mardi 20 février 2018

"D'accord, Andrea était imparfaite, elle avait des secrets, mais tout ce qu'elle cherchait, c'était de l'amour, de l'amour..."

Retour en Angleterre pour un polar efficace, où l'on retrouve cette veine sociale qui fait la force de ce genre Outre-Manche, mais pas seulement. Une intrigue efficace et oppressante, dans une ville de Londres figée par un hiver très rude, portée par un personnage de femme flic tout à fait intéressant, courageuse, intègre et indépendante, mais aussi meurtrie et encore fragile. Premier volet d'une série policière qui compte déjà cinq enquêtes en VO, "La fille sous la glace" (en grand format chez Belfond ; traduction de Véronique Roland), est le premier polar de Robert Bryndza, un auteur qui, jusqu'ici, s'est d'abord fait connaître dans un genre très différent : la comédie romantique (des romans qui ne sont pas [encore ?] traduits en français). Il nous plonge dans une société britannique à plusieurs vitesses, plus société de castes que société de classes et aborde des questions délicates autour du boulot de policier, de ce qu'il implique et des conditions dans lesquelles il s'exerce, pas toujours simples.



En ce début d'année 2015, Londres est sous la neige. L'hiver a fait une offensive d'une rare rudesse, le froid s'est installé et c'est tout juste si la capitale britannique n'est pas paralysée. Pourtant, même s'il n'a qu'une envie, rester sous la couette, Lee doit sortir et aller bosser. Une absurdité, puisqu'il officie comme jardinier dans le vaste parc du Horniman Museum, situé au sud-ouest de la ville.

Comment faire quoi que ce soit, alors que les allées et les parterres disparaissent sous l'épais manteau blanc ? Lee aurait bien aimé que son téléphone sonne, qu'on lui indique de rester chez lui en attendant que la météo soit plus clémente, mais lorsque cela se produit, il se trouve déjà au milieu de nulle part, gelé et trempé. Il réussit même à se perdre, incapable de se repérer avec toute cette neige !

Et puis, le téléphone sonne encore... Mais, cette fois,  ce n'est pas le sien. Une sonnerie qui émane d'une baraque, proche d'un plan d'eau. Sa curiosité aiguisée, Lee s'approche, redoutant qu'un SDF se soit abrité là, mais non, il n'y a personne, rien d'autre qu'un téléphone qui continue de sonner. Un iPhone, rien que ça, le genre d'appareil qu'il pourra revendre contre un peu d'oseille, ni vu ni connu.

A condition, toutefois, de l'attraper, car il faut s'approcher bien près du bord du plan d'eau, de la couche de glace dont on ne sait jamais si elle est solide ou, au contraire, prête à se briser. L'opération s'annonce acrobatique et va s'avérer l'être encore plus quand il va découvrir que le téléphone appartient à quelqu'un.

Quelqu'un dont le corps flotte sous la surface gelée...

Gros coup de flip pour Lee qui, dans la panique, glisse, dérape, finit à moitié dans l'eau glacée et parvient in extremis à sortir de la flotte avant de se noyer... Pour la demoiselle au portable, en revanche, plus rien à faire. Elle est morte et elle a sans doute passé un bon moment dans cet étang. Et, sans son iPhone, elle aurait pu rester là longtemps... Jusqu'à la débâcle, peut-être...

A peine débarquée de Manchester, avec du retard à cause de la neige, la DCI (Detective Chief Inspector) Erika Foster hérite de l'affaire. Il faut dire qu'elle s'annonce très sensible : il est en effet plus que probable que la victime soit Andrea Douglas-Browne, 23 ans, dont la disparition a été signalée quatre jours plus tôt.

Si l'affaire est sensible, c'est parce que Andrea n'est pas une inconnue. Elle est la fille d'un parlementaire conservateur à la réputation sulfureuse, un proche du premier ministre David Cameron, un homme d'affaires qui a fait son beurre dans l'armement en profitant de ses contacts au sommet du pouvoir...

Avant même de prendre cette affaire en main, Erika sait qu'elle devra faire avec l'influence et les relations du père de la victime. Elle qui a toujours pris soin de rester à l'écart de la politique et des jeux de pouvoir, elle s'attend à ce qu'on lui mette une pression énorme. Sans compter l'accueil de sa nouvelle équipe, qui ne la connaît pas du tout.

D'ailleurs, le DCI Sparks, jusque-là en charge du dossier, n'est pas ravi de se voir ainsi voler la vedette. Pour Erika, ça n'a pas d'importance, mais qu'il ne s'avise pas de lui mettre des bâtons dans les roues. Et, pour installer son autorité d'emblée, elle invite Sparks à rester à son bureau tandis qu'elle ira sur la scène de crime accompagné de deux subordonnés, Moss et Peterson.

