dimanche 18 février 2018

"L'infini cassé, leur histoire d'amour. L'histoire de leur pays..."

Dernier tour dans le désert et nouveau changement de décor. Après l'Australie et l'Utah, c'est au Chili que nous partons, là où se trouve le désert d'Atacama, l'un des plus hostiles au monde, dit-on. Il est l'un des cadres de notre roman du jour, mais pas le seul, car c'est vraiment le Chili qui est le thème central. Le Chili, et son histoire contemporaine, les séquelles de la dictature Pinochet, des blessures encore à vif. Après l'Argentine, dans "Mapuche", Caryl Férey traverse la Cordillère des Andes pour nous emmener dans le pays voisin, mais sans quitter ce peuple persécuté depuis des siècles et qui voit ses territoires toujours plus menacés. "Condor", qui vient de paraître en poche chez Folio, et "Mapuche" pourraient d'ailleurs former une espèce de diptyque sud-américain, douloureux et violent, porté par des personnages très intéressants, en particulier un avocat excentrique et rebelle, et une construction narrative très riche, très intelligente.



Gabriela est issue de la communauté mapuche (elle est la jeune soeur de Jana, l'héroïne de "Mapuche"), mais elle a quitté les siens quelques années plus tôt pour venir à Santiago, la capitale du Chili, et y faire des études de cinéma. Très engagée à gauche, elle milite pour l'éducation universelle et est de toutes les manifestations sur la Plaza Italia.

Mais, cela ne suffit pas à se loger, se nourrir et financer ses études. Dans un premier temps, elle a vécu chez Cristian, un ami de ses frères, fondateur d'une télévision associative installée dans un des quartiers les plus pauvres de Santiago, la Victoria. Puis, elle a rencontré par hasard Stefano, projectionniste dans le cinéma où l'étudiante allait voir des classiques du cinéma.

Désormais, elle vit dans l'ancienne cabine de projection, file un coup de main à la caisse quand c'est nécessaire, et tourne des reportages pour la télé de Cristian, histoire de se faire la main. Toujours équipée de sa Go Pro, Gabriela filme tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle vit, essayant d'en tirer des documents qui pourraient être pertinents.

Stefano, lui, est un ancien militant du MIR, mouvement révolutionnaire favorable à la lutte armée, mais qui soutint pourtant Allende après son élection. Puis, il y a eu le coup d'Etat. Stefano était à la Moneda, quand le palais a été attaqué. Par la suite, il a connu la torture dans la sinistre Villa Grimaldi et, après avoir miraculeusement survécu, il a pris les chemins de l'exil...

Rentré au Chili dans les années 1990, il a fait profil bas, reprenant ce cinéma abandonné et organisant des projections dans le quartier de la Victoria pour ceux qui ne peuvent pas se payer de billets. Le dimanche, Gabriela l'accompagne souvent dans le quartier, où ils retrouvent le père Patricio, curé de la Victoria qui se dévoue pour ce quartier.

Mais, ce dimanche-là, l'enthousiasme va vite être douché... Alors que Gabriela et Stefano viennent d'arriver, on vient prévenir le prêtre que quelque chose de grave s'est produit. Un corps a été découvert, un adolescent... Gabriela le connaît bien : c'est Enrique, le fils de Cristian, un garçon de tout juste 14 ans, qui gît là, en pleine rue...

Gabriela et Stefano, sous le choc, apprennent alors, horrifiés, que Enrique est le quatrième gamin du quartier à mourir en quelques jours... La découverte de cette nouvelle victime déclenche un début d'émeute, maîtrisé péniblement par les carabiniers, montrés du doigt par la population pour leur peu d'empressement à mener l'enquête.

Selon son habitude, Gabriela a fait tourner sa caméra. Et, lorsqu'elle visionne le film, elle remarque quelque chose : un résidu de poudre blanche sous une narine d'Enrique. De la drogue ? C'est fort possible, et cela pourrait expliquer ces décès soudains... Mais qui pourrait fourguer une telle saloperie dans un quartier comme la Victoria ?

