samedi 17 février 2018

"C'était cette peur, irrépressible et viscérale, qui m'étreignait à chaque fois que je repensais au sombre secret qui nous unissait, Ben, Sam et moi".

Après l'Outback australien et ses énergumènes infréquentables, direction le désert de Mojave, aux Etats-Unis. Autre désert, autre continent, autre ambiance, aussi, pour un roman noir qui va nous faire voyager de la Californie à l'Utah, et de notre époque au milieu des années 1980. L'histoire d'un "mauvais karma", d'une culpabilité qui hante trois enfants devenus adultes sans oublier ces quelques instants qui ont changé leurs vies à jamais. "Retour à Duncan's Creek", de Nicolas Zeimet (aux éditions JIGAL), n'est pas, comme on pourrait le croire avec ce titre, une suite de "Seuls les vautours". Le point commun, c'est le village du fin fond de l'Utah, Duncan's Creek, mais les personnages changent et l'intrigue est indépendante. Ce n'est d'ailleurs pas le même genre de livre, puisque d'un thriller flirtant avec le fantastique, on passe à un vrai roman noir, en forme de road-trip. "Retour à Duncan's Creek" repose sur trois personnages, trois vies d'adultes, des souvenirs, une ambiance lourde et une construction narrative habile.



Lorsque Jake Dickinson a quitté Duncan's Creek, petite ville perdue de l'Utah, il était encore un adolescent qui rêvait de devenir écrivain. Un quart de siècle plus tard, il s'est installée en Californie, à San Francisco et a accompli son rêve, mais n'a pas connu le grand succès. Un simple succès d'estime avec son premier roman, forcément très personnel...

De cette jeunesse en Utah, il pense avoir tout laissé derrière lui. Le pire, comme le meilleur. Une communauté traumatisée par un drame affreux (cf "Seuls les vautours"), des parents avec qui il ne s'entendait pas, un endroit perdu au milieu de nulle part et sans avenir... Mais aussi ses deux amis d'enfance, Sam Baldwin, le garçon manqué que rien n'effrayait, et Ben McCombs, le débonnaire.

Tous les trois étaient inséparables. Au début, ils étaient cinq dans leur petite bande, comme les cinq doigts de la main. Et puis, deux autres garçons se sont éloignés en grandissant et il s'est resté que ce trio indissociable. Trois enfants aux caractères différents, menés par une Sam tout feu tout flamme et vivant des aventures comme on peut en vivre à cet âge-là.

Et puis...

Et puis un drame, une amitié qui éclate et trois destins qui vont se construire sur des modes différents : comme Jake, Sam a choisi de quitter (de fuir ?) Duncan's Creek et ses fantômes, alors que Ben a fait sa vie sur place, à son image, calme, sans véritable relief. Une famille, un boulot, l'incarnation de la normalité quand ses deux amis ont choisi d'autres voies.

Sam a d'ailleurs suivi une trajectoire aux antipodes de celle de Ben, plongeant dans une spirale autodestructrice qui ne semble pas avoir de fin... Si Jake est bien plus sage, il est tout de même loin d'avoir atteint les buts qu'il s'était fixés. Et surtout, le souvenir des événements survenus à Duncan's Creek dans les années 1980 les a suivis, hantés...

Pendant une vingtaine d'années, ils ne se sont plus vus, ne communicant que de loin en loin, à des années-lumières de cette insouciante amitié qui fut la leur. Comme si cela suffisait à raviver les douleurs. La culpabilité, aussi. Vingt ans au cours desquels ils ont tous bien changés, mais restent unis par ce drame.

Jusqu'à ce jour où Jake a reçu un appel de Sam... Elle veut le voir, elle veut qu'ils retournent enfin à Duncan's Creek, qu'ils retrouvent Ben et qu'ils conjurent enfin le sort. Qu'ils exorcisent ce qui les a éloignés. Ce qui les a détruits, plus ou moins lentement. Si Jake est surpris, il n'hésite pas longtemps et prend la route, jusqu'à Los Angeles pour retrouver Sam.

