mercredi 26 août 2015

"Le monde se compose de maîtres et d'esclaves (...) la plupart des gens sont des esclaves (...) Mais, aujourd'hui, tu as le choix. Tu peux être un maître ou bien un larbin".

Le billet du jour est le 600e à être publié sur ce blog... Et, pour cette occasion (en fait, c'est un hasard complet), nous allons parler d'une satire très drôle et surtout parfaitement amorale, signée par un des maîtres du genre, Seth Greenland. Et, encore une fois, au coeur de ce livre, la quête du bonheur, cette tâche tellement complexe qui occupe beaucoup d'entre nous, parfois à temps plein. Dans "Un patron modèle", publié chez Liana Levi, en grand format et dans la collection de poche de cette maison, Piccolo, on suit une famille qui va parvenir à ce Graal, mais par des moyens, disons, un peu spéciaux. Avec son ironie mordante et même un certain cynisme, l'auteur nous offre un critique pertinente et impertinente du modèle ultra-libéral américain et de ses dérives. Mais surtout, il s'amuse à faire de son personnage central un homme bien utilisant des moyens peu orthodoxes pour parvenir à la richesse. Le rêve américain passé à la moulinette, avec un sens de la formule tout à fait hilarant.



Marcus Ripps est un peu un loser. Ses études de philosophie et son manque de charisme ne lui ont pas permis de construire une carrière professionnelle remarquable, contrairement à son meilleur ami, Roon Primus, prospère chef d'entreprise. Alors, bien sûr, il est marié avec Jan, ils ont un enfant, Nathan, et coulent une vie paisible, mais assez morne, en Californie.

Depuis près de 15 ans, Marcus est à la tête d'une usine de jouets, qui appartient au groupe de son ami Roon, tandis que Jan, qui a fait les Beaux-Arts, a ouvert, avec son amie Plum, une espèce de galerie-boutique qui vivote... Bref, sans être pauvre, la situation financière et sociale des Ripps n'est pas exceptionnelle. Pour offrir à leur fils la bar mitzvah de ses rêves, il faudra se serrer la ceinture.

Mais, Marcus va alors subir un violent revers : son meilleur ami, mais surtout son patron, Roon, a décidé de délocaliser l'usine que dirige Marcus, la dernière de son groupe à se trouver encore sur le sol américain. Désormais, tous les jouets de l'entreprise seront produits en Chine. Roon n'est pas chien, il offre à Marcus de garder son poste, à la condition de quitter la Californie pour s'installer en Asie...

Que faire ? Marcus n'a pas du tout envie de déménager, encore moins à l'étranger, encore moins dans un pays dont il ignore la langue et la culture... Mais, d'un autre côté, refuser l'offre l'obligerait à démissionner et donc, à fragiliser encore un peu plus sa situation familiale. Le dilemme est cornélien, mais, malgré tout ce que cela risque d'engendrer, il décline et quitte le groupe de Roon.

S'ensuit une longue période de chômage, jalonnée d'entretiens d'embauche ratés et d'ambitions revues à la baisse... La boutique de Jan ne va pas mieux, la belle-mère de Marcus, atteinte d'un glaucome, se soigne au cannabis mais ne peut envisager rien d'autre sans une assurance santé digne de ce nom... Les Ripps sont au bord du gouffre.

Quand, un jour, sonnent à la porte de la famille deux policiers. Ils ont une bien triste nouvelle à apporter à Marcus : son frère, Julian, qui n'avait pas encore 40 ans, a été retrouvé sans vie au bord de son jacuzzi. Son coeur a lâché, une mort naturelle, soudaine et, cependant, tout à fait prévisible, étant donné le mode de vie quelque peu turbulent de Julian...

En effet, depuis son plus jeune âge, Julian a été le vilain petit canard de la famille Ripps. A tel point que, très tôt, il a rompu les liens avec ses parents et son frère, ne faisant que quelques rares apparitions, qui s'achevaient forcément en dispute. Marcus s'attendait même à ne plus jamais entendre parler de Julian après un vif échange lors d'un anniversaire de Nathan, des années plus tôt...