Et tout de suite, son intuition se met en marche. Un truc la chiffonne : que faisait Andrea dans ce coin mal famé, bien loin de la demeure familiale et des lieux à la mode que fréquentait cette habituée des rubriques people des tabloïds ? Un hasard, une mauvaise rencontre ? Ou bien son assassin l'a-t-il amenée ici avant de la tuer et de la jeter à l'eau ? Voilà une première piste à suivre.

C'est le début d'une enquête compliquée, difficile, douloureuse pour la DCI Foster, qui va devoir se battre contre sa hiérarchie, mais aussi contre elle-même. La piste qu'elle privilégie ne convient pas à Marsh, qui veut une arrestation au plus vite pour satisfaire la presse, en ébullition. Et les fantômes qui la hantent ne cessent de se rappeler à elle...

Beaucoup de choses reposent sur le personnage d'Erika. On sait peu de choses de ce qui s'est passé, dans un premier temps, mais on comprend que ce fut très grave. Un coup d'arrêt brutal à sa carrière très prometteuse, puisqu'elle fut l'un des plus jeunes policiers, hommes et femmes réunis, à devenir DCI. Et un drame personnel dont elle peine à se relever.

L'opération qu'elle dirigeait alors a très mal tourné, plusieurs officiers sont restés sur le carreau, dont le mari d'Erika. Depuis, la culpabilité la ronge, mais aussi le doute : est-elle encore capable de diriger une équipe ? Pour le savoir, elle a donc choisi Londres, un commissariat de quartier... Sans se douter que son retour coïnciderait avec une enquête de cette envergure...

Fragilisée, sans repère, même pas encore installée quelque part, elle va devoir faire ses preuves, et vite. Et tant pis si rien ne tourne comme elle le voudrait. Un témoin qui disparaît sans laisser de trace à son nez et à sa barbe, une autre qui n'a aucune crédibilité parce qu'elle se drogue et se prostitue... Et pourtant, elle a la certitude de tenir quelque chose...

Tandis qu'elle gagne peu à peu la confiance de ses collègues, elle entre en conflit avec ses supérieurs. A peine revenu aux affaires, elle décide de suivre son instinct, en espérant qu'il ne la trompera pas encore une fois. Elle joue les francs-tireurs dans une atmosphère rendue de plus en plus délétère par la pression que le père de la victime met sur Marsh...

Nous sommes dans l'époque de l'instantanéité, l'ère 2.0, le règne du buzz et du scoop à tout prix. Et, ce qui vaut pour la France où la protection de la vie privée est pourtant très importante, est décuplée en Angleterre. Erika se retrouve entre deux feux (pardon, l'expression peut sembler malheureuse, mais c'est bien cela) : la presse qui se déchaîne, les supérieurs qui veulent la satisfaire.

La vérité, dans tout ça, est vite reléguée au second, voire au troisième plan. On veut de l'info, du trash, on veut surtout un coupable, et vite, et tant pis si on bâcle l'enquête et qu'on cloue au pilori le premier suspect un peu crédible venu. Dès qu'une affaire se révèle un tant soit peu médiatique, c'est le même cirque, mais quand une famille en vue est impliquée, c'est encore pire.

Or, ce qu'il faut à Erika, c'est du temps. Du temps pour examiner les pistes qu'elle a mis au jour, trouver des témoins, recouper les informations, examiner les vidéosurveillances (qui sont très nombreuses en Angleterre)... Bref, faire un bon vieux travail de flic, afin d'échafauder des thèses qui tiennent la route, de les étayer solidement et éviter d'être ridiculisé au JT du soir...

Mais ces difficultés vont lui permettre de s'affirmer, de retrouver une confiance vacillante depuis Manchester. Enfin, si elle ne se trompe pas elle aussi. Car cette histoire lui donne un sacré fil à retordre et va surtout devenir bien plus dangereuse au fil des investigations. La DCI Erika Foster reprend du poil de la bête en défiant tout le monde et en recherchant l'assassin d'Andrea...

L'autre revers de ce boulot de flic à l'ère de l'image reine, effet presque pervers de ces enquêtes, c'est de sortir de sous les tapis les vilains petits secrets qu'on y cache. Avec un risque : donner une image très négative de la victime et donc, faire oublier qu'elle est justement une victime et rien d'autre. Dans le cas d'Andrea, c'est particulièrement vrai.

D'Andrea, et de sa famille. Le père, avec ses affaires juteuses, mais flirtant avec le conflit d'intérêts ; la mère, effondrée par la mort de sa fille ; la soeur, Linda, vilain petit canard qui aurait tout pour jalouser Andrea ; le frère, David, celui de la famille qui fait des études... Sans oublier le fiancé, Giles, patron d'une entreprise d'événementiel florissante, mais qui ne cadre pas trop avec Erika...

