qui s'affrontent pour finalement se compléter et faire un être humain, conscient des erreurs des deux mondes, conscient qu'il y a beaucoup à faire pour sortir l'Afrique du marasme mais que les bonnes volontés ne manquent pas, conscient enfin, que les solutions occidentales ne suffiront pas, pas plus que la désorganisation atavique des sociétés africaines.
Conscient que pour avancer, les deux continents devront le faire de concert, en apprenant à se connaître et à se respecter.
En cela, "l'équation africaine" est une réponse magistrale au discours de Dakar, prononcé en 2007 par Nicolas Sarkozy, selon lequel "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire".
Merci pour ton superbe article sur ce livre.
RépondreSupprimerj'ai beaucoup aimé ce livre et j'espère en lire d'autres sur cet auteur un jour.
J'ai également donné mon avis ici :
http://suite101.fr/article/lequation-africaine--de-yasmina-khadra-a36740#ixzz2T4RqGiVD
mais suis passée par livraddict pour voir ton avis
amicalement,
christelle dite cricket