lundi 5 février 2018

"Je suis revenue d'entre les morts / et j'ai cru / que cela me donnait le droit / de parler aux autres / et quand je me suis retrouvée en face d'eux / je n'ai rien eu à leur dire" (Charlotte Delbo).

La mémoire, le témoignage, ce sont des thèmes forts que l'on vient d'évoquer dans le billet consacré à "Ces rêves qu'on piétine", de Sébastien Spitzer. On va les retrouver dans notre lecture du jour traités d'une manière très différente, à travers une rencontre. Une rencontre entre deux écrivaines. Une rencontre à distance, à travers les livres de l'une, à travers le choc ressenti par l'autre devant ces lectures. "Je me promets d'éclatantes revanches", de Valentine Goby (aux éditions de l'Iconoclaste), est un court ouvrage dans lequel l'auteure de "Kinderzimmer" relate sa découverte de Charlotte Delbo, survivante des camps d'extermination nazis, ancienne secrétaire de Louis Jouvet et elle-même auteure de livres qui sont restés longtemps oubliés. A son tour, Valentine Goby transmet à ses lecteurs le souvenir de cette femme au parcours tout à fait étonnant et dont la philosophie de l'existence détonne...



Au début des années 2010, Valentine Goby commence à travailler sur un projet de roman dont le cadre principal sera la pouponnière du camp de concentration de Ravensbrück. Pour glaner les renseignements nécessaires à l'écriture de ce qui deviendra "Kinderzimmer", la romancière est allée à la rencontre de Marie-José Chombart de Lauwe, résistante et déportée, rescapée de ce camp.

Alors que les deux femmes discutent, prennent contact, parlent de littérature, Marie-José Chombart de Lauwe demande à Valentine Goby, au détour de la conversation, si elle a lu les textes de Charlotte Delbo. Jamais elle n'a entendu parler de cette femme, mais le nom de cette femme, rescapée des camps, elle aussi, après être passée par Auschwitz, va rester gravé dans l'esprit de l'écrivaine.

Mais, désagréable surprise, les livres de Charlotte Delbo sont quasiment introuvables en librairie. Avec un peu de chance, en bibliothèque. Mais, il est si difficile de lire ses textes qu'on comprend pourquoi ce nom est tombé dans l'oubli, malgré un parcours extraordinaire. Et malgré une écriture qui, dès les premières lignes, a emporté Valentine Goby.

Elle se passionne alors pour cette femme, née en 1913, décédée en 1985, qui a laissé une oeuvre limitée, mais qui prend une ampleur exceptionnelle dès qu'il s'agit d'évoquer cette abominable aventure humaine que furent la déportation et la vie dans les camps. Elle a connu Auschwitz, avant Ravensbrück.

C'est aussi ce parcours qui la rend atypique : elle a été déporté pour des faits de résistances et, dans ce cas, la destination était Ravensbrück. Mais, le train qui transportait Charlotte Delbo et ses compagnes d'infortune les a conduites à Auschwitz... Elle restera presque un an dans le camp polonais, avant qu'on la transfère à Ravensbrück.

Un chiffre parle et donne une idée de l'horreur : avec Charlotte Delbo, 230 femmes ont pris place dans le convoi du 24 janvier 1943. Seules 49 ont survécu... "Le Convoi du 24 janvier", c'est d'ailleurs le titre du livre que Charlotte Delbo publiera en 1965, le premier qu'elle consacre à la déportation. Un texte très particulier, puisqu'il regroupe les notices biographiques des passagères de ce convoi...

1965... Il aura donc fallu 20 ans à Charlotte Delbo pour parvenir à traduire son expérience des camps en mots... Remettant en cause une promesse faite alors qu'elle était encore dans les camps, elle a eu besoin de ce laps de temps pour trouver la force d'écrire. Peut-être aussi pour trouver comment le faire et trouver comment le dire. Trouver les mots...

