vendredi 9 février 2018

La fille à ours et la poupée.

Pas de Brigitte Bardot ni de Jean-Pierre Cassel dans notre billet du jour, mais un clin d'oeil un peu tré par les cheveux au film "L'Ours et la poupée", de Michel Deville, je le reconnais, pour évoquer un roman paru en ce début d'année. Une histoire qui mêle folie, absurde, drôlerie, drame et interrogations sur notre société, rien que ça, le tout en à peine 200 pages. "L'Enlèvement des Sabines" est le nouveau roman d'Emilie de Turckheim (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson ; avec, pour l'anecdote, une particularité : l'illustration est imprimée sur un bandeau et la couverture est en fait blanche) qui nous plonge dans un monde en toc, une gigantesque pièce de théâtre dont nous sommes les acteurs, où tout est factice, y compris les relations humaines. Mais c'est surtout un roman féministe qui s'interroge sur la place de la femme dans la société, mère, épouse, fille, partenaire sexuel, et gare à celles qui voudraient sortir de ces voies toutes tracées... On rit, mais c'est un rire grinçant, comme dans les pièces d'Anouilh, et l'on referme ce livre avec le rouge de la honte au front...



Sabine a décidé, après 15 ans de bons et loyaux services, de quitter Gutenberg, l'entreprise pour laquelle elle travaille afin de se lancer dans la poésie. Une décision qui a surpris tout son entourage, aussi bien familial que professionnel, car, nous le savons tous, la poésie, ça ne nourrit pas sa femme... Mais, Sabine est déterminée à tourner cette page de sa vie.

Sabine vit avec Hans, qui est metteur en scène de théâtre, c'est donc un couple d'artistes. Ils ont pourtant des caractères bien différents : Hans est expansif, provocateur, séducteur et ne se laisse pas marcher sur les pieds. Quant à Sabine, un mot revient sans cesse dans les propos de ceux qui la connaissent lorsqu'ils veulent la qualifier : effacée.

Oui, c'est une timide, Sabine, pas le genre à se faire remarquer, dans quelque domaine que ce soit. En cela, elle diffère radicalement de sa mère, Voyou (c'est ainsi qu'elle veut que tout le monde l'appelle), qui a abandonné très jeune une prometteuse carrière de mannequin pour se consacrer à sa passion pour l'Antiquité et ses mythes.

De même, sa grande soeur, Fanny, est une avocate renommée dont le verbe est l'atout majeur. Fanny est aussi ambitieuse que Sabine est... effacée, donc, jusqu'à inventer pour sa fille un prénom qui n'a jamais été porté jusque-là : Kassaline. Il y a chez Voyou comme chez Fanny ce besoin de se démarquer absolument, de se montrer, de s'imposer aux autres...

Tout le contraire d'une Sabine qui traverse la vie sans faire de vague, en rasant les murs, en se conformant à toutes les règle. Toutes, sauf une : elle n'est pas devenue mère à son tour. Elle a bien essayé, avec son précédent compagnon, puis avec Hans, en vain. Et cette... imperfection lui vaut, encore une fois, la rancoeur de sa mère, qui ne la comprend pas.

Bref, Sabine, femme sans enfant, concubine sans enthousiasme, fille sans amour, soeur sans affection, a décidé de quitter son boulot pépère pour se lancer dans une hypothétique carrière de poétesse. Une décision qui est sans doute pour elle ce qui s'approche le plus d'un risque, voire d'un coup d'éclat. Et le jour de son départ approche.

Et qui dit départ, dit pot de départ. Dans la future ex-entreprise de Sabine, c'est une tradition à laquelle on se plie volontiers. On ne rate jamais l'occasion de se retrouver autour d'un verre, de quelques cacahuètes et d'un ficus... Pourquoi un ficus ? La tradition est si lointaine que plus personne ne le sait, mais c'est le cadeau traditionnel remis au partant...