Sur tous les murs et les meubles de la demeure familiale, les photos du bonheur parfait des Douglas-Brown. Sur les réseaux sociaux, d'autres images, d'autres décors, d'autres impressions, peut-être plus personnelles et qui en disent plus de la victime. A condition de savoir les décrypter... L'image et la réalité ; l'être et le paraître... Où placer le curseur pour ne pas se perdre dans des faux semblants ?

Il y a par moment un curieux lien qui se noue entre Andrea et Erika, entre la victime du crime et la policière chargé de découvrir le meurtrier. Deux femmes fortes, indépendantes, libres et, dans le même temps, fragiles, mal dans leur peau, cherchant à fuir un destin capricieux... Les raisons diffèrent, bien sûr, mais j'ai été frappé par ce lien invisible qui pousse Erika à ne rien lâcher.

Pour sa première expérience dans le polar, Robert Bryndza met en place un polar très efficace, rythmé et porté par le très beau personnage d'Erika qu'on a envie de retrouver et de voir évoluer. Il ne la ménage d'ailleurs pas, pour un retour aux affaires, c'est un retour musclé. Mais, Erika sait encaisser et rendre les coups.

Elle est aussi un vrai leader, son autorité est naturelle et, rapidement, ses subordonnés vont la suivre, lui faire confiance, la soutenir même lorsqu'elle se retrouve sur la sellette. Peu importent la procédure et les règlements, Erika s'est assuré leur respect et surtout leur fidélité. Avec Moss et Peterson, elle a trouvé des auxiliaires sur qui compter.

"La Fille sous la glace" est aussi un polar social, même si ce n'est sans doute pas ce qui frappe en premier. On retrouve d'ailleurs un certain nombre de points qui font penser aux "Chemins de la haine", d'Eva Dolan, dont nous parlions récemment. Difficile de trop développer ces parallèles, car on toucherait à des éléments de l'intrigue que je n'ai pas évoqués ici, mais c'est un fait.

Robert Bryndza met en évidence des différences sociales très marquées. Il faut dire que Londres est une très grande ville, très étendue, avec de nombreux quartiers, et que la sociologie y est très diverse. La mort d'Erika fait entrer en collision deux mondes aux antipodes, ou presque : d'un côté, les classes dominantes, de l'autre, des exclus de la prospérité, dans un des pays les plus riches du monde.

En préambule, je parlais d'un système de castes, je trouve cette idée assez juste (et sans doute pas réservée à l'Angleterre) : Andrea fait tâche dans le quartier où on l'a retrouvée, les pubs du coin sont plus des bouges que des endroits à la mode... Mais, à l'inverse, on imagine mal que ceux qui vivent là puissent un jour franchir toutes les barrières sociales menant à des positions plus élevées.

Deux Angleterre apparaissent dans ce roman, mais deux pays tellement distincts qu'on se demande comment ils peuvent cohabiter. Un terreau propice aux tensions, on l'imagine volontiers. Mais aussi aux préjugés, qui font qu'on n'accorde aucune foi à ce que peuvent dire ceux qui vivent là. Ce n'est pas la Guerre des Deux-Roses, mais cette Angleterre-là, celle de 2015, a des airs de féodalité qui font peur...

Pourtant, l'habileté de Robert Bryndza, c'est de brouiller les limites entre les genres, et donc de brouiller les pistes pour le lecteur. Car, au fil des événements, la situation devient plus complexe, d'autres éléments interviennent et élargissent le champ des possibles en terme de mobiles. Compliquant la tâche de la DCI Foster qui doit convaincre un monde incrédule que c'est le pire des cauchemars envisageables qui s'est produit.

Difficile de proposer, désormais, des polars ou des thrillers qui sortent du lot, tant la production est énorme. Il faut trouver le moyen de se démarquer, et ce n'est jamais évident. Robert Bryndza propose un roman somme toute très classique, mais la force de son personnage central et une intrigue bien ficelée (j'avais une petite idée de l'identité du tueur, mais encore fallait-il le prouver) en fait un livre qu'on ne lâche pas.

Le compromis toujours difficile à trouver entre le travail d'enquête proprement dit et l'action est bon, on ne manque pas de rebondissements et Erika Foster donne de sa personne, sans doute un peu trop à son goût. La voilà de nouveau en selle avec ce retour musclé, et j'ai d'ores et déjà très envie de la retrouver, de la voir mener une nouvelle enquête. De la voir retrouver son assurance perdue lors d'une désastreuse opération.

2 commentaires:

  1. J’avais déjà noté ce titre rt tu me confirmes que je doid essayer cette saga. J’aime bien l’idee de suivre l’evolution de cette femme flic

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    1. Pour moi, c'est un personnage fort, mais il faut qu'il se développe. Ce roman, c'est un préambule, une introduction. La DCI Erika Foster doit gagner en ampleur, mais toujours avec cette blessure profonde qui ne peut disparaître. A suivre, donc.

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