Des mots que Valentine Goby juge extraordinaires. "Je me promets d'éclatantes revanches" (citation tirée d'une lettre de Charlotte Delbo à Louis Jouvet, d'où les guillemets sur la couverture du livre de Valentine Goby), c'est une plongée dans la vie, mais plus encore dans l'oeuvre de Charlotte Delbo, une explications de textes pour faire partager la force de ces écrits.

Et des textes qui, s'ils sont évidemment liés à une période particulière, à des lieux particuliers, prennent en fait une dimension universelle, pour Valentine Goby. Parce que la Shoah n'est pas un îlot perdu dans l'océan de l'histoire. Il y a tout un archipel de génocides au long des siècles, hier et aujourd'hui, et ce qu'écrit Charlotte Delbo résonne aussi avec ce que traversent toutes les victimes...

Mais alors, comment expliquer que Charlotte Delbo, dont l'essentiel des textes a été publié dans les années 1960-70, ait ainsi disparu de la culture collective ? Ses livres, on l'a vu, étaient quasiment introuvables, son nom a été donné à bien peu de rues, de bâtiments publics (dont une bibliothèque à Paris, dans le 2e arrondissement)...

Il faut tout de même préciser que le centenaire de sa naissance, en 2013, a modifié la donne, deux biographies lui ont été consacrées, des textes réédités, mais elle reste encore largement méconnue, par rapport à d'autres figures littéraires ayant elles aussi connu la déportation. Ces figures sont majoritairement masculines, cela pourrait être un début de réponse, hélas...

Et puis, Charlotte Delbo n'a pas choisi la voie littéraire la plus évidente. Elle n'est pas romancière, elle n'est pas essayiste, elle est poétesse. Poésie et Auschwitz, c'est une association de mots qui frôle l'oxymore... C'est aussi un genre littéraire qui touche très rarement le grand public, vers lequel celui-ci ne va pas naturellement...

Mais un autre élément frappe, dans le parcours de Charlotte Delbo : sa joie de vivre. Bien sûr, le traumatisme de la déportation se ressent dans ses textes, dans ses livres, mais, en dehors de cela, elle ne semble rien laisser paraître. Elle semble parvenir à faire la part des choses, elle semble avoir laissé cette horreur derrière elle, dans un recoin inaccessible de son esprit.

Une image. Celle de ce visage, aussi éclatant que les revanches qu'elle se promet, le sourire, le rire, même, de Charlotte Delbo. Il nous accueille dès l'ouverture du livre de Valentine Goby. La photo s'étale sur toute la deuxième de couverture, avant même qu'on soit entré dans le texte. Avant même qu'on ait fait sa connaissance...

Si l'on croit à la force de la première impression, alors, celle-là permet d'emporter tous les suffrages. Qui pourrait deviner, en regardant cette photo, tout ce qu'a traversé cette femme ? En vis-à-vis, un fac simile d'un poème de Charlotte Delbo, une écriture vive, fluide, avec très peu de ratures ou de reprises, comme si ce texte avait coulé naturellement du stylo...

A tout cela, on pourrait ajouter les couleurs très vives choisies pour la couverture du livre de Valentine Goby, ce support vermillon et ces lettres orangées, des teintes de feu, une luminosité aux antipodes de la noirceur du voyage effectué par Charlotte Delbo, ses compagnes et tant d'autres qui n'en sont pas revenus.

Est-ce cela que l'on aurait reproché à Charlotte Delbo et qui expliquerait son effacement progressif ? Considère-t-on qu'elle a enfreint un tabou en ne vivant pas le reste de sa vie avec sur les épaules en permanence, le poids de ce passé douloureux ? Elle a su montrer que la vie pouvait être plus forte que l'horreur sans jamais perdre de vue ce qu'elle a enduré.