Alors, Sabine s'est préparée en conséquence. Elle a rédigé un petit discours d'adieu et, puisant dans les nombreux contes et légendes que sa mère lui racontait quand elle était gamine, elle a trouvé l'histoire qui collera parfaitement à la situation. Et au ficus. Reste à trouver le courage nécessaire pour être, le temps de ce pot, le centre de l'attention, elle qui est si effacée...

Le hic, c'est que, pour elle, on a rompu avec la sacro-sainte tradition du ficus. Sous l'impulsion de Deodato Mimmi, le supérieur de Sabine, qui en pince pour elle, les employés (enfin, pas tous, mais la plupart) se sont cotisés pour lui offrir un cadeau qui sort de l'ordinaire. Un cadeau promis à la légende au sein de l'entreprise. Comme le ficus, mais pas pour les mêmes raisons.

Une sex doll...

Voilà ce que reçoit, bouche bée, la pauvre Sabine le jour de son pot de départ. Une poupée grandeur nature, avec tout ce qu'il faut, là où il faut pour satisfaire les besoins de l'homme moderne... Une énorme poupée qui n'est plus gonflable, comme dans le bon vieux temps, mais possède une réalisme troublant, choquant, même.

Et, pour ajouter à la surprise de la pauvre Sabine, elle découvre que son encombrant "cadeau" porte le même prénom qu'elle... Oui, la poupée aussi s'appelle Sabine, c'est le nom de ce modèle, un des plus vendus de la société qui les fabrique... Au pot d'adieu, on murmure, on s'amuse, on râle, on s'inquiète, on s'interroge... Et le discours de Sabine tombe à plat...

Mais que va bien pouvoir faire Sabine de Sabine ? Elle qui, enfant, était une fille à ours et laissait les poupées à sa soeur, la voilà propriétaire de la plus encombrante poupée qu'on puisse ne pas rêver d'avoir... Une poupée avec qui, pourtant, elle pourrait avoir bien plus de points communs qu'un simple prénom...

Ne vous fiez pas à la longueur de cette introduction, il s'agit de planter le décor avec pas mal de détails glanés tout au long du livre, mais on est finalement loin de ce livre totalement inclassable, comme sait si bien en écrire Emilie de Turckheim. Préparez-vous à un voyage livresque tout à fait original, en compagnie de Sabine et Sabine...

On pourrait d'ailleurs s'interroger tout de suite : "l'Enlèvement des Sabines" est-il vraiment un roman ? Car, par moments, on quitte la prose pour d'autres formes : interviews, scènes qui semblent tirées de pièces de théâtres, calligrammes... A chaque fois qu'on tourne une page, on se demande ce qui nous attend sur la suivante, et cette manière de brouiller les cartes est très agréables.

Pourtant, il y a de quoi être dérouté, car, outre la forme, on se retrouve parfois face à des scènes qui semblent tomber là comme des cheveux sur la soupe. Méga-rien à voir avec l'histoire, comme dirait Dany Boon ! A moins que ce ne soit justement tout l'inverse, et que ces scènes, par la suite, trouvent toute leur place dans l'histoire, qu'elles entrent dans l'alvéole taillée pour elles, comme un cube...

Si vous ne connaissez pas encore le style et la personnalité d'Emilie de Turckheim, tout cela doit vous intriguer. Ou vous effrayer : mais qu'est-ce que c'est que tout cela ? Eh oui, on n'est pas dans quelque chose d'habituel, qu'il s'agisse du fond et de la forme, et tout cela contribue à donner une lecture non seulement pleine de surprises, mais également très drôles.

On est pris en permanence à contre-pied, on se retrouve au milieu des logorrhées de la mère de Sabine qui inonde, le mot n'est pas trop fort, le répondeur de sa fille qui ne décroche plus (et qui ne ferait pas pareil, je vous le demande ?), dans une scène de ménage en plein supermarché, à la télé japonaise pour une interview surréaliste, au sein d'un groupe visitant un musée...

