samedi 10 février 2018

"Ce sont des gamins qui ont fui leur pays, ont mis en danger leur famille et leur propre vie pour échapper à l'esclavage (...) Comment pourraient-ils, une fois en France, poignarder un compatriote exilé ? C'est n'importe quoi !"

La question des réfugiés inspire les romanciers, nous avons déjà évoqué la Jungle de Calais, avec Olivier Norek, et la situation sur l'île de Lampedusa, avec Eric Valmir. Nous allons continuer sur ce sujet encore pendant quelques jours, avec des polars qui traitent de la question, avec à chaque fois des angles et des situations particulières. Voici un roman signé par un auteur que je suis avec attention, Julien Heylbroek, qui délaisse un moment les genres de l'imaginaire pour un pur polar, "Merhaba", publié dans une toute jeune maison d'éditions, NaOH éditions (NaOH, c'est la formule chimique de la soude caustique). Un polar somme toute classique, dans le fond comme dans le forme, mais qui possède plusieurs intérêts notables. Le premier, c'est son enquêteur, qui n'est pas policier ; le second, c'est qu'il s'intéresse à un pays dont on parle peu, alors qu'il appartient au club des pays les plus fermés au monde : l'Erythrée...



Thomas Czajkowski (on va l'appeler Thomas, si ça ne vous dérange pas ; et puis, de toute façon, tout le monde écorche en permanence son nom dans le livre, alors, on ne va pas s'embêter...) est assistant social et travaille au sein de l'association "Asile et Fraternité", dont la mission est d'accompagner dans leurs démarches administratives les personnes déposant des demandes d'asile.

L'action se déroule dans une ville du centre-ouest de la France, quelque part entre Orléans et Angers. Une ville où un nombre important de réfugiés, principalement venus d'Afrique de l'est, arrivent. Ils squattent un ancien supermarché à l'abandon depuis longtemps, espérant obtenir rapidement le précieux sésame qui leur permettra enfin de souffler, après un périple semé de dangers.

Thomas s'implique dans cette cause, qui lui tient à coeur, et doit faire avec les réticences et les scléroses de l'administration. Pour lui, la question humaine domine et on le sent à l'écoute des personnes qu'il a en charge, même si ces dossiers sont trop nombreux pour que son action soit réellement efficace, à son grand dam.

Et puis, lors d'une journée qui ressemble à tant d'autres, à la fin du mois de février, Thomas reçoit une visite. Le genre qu'on déteste recevoir, puisqu'il s'agit de deux policiers : le capitaine Dumoutier et le lieutenant Rézard. Lorsqu'on bosse avec des sans-papiers, ça n'a rien de rassurant de voir débouler des flics dans son bureau...

Thomas se montre donc méfiant quand on lui montre une photo et qu'on lui demande s'il connaît l'homme qui y apparaît. Il brandit le secret professionnel, avant de comprendre qu'il fait fausse route : l'affaire ne concerne pas des questions administratives, mais un sujet bien plus grave. L'homme, que Thomas connaît bien pour s'occuper de son dossier est mort.

Le choc est rude, mais ce n'est rien à côté de ce qui suit : il a été assassiné, battu à mort puis poignardé, dans le squat déjà évoqué. Si les deux policiers sont venus le voir, c'est pour glaner quelques renseignements qui pourraient être utiles à leur enquête. Car, dans leur esprit, il s'agit clairement d'un règlement de comptes entre réfugiés...

La victime s'appelle Adam Tesfay, il est originaire d'Erythrée et Thomas s'est occupé de sa demande d'asile. L'occasion de discuter avec lui et d'en savoir plus sur son parcours, sur ce qu'il a laissé derrière lui. Une relation brève, peu approfondie, mais qui a donné à l'assistant social une vision du personnage qui colle mal avec ce qu'on lui raconte.