Il passe la prendre au motel où elle lui a donné rendez-vous, sur la Cienega, ce boulevard qui traverse LA du nord au sud. Ensuite, il auront un bon bout de chemin pour reprendre le fil de leurs souvenirs communs, le temps de quitter la Califronie, de traverser le Nevada et l'Arizona et d'entamer la dernière ligne droite en Utah.

Pour eux, l'itinéraire n'aura rien de touristique, malgré la beauté sauvage des paysages. Ce road-trip, ce sera plutôt une sorte de voyage initiatique à rebours, l'occasion de mettre enfin cartes sur table. Et, comme au bon vieux temps, c'est Sam qui doit mener la danse. Qui sait ce qu'elle a en tête ? Peu importe, Jake lui fait confiance...

Mais le destin, encore et toujours, va se charger de tout bousculer...

Il y a "aujourd'hui", le fil conducteur, ce voyage vers le passé, vers l'Utah et la source de tous les maux. Qui n'est pas, précisons-le, que le récit monotone du trajet en voiture de Los Angeles à Duncan's Creek : dans cette trame aussi, il va se passer certains événements clés qui vont aussi avoir leur importance.

Et puis, il y a "hier", des flash-backs plus ou moins lointains, car cet "hier" est large : il couvre une bonne trentaine d'années et les souvenirs de Jake, le narrateur, vont aussi bien concerner les événements qui ont conduit à la fin de l'amitié entre les trois enfants que les situations bien plus récentes, depuis l'appel de Sam à Jake.

Peu à peu, au fil de ces souvenirs ou de ces réminiscences, ce sont ces trois destins qui vont se dessiner, plus particulièrement celui de Sam, le plus mouvementé, mais aussi ceux des deux garçons, Ben étant plus en retrait puisqu'il est resté là-bas. Un faisceau de récits qui doit s'entremêler pour donner une espèce de fil d'Ariane vers l'explication de ce qui s'est passé, tant d'années en arrière, à Duncan's Creek.

Il y a un vrai contraste entre ces deux fils conducteurs, "aujourd'hui" se déroulant dans ce décor somptueux qui traverse, entre autre, le désert de Mojave, avec quelques touches de kitsch dans ces coins qui semblent, eux, hors du temps, et puis "hier", où l'on ne retrouve jamais vraiment le même calme (apparent), car le drame se noue.

Dans tous les cas, l'ambiance est lourde, sombre, parfois on se sent mal à l'aise face à ce que sont devenus les personnages, comment ils ont évolué, marqués par la tragédie passée. Le contraste se fait aussi dans cette insouciance de ces gamins indéfectiblement liés et qui vivent pleinement, et les adultes qu'ils sont devenus, fracturés, entravés, abîmés...

Ne vous attendez pas à une enquête classique, on est bel et bien dans un roman noir : on découvre donc assez tôt une partie de ces faits dramatiques, mais on comprend que le choix de faire de Jake le narrateur n'est pas un hasard. Sa quête diffère de celle de Sam, car, contrairement à son amie, un doute persiste chez l'écrivain.

Oui, entre les deux personnages centraux de ce roman, je crois que la différence est là : l'une sait, l'autre a des doutes. Et ces retrouvailles devront permettre à Jake de lever ces interrogations, de comprendre exactement ce qui s'est passé et d'envisager son existence avec un autre oeil. Quant à Sam, tout ce qui peut alléger le poids pesant sur ses épaules ne peut qu'être le bienvenu...

Outre cette narration décalée, entre présent et passés (je mets le mot au pluriel, car il y a vraiment des périodes distinctes), il y a tout un tas d'éléments qui vont apparaître au fil du récit, se révéler au lecteur, mais aussi au narrateur, Jake, qui est un peu celui qui a un pied dedans et un pied dehors, si vous me permettez cette expression.