Mais, la surprise va être plus grande encore, quand, quelques jours plus tard, alors que Marcus est encore indécis quant à ce qu'il doit ressentir, le voilà convoqué par un avocat... Sur place, il apprend alors, médusé, que Julian lui a légué sa petite entreprise, une blanchisserie située à West Hollywood... Marcus s'attendait à tout, sauf à découvrir que son frère était un simple commerçant...

Apparemment, l'affaire tourne, mais Julian, criblé de dettes et poursuivi par le fisc, ne lui laisse finalement que ce fonds de commerce. Marcus hésite, mais voit là la possibilité de se relancer, au moins provisoirement, en faisant tourner la blanchisserie. Une fois les caisses familiales renflouées, il sera tant de revendre l'affaire et de passer à autre chose.

Mais, la blanchisserie de Julian n'est qu'une façade... Et Marcus va, bien malgré lui, se retrouver à la tête d'une affaire bien différente. Je n'en dis rien, il faut garder le sel de la découverte et surtout de la situation extraordinaire dans laquelle va se retrouver Marcus. D'abord, il va cacher la vérité aux siens, mais bientôt, il va leur expliquer ce qui se passe.

La blanchisserie va alors devenir une affaire familiale et les méthodes pour le moins spéciales, étant donné le domaine d'activité, appliquées par le nouveau patron aux effectifs de son entreprise vont transformer les choses, au point de la rendre particulièrement prospère. Oh, cela ne va pas sans mal, ni difficulté, mais Marcus à l'expérience de la direction d'entreprise et il sait aplanir les obstacles...

Voilà comment les Ripps vont retrouver l'aisance et même, disons-le, la richesse. Pourtant, l'ancien étudiant en philosophie qu'est Marcus ne peut s'empêcher de réfléchir à ce qui se passe. Le bien, le mal, et toutes ces sortes de choses... Tout cela le travaille un peu, même s'il se rend compte que sa vie a profondément changé depuis cet héritage inespéré.

Lui, le falot directeur d'usine est désormais un patron respecté qui offre à ses employés des conditions qui les satisfont parfaitement. Et il a même prévu des à-côtés, comme un club de lecture ! Non, vraiment, il est un patron modèle, tout le monde le dit, dans son entourage. Et ce n'est pas la seule chose qui a changé dans son existence.

Son mariage va mieux, la routine a disparu, l'érosion du temps qui passe a été gommée, Jan et lui on retrouvé l'enthousiasme de leur jeunesses ! La belle-mère peut soigner ses yeux, tout en se découvrant une nouvelle passion (là encore, je ne dis rien, mais ça vaut son pesant de cacahuètes et quelques moments de rigolade), tandis que Nathan peut se préparer à une bar mitzvah mémorable. Si tout se passe bien...

Je l'ai dit en préambule, Seth Greenland, dont j'avais déjà beaucoup apprécié le "Mister Bones", est un satiriste de premier ordre, doté d'un sens de la formule et de l'image remarquable. Ici, il s'attaque donc à l'ultra-libéralisme qui voit l'économie américaine migrer vers la Chine, au détriment des travailleurs américains, qui doivent s'adapter et plongent dans la précarité.

Mais, ce n'est pas tout. Il s'attaque au rêve américain par un autre versant : celui de la morale. Là encore, pardon de ne pas entrer dans les détails, mais il me semble important de ne pas révéler en quoi consiste la nouvelle carrière de Marcus Ripps. Croyez-moi, elle défie pourtant le puritanisme qui gagne depuis quelques années déjà la société américaine et fait de cette histoire un récit réjouissant.

En effet, les Ripps, qui n'ont rien de malfrats, vont bâtir leur bonheur sur tout ce qui révulse sans doute les milieux les plus conservateurs de la société américaine. Et, quand je parle de bonheur, j'insiste. Les Ripps, c'est la famille américaine idéale, en apparence. On est loin des extravagances de Julian (dont on a un exemple dans le prologue du roman) et du bling-bling qui accompagne souvent leur nouvelle activité.