Adam était un homme calme, posé, pas du tout politisé, qui avait fui un pays écrasé par un féroce dictature afin de trouver ailleurs une vie meilleure. Difficile de l'imaginer embringué dans une bagarre, mais c'est la théorie la plus probable, selon les enquêteurs. D'autant que les autres réfugiés érythréens installés à ses côtés ont tous disparus...

Suspects idéaux, avez-vous dit ? Bien sûr, tout cela semble clair comme de l'eau de roche, mais Thomas n'y croit pas. Il y a quelque chose qui cloche, même s'il ne comprend pas quoi. Et quand d'autres corps sont découverts, l'idée d'un tueur en série caché au milieu des réfugiés ne le convainc pas plus...

Alors, l'assistant social décide d'en avoir le coeur net et va mener sa propre enquête. Au risque de mettre en danger sa propre vie, mais aussi celle de ses proches. Pourtant, sa certitude qu'il y a, derrière ces meurtres, quelque chose de bien pourri, attise sa détermination. Une certitude que de nouveaux éléments très concrets vont renforcer encore...

C'est donc un assistant social qui mène l'enquête dans "Merhaba", un personnage qu'on ne croise pas si souvent, et particulièrement dans ce type de situation, où il se retrouve au premier plan. Une profession que connaît bien Julien Heylbroeck, puisque c'est la sienne. Et, comme Thomas, il a en charge des demandeurs d'asile.

C'est dire si ce roman assez court (avec un format particulier, 16 centimètres sur 23, un côté très souple qui fait penser aux cahiers d'exercices, et à peine 200 pages avec un large interlignage) tient à coeur à son auteur. La dimension sociale du polar n'est plus à démontrer, et ici, Julien Heylbroeck, grand défenseur des littératures populaires, en donne un bel exemple.

Pour ceux qui penseraient qu'assistant social, c'est très moyennement romanesque, une précision : on passe très peu de temps dans le bureau de Thomas, et pour cause, puisqu'il s'agit de comprendre ce qui a pu se passer dans le squat. Le jeune homme s'improvise Hercule Poirot, dans un contexte tout de même bien plus sombre et périlleux que l'univers d'Agatha Christie.

Et puis, il y a l'Erythrée... Un des pays les plus fermés au monde, à l'instar de la Corée du Nord, même si elle se montre bien plus discrète sur la scène médiatique. Mais, c'est le même genre de régime autocratique qui réduit tout un peuple à l'état d'esclaves, le mot n'est pas trop fort. Chaque citoyen est soumis à des tâches qu'on a plus envie de qualifier de travaux forcés.

L'Erythrée est un jeune Etat, puisque son indépendance date de 1993. Ancienne colonie italienne puis britannique, elle a été annexée par l'Ethiopie au moment de la décolonisation. Une situation qui a provoqué de nombreux conflits, jusqu'à celui qui, au début des années 1990, va permettre la proclamation de l'indépendance.

Nous sommes donc dans une région qui semble structurellement instable, ce qu'on appelle la Corne de l'Afrique, avec, outre l'Ethiopie, des voisins comme la Somalie, Djbouti ou encore le Soudan. Le pays s'étend sur une étroite bande le long de la mer Rouge, et sa population avoisine les 6 millions d'habitants.


Isaias Afwerki est le chef de cet Etat. Héros de la lutte pour l'indépendance, il est désigné chef de l'Etat le jour même de la création de l'Etat d'Erythrée. Mais, rapidement, le héros impose ses règles du jeu, instaurant un parti unique, supprimant les élections et confisquant le pouvoir, qu'il détient toujours. Au fil des années, la politique se durcit et une dictature militaire et paranoïaque s'impose.

On parle très peu de ce pays, dans lequel les journalistes ne sont pas les bienvenus. Afwerki est un tyran et un despote que l'ONU considère publiquement comme un criminel contre l'humanité... Et tous les rapports d'associations de défense des droits de l'homme semblent d'accord sur un point : les conditions de vie y sont atroces...