Beaucoup de choses reposent dans ce roman sur la relation qui unit en particulier Jake et Sam. Parce que, malgré la distance, malgré les silences, malgré le contact qui s'est raréfié, le lien a demeuré. Difficile de qualifier vraiment cette relation, l'amitié, bien sûr, l'amour, sans doute, mais pas forcément de même intensité de l'un à l'autre...

Jake est un personnage timide et solitaire, qui n'a jamais été du genre à aborder les questions intimes ou les sentiments avec ceux qui l'entourent. Il a quitté Duncan's Creek dès qu'il a pu pour rompre avec ses parents, un lien, celui-là, définitivement brisé, et on comprend bien qu'il n'a jamais su comment parler avec Sam.

Elle a toujours été le leader naturel de la bande, la plus extravertie, la plus casse-cou, aussi, celle qui pouvait entraîner les autres, leur faire outrepasser leur timidité pour faire ce qui, pour eux, étaient des folies. La plus indépendante, également, certainement, mais aussi la plus sensible, et celle qui a le plus violemment réagi aux événements, ce qui est logique.

Je ne vais pas dire que Jake est un peu falot, mais, à côté de Sam, il fait pâle figure. Sam est un personnage merveilleux. Et bouleversant, aussi. Merveilleux, parce que c'est une nature, une gamine pleine de vie, de force et de courage. Bouleversante, parce que "Retour à Duncan's Creek", c'est le récit de sa chute, qui semble n'avoir pas de fin...

J'ai eu le visage d'Ellen Paige en tête, comme incarnation de Sam, et le regard à la fois embarrassé et plein de tendresse que pose sur elle Jake m'a énormément touché. En fait, bien des choses m'ont touché dans cette histoire, mais je ne peux pas vous en parler ici. Touché, révolté, bousculé, atterré, beaucoup d'émotions au fil des révélations.

"Seuls les vautours" lorgnaient vers les Goonies, avec un côté roman d'aventure aux frontières du fantastique, ici, "Nicolas Zeimet dévoile un tout autre aspect de sa palette littéraire, avec ce roman qu'on peut qualifier d'intimiste, une histoire triste, mais belle, mais triste, qui est aussi l'histoire de la fin de l'enfance et du passage jamais évident vers l'âge adulte.

J'avais convié le spectre de Stephen King, me semble-t-il, pour parler de "Seuls les vautours", tant cette influence paraissait évidente. Pour "Retour à Duncan's Creek", on pourrait recommencer, mais pour un aspect très différent : cette question de l'enfance, de l'enfance révolue et de la nostalgie qui l'accompagne.

Cette nostalgie est partout, dans ce roman, pas uniquement parce que l'histoire repose sur des souvenirs, mais parce que ces souvenirs réveillent aussi des sensations, des impressions, des ambiances liées aux époques qui passent. La musique, si elle n'est pas omniprésente, tient une place importante, par son pouvoir d'évocation.

Il y a d'ailleurs un objet clé dans ce livre, c'est la bonne vieille K7 audio, qu'on rembobinait à la main, avec un crayon (là, pour les moins de 30 ans, je dois parler javanais...). Le progrès l'a fait disparaître, en a fait une sorte de fossile qu'on exhume et qui parle d'un temps qui semble loin. Comme s'il s'agissait presque d'une autre vie...

Voilà pourquoi je vais clore ce billet avec un titre, qu'on entend dans le roman. Le choix est tout sauf innocent : le moment où on l'entend est très important dans le déroulement de l'histoire ; sa tonalité mélancolique et son texte lui-même ne me semblent pas anodins. Je ne l'écouterais pas en boucle, les balades, ce n'est pas forcément ce que je préfère, mais ce titre a, dans ce contexte, toute sa pertinence...


2 commentaires:

  1. Ben moi j’ai connu les K7 rembobinées au crayon ! Et alors le titre de Richard Marx, oh la la mon cœur guimauve! Blague à part j’ai très envie de découvrir ce titre

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    1. Que ton coeur guimauve (guimauve ? Pas grenadine ?) note qu'on écoute aussi Glenn Medeiros dans ce roman, attention, ça rigole pas !

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