La légèreté du ton, du moins la plupart du temps, l'incongruité des situations, la mise en forme (je pense, en particulier, au fameux pot, avec les réactions des collègues de Sabine), la manière d'utiliser ce qui ressemble à des digressions, mais qui n'est qu'une façon d'ouvrir un nouveau front pour aborder les questions centrales, tout cela donne une lecture qui ne manque pas de faire sourire et même plus.

C'est totalement absurde, déjanté, décalé, comme le sont tous les livres de la romancière, mais peut-être plus encore que d'hbaitude. D'autant que cela s'articule entièrement autour de cet étrange personnage de Sabine (l'être humain), tellement discrète, lisse, sans aspérité et qui ne réclame rien d'autre que cette transparence sociale.

Elle est le personnage central du livre, son coeur, ou du moins, une oreillette et un ventricule, car tout commence à vraiment pomper lorsqu'elle se retrouve en possession de son alter ego de caoutchouc, de sa jumelle factice, de son antithèse de synthèse. Oui, le coeur de ce roman, ce sont les deux Sabine ensemble, unies et indissociables.

Deux moitiés, mais pas d'orange, les deux Sabine, non, plutôt deux facettes d'une même médaille, deux images, un positif et un négatif. Elles sont à la fois tellement proches et tellement différentes, aussi discrète l'une que l'autre, mais l'une focalise l'attention de ceux qui la croisent infiniment plus que l'autre. Et celle qui ne se sent alors pas à sa place est la vivante...

D'une certaine manière, la Sabine-objet est tout ce que la Sabine-humaine n'est pas : objet de convoitise, de fantasme... Mais, dans le même temps, la Sabine-humaine se sent comme une autre Sabine-objet, une poupée qu'on a habillée et déshabillée et à qui on a fait porter des rêves, des ambitions, mais aussi des conventions sociales qui la dépassent...

Sabine a été la poupée de sa mère, une poupée vivante, celle-là, comme Kassaline est la poupée (parlante ; en une génération, il y a eu du progrès...) de Fanny. Des mères qui projettent sur leurs filles leur propre image de ce que doit être la femme. Et tant pis pour le libre arbitre de celle qui se retrouve dans cette position...

Nous voilà au coeur du sujet : la femme et sa position dans la société. Que ce soit Voyou ou Fanny, il est presque sûr qu'elles se décriraient comme des femmes émancipées, libres, ayant choisi leur vie et l'ayant construite telle qu'elle est. Ce qui n'empêche pas un conformisme social qui pèse plus encore sur les épaules de l'introvertie Sabine.

Elle qui n'a jamais joué à la poupée, elle qui préférait les ours en peluche, a finalement toujours été à côté de la trajectoire définie pour elle. Elle est la plus discrète, la femme effacée, et pourtant, elle est celle qui rompt le plus tranquillement du monde avec ce conformisme qu'on voulait lui imposer depuis sa plus tendre enfance.

Elle va démissionner, devenir poète, ne pas se marier, ne pas avoir d'enfant, vivre pour elle et non par les autres... Elle est libre et, peu à peu, elle va sortir de son effacement pour affirmer cette position, de façon très surprenante dans la dernière partie du livre. Et, aussitôt, vous le verrez, la société trouvera alors la parade et la fera rentrer dans le rang à sa façon. Avec une bonne vieille étiquette.

A ce point, il nous faut parler de la dimension mythologique de ce roman. A commencer par son titre, qui n'est pas qu'un simple jeu de mots. L'enlèvement des Sabines renvoie à un épisode de la fondation de Rome, relaté par plusieurs auteurs antiques. Les Sabins, mécontents de voir s'installer dans leur voisinage une civilisation potentiellement rivale, refusent que les Romains fondent des familles en épousant des Sabines.

