jeudi 8 septembre 2011

La malédiction d'Esclarmonde

Même si je ne l'ai pas lu, j'ai beaucoup entendu parler du livre "le coeur cousu", premier roman de littérature adulte de Carole Martinez. La voilà qui revient avec un roman historique se déroulant à la fin du XIIème siècle, en Franche-Comté, roman qui porte un joli titre : "du Domaine des Murmures" (en grand format dans la Blanche, chez Gallimard).




Le résumé sera volontairement elliptique, car il faut laisser au lecteur découvrir certains faits par lui-même. Nous sommes en 1187, au Domaine des Murmures, un château situé en surplomb de la Loue. Le maître des lieux va marier sa fille, la douce et ravissante Esclarmonde, âgée de 15 ans, au fils benjamin d'un puissant seigneur voisin.

Mais Lothaire est un jeune homme belliqueux, qui court les tournois de la région avec succès, un coureur de jupons invétérés, une brute. Et ça, Esclarmonde ne peut le supporter. Devant l'autel, au lieu de donner son consentement, elle préfère dire non, annoncer qu'elle veut se consacrer à Dieu plutôt que de se donner à Lothaire. Et, pour marquer le coup, elle se tranche un oreille.

Un agneau bêlant entrant alors dans l'église vient, aux yeux de tous, apporter une approbation divine au refus d'Esclarmonde. Mais son père, lui, vit un affront terrible qui le pousse à rejeter sa foi et le choix de sa fille. Et, comme il lui est permis en cette époque médiévale très violente, il annonce à sa fille que pour lui, elle est morte, et que comme telle, il la fera emmurée vivante dans l'église qu'il est en train de faire construire sur son domaine, afin qu'elle y vive recluse jusqu'à la fin physique de ses jours.

Esclarmonde se plie à cette décision paternelle et se prépare à cette sanction épouvantable. C'est alors que surviennent quelques évènements majeurs (que je vous laisserai découvrir par vous-mêmes, eh oui !) qui vont changer irrémédiablement le sort de la future emmurée. Et qui vont faire de la jeune femme résignée une mystique, une quasi-sainte, capable d'écoute, de gestes infimes, de paroles apaisantes, bref, disons le mot, d'actes qui vont vite passer pour des miracles.

Des gestes dont la portée va bien vite dépasser les limites du Domaine des Murmures, faisant de l'église un lieu de pèlerinage et évitant à la recluse de vivre dans la plus terrible des solitudes et surtout, dans un silence qui ne lui a pas été imposé, comme c'était souvent le cas pour les emmurées.

Ainsi placée en position de force par les événements, Esclarmonde va, sans quitter sa prison de pierres, changer le destin de toute sa famille, à commencer par son père, responsable se son triste sort. Sachant que la culpabilité le ronge, elle lui propose de se croiser et de partir quérir pardon et salut en Terre Sainte, en rejoignant la croisade lancée par l'Empereur Frédéric Barberousse.

Voilà que commence le récit, par Esclarmonde elle-même, de ce voyage sans espoir de retour, qu'elle va vivre en songe, comme si elle y participait en chair et en os. Et, pendant ce temps, tout change au Domaine. Lothaire est devenu un poète, un baladin, transi d'amour pour celle qui l'a rejeté et Esclarmonde elle-même commence à sentir flancher sa vocation de mystique et de recluse.

Jusqu'au retour de survivant des Croisades qui précipiteront les évènements et l'avenir de cette courageuse jeune femme, qui a su se rebeller et affronter le sort imposé par son père en acceptant une vie pire encore.

Je reste volontairement vague dans ce récit, et, croyez-moi, c'est très frustrant, car l'histoire de ce roman est magnifique. Mais "Du Domaine des Murmures" est une ode à l'imaginaire, à l'imagination qui permet de s'évader d'une réalité oppressante. Esclarmonde vit, littéralement, la croisade et ses drames, comme si elle avait accompagné les Croisés. Elle imagine ce qu'elle ne peut vivre dans sa réclusion et c'est ce qui la pousse à survivre, malgré tout.

Le peuple aussi vit dans cet imaginaire, un brin différent, mélange de croyances et de superstitions, qui va faire de la pucelle emprisonnée une véritable sainte vivante, une protectrice qu'on vient remercier comme une relique pour les bienfaits qu'elle apporte. Et de fait, le domaine prospère, connaît l'abondance et la mortalité y disparaît. Mais, on le sait bien, les limites entre foi et superstition, entre rêve et cauchemar, entre douceur de vivre et terreur sont minces et bientôt, l'imaginaire de ces gens simples basculera pour le plus grand malheur, la ruine du Domaine.

Mais tout cela, c'est avant tout l'imaginaire d'un auteur, Carole Martinez, qui s'exprime, une communion à 8 siècles de distance entre deux femmes que le hasard a réuni. Une rencontre portée, magnifiée par une écriture pure, légère, limpide, aux antipodes de la violence et de la cruauté du récit. Il se dégage de ce texte une poésie envoûtante qui, elle aussi, brouille agréablement les limites entre réalité et fiction.

Même s'il n'y a pas véritablement de points communs entre cette histoire et des récits comme "Tristan et Iseult" ou "Héloïse et Abélard", j'y ai retrouvé le même souffle narratif, comme une chanson de geste, comme la légende d'Esclarmonde telle qu'elle pourrait être narrée dans une veillée, au coin du feu, par un troubadour. La musicalité de la langue, sa sensualité, ses liens étroits avec la nature humaine, comme si la jeune femme faisait corps avec son carcan minéral et le décor végétal qu'elle aperçoit par l'unique ouverture qu'on lui a accordée.

Et c'est au final, comme si Esclarmonde en personne, à travers les âges, esprit errant dans les limbes, venait, de son domaine si bien nommé, murmurer son histoire à l'oreille de Carole Martinez, et à la nôtre, par son truchement.

Un bonheur de lecture, à déguster, à savourer, sans modération aucune. Voilà un auteur à suivre et à faire connaître autour de soi.

4 commentaires:

  1. J'avais noté "Le coeur cousu" dans ma LAL, ton avis me donne bien envie de découvrir cette auteur !

    RépondreSupprimer
  2. Tu parles vraiment bien de ce livre !
    A tel point que, même si je ne l'ai pas franchement apprécié, tu me redonnerais bien envie de le relire de suite ;)

    RépondreSupprimer
  3. Oh il me semble bien que ce n'est pas du tout le père qui force sa fille à se faire emmurer. C'est bien elle qui lui demande de faire construire une chapelle (Sainte-Agnès) dans laquelle elle se fait ensuite enfermer de sa propre volonté.
    Ceci dit je suis absolument d'accord Carole Martinez que ce soit avec le Coeur Cousu (mon préféré et à mon sens "the best") ou ce dernier livre, est une auteure à faire connaître autour de soi.
    Corinne

    RépondreSupprimer
  4. Son père ne lui laisse guère le choix, de toute façon... Et il y a un élément, dont je ne parle pas volontairement, qui change quand même grandement la donne... Dans mon esprit, il n'y a rien de volontaire dans les choix d'Esclarmonde, elle est victime de circonstances qu'elle ne maîtrise pas, prise entre le marteau et l'enclume. Peut-être accepte-t-elle la réclusion, mais quel autre choix a-t-elle ?

    RépondreSupprimer