Là, ce qu'on a sous les yeux, c'est une vraie famille de sitcom, sans excentricité, sans signe extérieur de richesse superflu... Chacun semble même se trouver une vocation dans cette affaire, y compris Plum, qui va voir sa vie transformée du tout au tout grâce aux Ripps. Un bonheur idéal, je vous dis. Peu orthodoxe, mais idéal...

Vous vous doutez bien que tout cela ne peut se passer sans anicroche, elles vont venir, bien sûr, toujours dans le même registre de la satire. La libre concurrence, le marché dérégulé, même lorsqu'on évolue dans un secteur aussi particulier, il faut se faire à ces règles d'une économie libérale. Et cette compétition est sans merci. On n'y fait aucun cadeau et tous les coups y sont permis.

Le décalage entre ce qu'est profondément Marcus Ripps, un brave gars, un peu falot, un antihéros, un mec lambda qu'on croise et qu'on oublie, un homme dénué d'ambition, cherchant simplement à vivre heureux, et le choix professionnel qu'il embrasse est tout simplement délicieux et occasionne forcément tout un tas de situations dans lesquelles peut s'engouffrer l'imagination d'un romancier.

Marcus Ripps n'a pas les épaules pour devenir ce que va faire de lui l'héritage de son frère. Plus exactement, il a une vision paternaliste de la chose, un chef d'entreprise à l'ancienne, gérant son affaire en bon père de famille et recherchant l'épanouissement de ses salariés, au travail et en dehors. Un modèle périmé et surtout, complètement hors-sujet dans ce secteur. Et pourtant, ça va marcher.

Et puis, j'y reviens, mais cette formation philosophique que possède Marcus, et qui revient à intervalles réguliers, donne à ce personnage une espèce d'étrange profondeur, dans sa réflexion quasi métaphysique face à la nouvelle carrière qu'il a choisie de suivre. Doit-il persévérer ou bien, doit-il se retirer dès qu'il aura retrouver un niveau de vie plus confortable ?

Faut-il une morale à cette histoire ? Oui, bien sûr, mais comme tout repose justement sur une forme d'amoralité, là encore, on va aller au fond de la satire. Je ne peux évidemment entrer dans les détails, vous vous en doutez, mais les rebondissements successifs que vont connaître les Ripps vont les mener à une certaine forme de revanche, pour ne pas dire de vengeance.

C'est sacrément bien goupillé et le dénouement, lui aussi, est d'une extraordinaire vacherie, renversant totalement le système de valeurs du rêve américain en faisant reposer un succès ouvertement sur tout ce qui pourrait être moralement condamnable. Mais, au pays du profit roi, comment en vouloir au Ripps de faire leur beurre, même de manière peu recommandable.

Jamais Marcus Ripps ne sera comme Julian. Il n'est pas et n'est pas programmé pour être un être sans coeur, prêt à tout pour l'argent. Mais, on prend goût au confort et à l'aisance économique. Peu importe le filon que l'on creuse, du moment qu'il permet de mener à bien cette éternelle quête du bonheur qui nous obsède tous tellement...

Voilà jusqu'où peuvent aller les effets pervers (dans tous les sens du terme) de la mondialisation ! Seth Greenland met tout cul par-dessus tête dans ce roman drôle et assez dérangeant tout de même. La quatrième de couverture évoque Tarantino, mais je crois qu'il faut plus lorgner vers les frères Coen si l'on cherche un équivalent cinématographique.

La famille Ripps n'a rien d'exceptionnel et d'intéressant, a priori. Ce sont les événements qui vont en faire un groupe de protagonistes remarquables. Le tout, servi par l'imagination débridée de Green pour créer des situations folles et hors du commun et par un style où le cynisme devient vitriol pour dénoncer les travers d'une société en plein marasme.

Si vous avez envie de passer un bon moment de lecture avec, je l'espère, de nombreux éclats de rire à la clé, de changer un peu de la noirceur habituelle des critiques sociales pour une qui joue avec d'autres cordes, tout aussi sensibles, pour nous sensibiliser à nos dérives, nos erreurs, alors, foncez. C'est un bijou de mauvais esprit que voilà et c'est drôlement rafraîchissant !

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