Pour une fois, je vais faire un billet court, eh oui. Le livre de Valentine Goby se lit d'une traite et ce qu'il aborde, en particulier tout ce qui concerne la langue de Charlotte Delbo, sa façon de traiter les mots pour en tirer une quintessence, mais aussi cette capacité à donner à voir, à ressentir les choses et à saisir son lecteur aux tripes, tout cela ne peut être partagé autrement que par sa lecture.

La romancière illustre sa vision de l'oeuvre par des extraits, comme celui que j'ai placé en titre de ce billet, et donne ainsi une idée de ce que peuvent être les écrits de Charlotte Delbo. De quoi aiguiser la curiosité du lecteur qui ne les connaîtrait pas encore, mais sans qu'on puisse en mesurer totalement la puissance, ce qui ne peut se faire que sur la longueur.

On pourra d'ailleurs aussi regretter que Valentine Goby n'ait pas eu l'autorisation de reproduire d'autres extraits de textes rassemblés dans le fonds Charlotte Delbo qui aurait pu permettre d'approfondir l'analyse. D'aborder d'autres aspects de son travail, mais aussi peut-être de sa personnalité, sans doute attachante.

L'objectif avoué de ce livre, c'est bien de faire connaître Charlotte Delbo à un public de plus en plus large. Et, à travers ses écrits, à travers cette vie riche, pleine d'engagements forts, jusqu'au sacrifice, jusqu'à connaître la plus effroyable des expériences humaines, mais aussi à travers cette dichotomie entre ses écrits et son parcours, à la faire aimer.

Mais ce billet ne peut pas s'achever sans faire référence à un document qui ajoute aux émotions suscitées par cette lecture, et auquel se réfère souvent Valentine Goby. Un numéro de la mythique émission de radio de Jacques Chancel, "Radioscopie", qui reçut Charlotte Delbo en 1974. Grâce à internet, il est possible d'écouter cette émission. D'entendre la voix de Charlotte Delbo, si ferme, son accent parigot et ses mots si forts...

1 commentaire:

  1. Lire aussi la thèse de Magali Chiappone-Lucchesi soutenue en 2015 :
    Qu’a de particulier le théâtre-témoignage de Charlotte Delbo ? L’objet de cette étude est de mettre en lumière une « écriture de la spectralité », renvoyant à l’évocation des spectres de sa mémoire que Delbo convoque sur une scène de théâtre. Les titres de deux de ses pièces, Qui rapportera ces paroles ? et Une scène jouée dans la mémoire, sont révélateurs d’un exercice d’anamnèse jamais fini, car il n’a pas de fin possible. Il se traduit par la réélaboration, la transposition théâtrale des fragments poétiques et narratifs déjà rédigés par l’auteure après son retour d’Auschwitz, – et nous avons dû parcourir ses archives pour repérer les traces de cette réécriture. Mais, et c’est un fait singulier, le caractère spectral du théâtre de Delbo provient également de la fréquentation des personnages-fantômes de sa bibliothèque théâtrale venus la visiter dans les marais d’Auschwitz, messagers d’une humanité dont l’existence même du théâtre est le garant. Secrétaire de Louis Jouvet avant et – pour quelque temps – après sa captivité, Charlotte Delbo semble ainsi converser avec le « patron » à travers les intertextes de son œuvre théâtrale et testimoniale. La dramaturgie du témoignage qui découle d’une telle écriture, par laquelle le passé ne cesse de revisiter le présent et réciproquement, pourrait se résumer ainsi : l’auteure se souvient, grâce à sa mémoire profonde, elle écrit en mémoire de ses camarades pour que nous, lecteurs et spectateurs, les gardions en mémoire ; et les spectres appellent les vivants à garder leur conscience en éveil.L’absence effective d’une étude sur le langage dramatique de Charlotte Delbo nous a convaincue de mener la présente recherche, qui traite résolument du travail dramaturgique de l’écrivaine et de son rapport, d’une extrême richesse, au théâtre.
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