Sa découverte ne suffit pas à réveiller la police. Elle décide alors de faire appel à un avocat, qu'on lui a conseillé. Un certain Esteban Tagle-Roz, qui, ça commence mal, ne répond jamais au téléphone... Alors, elle se rend à son cabinet où elle rencontre Edwards, l'associé d'Esteban, qui l'envoie quasiment bouler.

Mais Gabriela est tenace, elle insiste et finit par rencontrer Esteban : un dandy, excentrique et provocateur, qui se présente lui-même comme un spécialiste des causes perdues. Ca tombe bien, l'affaire que lui apporte l'étudiante y ressemble fort... Et puisque la police ne semble guère motivée pour retrouver les responsables de la mort de quatre garçons, Esteban et Gabriela se lancent dans leur propre enquête...

Avant tout, il faut parler des personnages de "Condor", car ils sont tout très intéressants, les principaux comme les secondaires, les gentils comme les méchants. A commencer par Gabriela, cette jeune femme au caractère bien trempé, engagée, déterminée, passionnée, fière de ses racines et rêvant d'un monde meilleur.

Comme beaucoup de jeunes mapuches de sa génération, elle a quitté les siens, le nord du Chili, où vit son peuple, mais n'a jamais coupé le cordon, bien au contraire, restant fidèle à sa culture, à sa croyance au chamanisme. Révoltée et résistante, comme l'ont été les Mapuches de tous temps, elle ne peut supporter que la mort d'Enrique reste inexpliquée. Et pire : impunie.

Face à elle, Esteban, qui est tout son contraire. Jeune quadra, issue d'une des plus riches familles du pays, propriétaire d'une bonne partie des médias nationaux, c'est le mouton noir de sa famille. Il a fondé son cabinet avec son ami d'enfance pour donner le change, mais il semble exercer en dilettante, provocateur et moqueur, tout en rêvant de devenir écrivain.

Se déplaçant le plus souvent pieds nus, roulant en Aston Martin, comme James Bond, se nourrissant quasiment exclusivement de ceviches et de pisco sour, il est rejeté par sa famille, surtout depuis qu'il a séché l'anniversaire de sa mère et fait un scandale lors d'un baptême... A l'inverse de Gabriela, son idéalisme semble surtout consister à mettre en rogne son père et ses frères et soeurs...

Pourtant, derrière cette façade gentiment agaçante, cette vanité affichée honteusement, on devine un garçon fort sympathique, capable de mettre des coups de pied dans la fourmilière quand c'est nécessaire. A sa manière très spéciale, ce grand bourgeois en rupture de ban va prendre l'enquête en main et la faire avancer considérablement...

Mais, là où Gabriela est un personnage entier, qui ne cache rien de ses émotions, de ses colères ou de ses joies, on va deviner, au fur et à mesure qu'on le découvre, qu'il cache certaines blessures, longtemps indéfinies. Et que sa passion pour Victor Jara, ce célèbre guitariste assassiné par la junte peu après le coup d'Etat de 1973 n'est pas juste une posture provocatrice.

Autour d'eux, des personnages importants, comme Stefano ou le père Patricio, ou encore Edwards, l'associé d'Esteban, miné par les soucis, et en particulier la découverte de l'infidélité de sa femme. De lui, on a une image pathétique qui ne correspond sans doute pas à ce qu'est cet homme en temps ordinaire. Déjà très différent d'Esteban, par son sérieux, le contraste n'en est que plus saisissant.

Tous sont des personnages secondaires, comme on dit, mais leur rôle est tout sauf négligeable dans "Condor". Mais, si l'on doit mettre en avant un autre personnage, il faut évidemment parler du Chili, qui n'est pas juste le cadre de cette histoire. Tout ce qui se déroule dans le roman de Caryl Férey est intrinsèquement lié à ce pays, son histoire ou sa géographie.