A décrire ce régime, on a l'impression de revenir en arrière (enfin, pas tant que ça) et d'évoquer tant d'autres pays du continent africain ayant dû subir, après leur indépendance, des dictatures terribles... Et comme toujours, on se demande à qui profite le crime contre l'humanité... Un grand nombre d'Erythréens tentent donc de fuir cette prison à ciel ouvert, dans l'indifférence.

Voilà le topo, c'est rapidement esquissé, comme dans le roman de Julien Heylbroeck, qui n'a pas souhaité faire un cours de géopolitique sur l'Erythrée en plein milieu de son intrigue. Les éléments que je viens de donner sont évoqués, pour la plupart, mais, pour le détail, il vous faudra utiliser les moteurs de recherche.

Il y aurait encore pas mal de choses à dire, mais on entrerait un peu trop loin dans le roman, il ne faut pas déflorer l'intrigue, donc refermons cette partie érythréenne, en signalant simplement que le titre du roman, "Merhaba", signifie "bienvenue" en tigrinya, la principale langue parlée en Erythrée et en Ethiopie. Un mot issue de l'arabe que ces langues ont intégré, et dont on mesure la douloureuse ironie, dans notre contexte.

L'intrigue est assez classique, je le disais en préambule, mais peu importe, puisqu'il s'agit aussi d'alerter le lecteur sur la situation dans ce pays si discret, où l'on tue et torture sans état d'âme, ainsi que sur la situation des réfugiés. Focalisés sur les questions syriennes ou afghanes, on oublie souvent qu'un très grand nombre des migrants frappant à la porte de l'Europe arrivent de la Corne de l'Afrique.

Mais, et Thomas le pressent très vite, limiter cette enquête à des histoires exclusivement africaines serait une erreur. Dans "Merhaba", il est aussi question de nous rappeler que derrière les beaux principes humanistes, derrière les visions démocratiques que nous prônons en Occident, il faut bien que les affaires continuent. En Erythrée, comme en Birmanie ou en Syrie...

La lecture est efficace, sans trop de fioriture, on va droit au but, on avance, il n'y a pas de gras inutile dans la narration et on lit ce polar d'une traite, dans le sillage d'un Thomas déterminé à résoudre cette affaire, puis à faire punir le(s) coupable(s). Quel qu'en soit le prix, pour lui. Un antihéros capable de se transcender, de se mettre en danger, pour contrer l'injustice.

Un roman de Julien Heylbroeck ne serait rien sans sa bande originale. Musique et écriture sont toujours étroitement liées dans son travail de romancier, comme dans le résultat final, même quand ce n'est pas forcément évident. Dans "Merhaba", il y a une touche musicale qui donne une couleur, une ambiance à la lecture.

Mais, c'est à la fin du livre, dans les annexes, qu'il faut aller jeter un oeil si on veut vraiment se plonger dans une ambiance adéquate. Et découvrir (si on ne le connaît pas déjà) un courant musical qu'on appelle l'éthio-jazz, mouvement apparu au début des années 1960. Fusion de musiques traditionnelles éthiopiennes, de jazz, de soul, de funk, de musiques latines, c'est un cocktail très intéressant...

Parmi les références citées dans le livre, le volume 4 des "Ethiopiques".

Un dernier mot, car "Merhaba" a aussi sa piste bonus. Il s'agit d'une nouvelle que l'on trouve après le dénouement du roman. Un texte qui n'est pas directement lié à l'intrigue du polar, mais qui nous replonge dans ces questions liées au droit d'asile. Une nouvelle à chute qui serait très drôle, si le contexte n'était pas aussi dramatique...

Mais, après tout, qu'y a-t-il de surprenant à ce que cette nouvelle soit du genre poil à gratter, qu'elle s'avère corrosive ? N'est-elle pas publiée par NaOH éditions, oui, vous savez, cette jeune maison créée l'an dernier et qui s'est choisi pour nom la formule de l'hydroxyde de sodium, autrement dit, de la soude... caustique ?

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