S'ensuit donc l'enlèvement de ces femmes par les Romains, sous la houlette de Romulus en personne, qui offrent aux jeunes femmes enlevées toute la liberté possible... A condition, toutefois, d'accepter de devenir épouse et mère (avec l'argument qui tue : leurs enfants seront des hommes libres ! Ah, libres !! Oui, mais les Sabines ?

Avant même d'avoir intégré ce peuple prêt à tout pour les accueillir, leur rôle est déjà défini : on les convoite pour en faire des épouses et des mères... Un statut que nombre de sociétés s'empresseront de reprendre par la suite, n'envisageant la place de la femme que sous cet angle marital et maternel, et pas grand-chose de plus. En tout cas, pas de plus reluisant...

La mythologie tient une place importante dans le roman, à travers le personnage de la mère de Sabine, qui s'est passionnée pour la chose et a transmis son savoir à ses filles, comme d'autres liraient des contes de fée. Comme tous les sujets présents dans ce roman, elle s'intègre dans l'histoire pour son côté décalé, souvent drôle, mais finalement, avec le recul, mettant en évidence des aspects dramatiques.

Au coeur de "l'Enlèvement des Sabines, on trouve donc une réflexion féministe qui s'intègre dans une vision plus large du monde, un monde où tout est faux, factice... La sex doll n'est qu'un des symptômes de ce monde où l'artifice est partout, comme on le voit au fil du livre. Mais, là encore, ne tombons pas dans le trompe-l'oeil nous-mêmes : ce sont bel et bien les relations humaines qui sont en train de devenir factices...

Et l'on discerne de moins en moins le vrai du faux, qui s'installe, progresse insidieusement. S'étend. Chaque personnage dans "l'Enlèvement des Sabines" a sa part de toc, de mensonge, d'illusion, de mirage... Tous, sauf les deux Sabine, l'une parce qu'elle n'a jamais rien eu à cacher, l'autre parce qu'elle n'est qu'une poupée, suivez, bon sang !

Même dans la manière dont Emilie de Turckheim traite les choses, les différents sujets qu'elle aborde au fil du roman, dans sa narration composite et imaginative, la limite entre vrai et faux est brouillée. Prenez l'exemple de Hans, le conjoint de Sabine, qui semble obsédé par la tragédie de Shakespeare, "Titus Andronicus", qu'il monte en boucle sous toutes les formes possibles et imaginables.

Là encore, on finit par ne plus trop savoir si c'est lui qui tient absolument à faire entrer le réel dans sa vision du théâtre, ou si c'est le théâtre qui déborde dans sa vie réelle, y compris dans sa relation avec Sabine. Et le lecteur n'est finalement pas le seul à perdre ses repères, son sens des réalités... Tout est cul par-dessus tête...

Derrière le côté léger et très amusant de la narration, des questions très profondes, une certaine inquiétude, je dirais même un pessimisme que l'on sent monter au fil des pages, jusqu'à un dénouement où la violence s'impose à tout le reste. Anecdotique et presque comique, parfois, carrément dramatique à d'autres, dans un monde qui devient complètement cinglé...

Et puisqu'il est beaucoup question de mythologie dans ce livre, on pourrait presque dire qu'on voit poindre entre ces pages une mythologie moderne qui fait froid dans le dos et ne rend guère hommage à notre glorieuse époque... Ce qui n'empêche pas qu'on puisse dire de ce roman qu'il est un conte philosophique ou une fable, avec sa morale qui doit nous instruire, nous influencer.

Oui, nous avons, et sans doute plus encore les lecteurs masculins, des leçons à tirer de ce livre pour poursuivre la construction de notre mythologie contemporaine dans un sens plus intelligent, sain, humaniste. Au risque de laisser derrière nous une époque en panne d'imagination, et donc incapable de tenir ses promesses, pour reprendre la morale du récit mythologique que réservait Sabine à ses collègues...

Quand elle pensait encore recevoir un simple ficus...

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