Commençons par cette géographie : le Chili, c'est un pays tout en longueur, coincé entre l'océan Pacifique et les Andes. Il a des frontières avec l'Argentine, le géant voisin, mais aussi, au nord, avec le Pérou et la Bolivie. C'est dans cette partie septentrionale du pays que se trouve le fameux désert d'Atacama, ses paysages somptueux, sa nature sauvage et hostile, ses altitudes énormes...


L'essentiel du roman se déroule à Santiago, la capitale, au centre, si l'on peut dire, de ce pays. Quant au territoire des Mapuches, il est un peu plus au sud (sur la carte ci-dessus, les villes de Concepcion et Temuco peuvent servir de repères, sinon cliquez ici). Voilà un vaste terrain de jeu qui, passant aussi par Valparaiso ou la station balnéaire de Quintay, va nous offrir une diversité de paysage formidable.

Mais, la géographie, ce n'est pas juste des décors, même si, pour le lecteur, il n'est pas désagréable de pouvoir visualiser ces endroits, voyager depuis son canapé ou son lit au fil des pages. Si j'évoque tout cela, c'est aussi parce que ce sont des éléments forts de l'intrigue, qui tiennent des rôles qu'on ne cerne pas tout de suite, pour certains.

Et puis, il y a l'histoire. Et au Chili, même de nos jours, tout tourne encore autour de cette date du 11 septembre 1973, date du coup d'Etat militaire qui a vu la chute du président marxiste légitimement élu, Salvador Allende, et l'avènement d'un général quasiment inconnu mais qui allait inscrire son nom en lettres de sang dans l'histoire de son pays : Augusto Pinochet.

Cette période, qui va durer jusqu'en 1990, est une sorte de vortex pour le Chili : près de 30 ans après la fin de cette dictature, elle apparaît encore partout. Dans les mémoires, forcément, en particulier de ceux qui ont souffert des violences policières et des persécutions politiques. Mais aussi dans la vie de tous les jours.

Le Chili, Caryl Férey le rappelle dans le cours de son roman, a été un laboratoire d'idées pour les Etats-Unis, grands soutiens de la dictature Pinochet, en particulier sur le plan économique : l'école de Chicago, chantre du néo-libéralisme, a imposé au pays sa dérégulation totale, dont le pays ressent toujours les effets, pas franchement positifs.

Cette ombre de la dictature, les blessures qu'elle a laissé, mais aussi et surtout l'impunité totale dont bénéficient les bourreaux (condition sine qua non de la réconciliation démocratique) demeurent dans le pays, dans les esprits de tous. Et on le ressent parfaitement, même lorsque l'intrigue n'est pas lancée complètement.

Un exemple : le quartier de la Victoria, qui a énormément souffert pendant le règne de Pinochet pour avoir été farouchement opposé à sa politique. Sur les murs du quartier, de grandes fresques, comme on en voit tant en Amérique du Sud. Aux côtés du Che, d'Allende ou d'autres figures politiques chiliennes, le visage du père André Jarlan, prêtre français adoré dans ce quartier et assassiné en 1984 par la police...

Dans l'intrigue de "Condor" aussi, il y a cet incessant va-et-vient entre présent et passé, à l'image de la fascination d'Esteban pour le musicien Victor Jara, ou du personnage de Stefano, discret, c'est vrai, mais habité par ce passé dont il a été le témoin direct. Il faut vraiment saluer le travail de construction narrative de Caryl Férey, car la réussite de ce roman, c'est aussi ce lien permanent entre les deux époques.

Un construction qui est aussi portée par un crescendo. Certains lecteurs trouveront peut-être que la mise en place est assez longue, et c'est vrai que la première partie ressemble plus à un polar qu'au genre de thrillers auquel nous a habitués Caryl Férey. Mais, il y a effectivement pas mal de choses à mettre en place, tant au niveau des personnages que des situations.

Et puis, soudain, tout va basculer. Et la violence, latente jusque-là, va déferler. On retrouve alors une tonalité qui rappelle les précédents livres de l'auteur, dont "Zulu" et "Mapuche", déjà évoqués sur ce blog. Les choses s'accélèrent et la noirceur s'étend au même rythme de la violence, tandis que les véritables enjeux se dévoilent.

Cette construction, c'est aussi une idée que j'ai trouvée remarquable : jouer sur un malentendu. Bien évidemment, je ne vais pas expliciter cet aspect-là de l'intrigue, cela nous emmènerait trop loin, mais, pendant longtemps, les personnages évoluent dans une situation équivoque sans laquelle, peut-être, les choses n'auraient pas aussi mal tourné...

Caryl Férey est un auteur de thriller, c'est vrai, il a cette capacité à nous offrir des histoires violentes et pourtant belles, douloureuses, aussi, et qui lèvent le voile sur des histoires terriblement plausibles reposant sur des enjeux bien réels. C'est aussi un romancier qui sait façonner de très beaux personnages dont il fait les acteurs du drame qu'il élabore.

Et puis, il y a une écriture qui transcende les genres, dépasse le simple cadre du thriller, parfois très, trop codifié, où l'efficacité doit primer sur l'esthétique du style. La plume de Caryl Férey porte son histoire, ses personnages, mais aussi sa propre révolte. Une colère qu'il nous transmet, comme s'il se faisait, à travers la fiction, lanceur d'alerte.

L'engagement politique qui marque l'oeuvre de ce romancier est toujours très présente dans "Condor" et l'on comprend aussi le dépit qu'il ressent de voir une gauche chilienne incapable de reprendre les choses là où Allende les a laissées, contraint et forcé. Et, comme pour l'Argentine précédemment, comme tous les pays où nous emmène Caryl Férey, on ressent un attachement.

Bien sûr, il y a la beauté et le dépaysement que véhiculent ces lieux. Depuis la Nouvelle-Zélande, où il faudra que j'aille en sa compagnie, jusqu'au Chili, Caryl Férey est devenu un véritable écrivain voyageur qui transmet son regard, mais aussi l'attachement et la tendresse qu'il ressent pour les peuples qu'il côtoie.

La beauté et la rudesse de ces pays, la folie et l'avidité humaines sont des constantes dans le travail de Caryl Férey. Pour "Condor", il avoue une gestation très difficile, peut-être la plus difficile depuis qu'il écrit. Des versions nombreuses qui ont fini à la corbeille avant celle-ci. Pour le lecteur que je suis, en tout cas, cette souffrance en valait la peine, le résultat est enrichissant.

Un dernier mot sur le titre de ce billet, que j'ai mis longtemps à trouver. Pour être tout à fait juste, il faudrait mettre "l'infini cassé" en italique, car c'est un titre de livre. Un livre qui tient une place particulière dans le roman, puisque nous sommes amenés à le lire, pas dans son intégralité, mais dans ses grandes lignes.

Plus que cette allusion au livre, qui nous ramène en fait au personnage, c'est la suite qui m'a plu et m'a poussé à choisir cette citation-là et pas une autre. Parce qu'on y retrouve l'amour, présent dans ce roman au milieu du bruit et de la fureur, de la haine et de la violence, et puis, à cause de la mention (là aussi, pour être exact, il faudrait un saut de ligne) de l'histoire du Chili, je n'y reviens pas.

Je crois qu'on pourrait disserter longtemps sur ce titre, "l'Infini cassé". Je le trouve très beau, très juste. A travers lui, mais aussi à travers "Condor" (bien bel oiseau dont le nom, décidément, ne cesse de servir à de bien vilaines choses...), il y a une transmission. De la génération qui a vécu la chute d'Allende et la dictature Pinochet, à celle qui doit prendre les destinées du pays en main, et dont Gabriela entend être partie prenante.

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