Bon, forcément, sorti de son contexte, ce titre de billet ne semble pas très accueillant... Mais, ce n'est pas du tout ce que vous croyez, ce sont les paroles d'une chanson, une chanson qui est au coeur de notre livre du jour. Pour vous mettre complètement dans l'ambiance, il faut imaginer un air de blues, pour accompagner ces paroles, et vous serez alors prêts à découvrir un roman entre roman noir et fantastique. Haru Kunzru, romancier à la double culture, anglaise et indienne, se penche avec "Larmes blanches" (en grand format aux éditions Lattès ; traduction de Marie-Hélène Dumas) sur un sujet dont on parle beaucoup ces temps-ci : l'appropriation culturelle. Où s'arrête la passion et où commence l'accaparement ? C'est l'une des questions posées par Hari Kunzru dans un roman qui devrait vous surprendre, vous dérouter, aussi, mais qui repose sur une idée absolument formidable (dont on ne pourra évidemment pas parler ici, puisque c'est le coeur de l'intrigue !). Une excellente façon de réfléchir à ces questions délicates, tout en écoutant quelques perles musicales qui nous ramènent aux racines du blues, la musique du diable, disent les légendes...
Seth est un fou du son. Un bidouilleur qui ne se balade jamais dans New York sans enregistrer tout ce qui passe à la portée de ses oreilles, musiques, évidemment, mais aussi bruits d'ambiances, discussions, trafic... Tout un tas d'éléments capables de rejoindre son immense base de données sonores avec laquelle il pourra ensuite faire joujou.
Le jeune homme travaille en effet dans un studio qu'il a fondé avec son ami Carter. Ensemble, ils commencent à avoir une réputation flatteuse dans le petit monde de la musique et des artistes en vue commencent à frapper à leur porte pour qu'ils leur proposent des idées en vue de la réalisation d'un nouvel album.
Seth et Carter ont la musique en commun, mais c'est bien la seule chose qui les rapproche. Le premier est un garçon en rupture de ban, sans attache familiale ni d'aucune sorte, vivant d'expédients et n'ayant jamais un sou vaillant ; le second est issu d'une riche famille, on devrait même parler de dynastie, mais il est le fils excentrique, le mouton noir.
Si Seth possède ce talent inné de marier les sons et de créer des choses extraordinaires à partir de cette matière première qui, pour beaucoup d'entre nous, paraît insaisissable, c'est aussi un garçon introverti, discret, peu à l'aise en société. Carter, au contraire, a tout du dandy, un côté fitzgeraldien qu'il semble cultiver et un tempérament de collectionneur.
Il a l'argent, ce qui lui permet de rechercher les pièces les plus rares et, le plus souvent, de les acquérir parfois à prix d'or. C'est aussi lui qui finance le studio dans lequel travaille Seth et qui impose la politique du moment, qui peut varier en quelques secondes du tout au tout. En bon excentrique, Carter est la proie de lubies foudroyantes.
Un jour, il se passionne pour le reggae, celui produit à la Jamaïque, un autre, il rêvera de retrouver le son d'Abbey Road... Depuis un moment, c'est le blues qui l'attire irrésistiblement. Mais celui des origines, celui qu'on gravait sur des galettes de cire dans les années 1920 et 1930. Des morceaux enregistrés à la va-vite, distribués n'importe comment, par des boîtes qui pouvaient fermer dans la semaine...
Beaucoup de références se sont perdues depuis, d'autres sont extrêmement rares et recherchées par les collectionneurs. Carter est à l'affût, fréquente de nombreux forums de collectionneurs en ligne, au cas où surgirait LA rareté absolue. Mais, un jour, il décide d'aller plus loin : et si Seth et lui fabriquaient eux-mêmes un disque comme à l'époque ?
Carter pense avoir trouvé la matière première idéale dans les enregistrements réalisés par hasard par Seth lors de ses balades dans New York. D'abord une mélodie, jouée en picking, une technique traditionnelle du blues. Seth ne se souvient même pas d'avoir écouté ce guitariste, ni d'être resté assez longtemps face à lui pour enregistrer le morceau en entier. Et pourtant, tout est là, parfait.
Et puis, il y a cette autre bande. Celle-là, il s'en souvient, c'était à Washington Square, près des tables où s'affrontent les joueurs d'échecs. Il se souvient bien de cette journée, de cette promenade et des sons, des musiques qui l'avaient alors marquée. Mais, là encore, il n'a pas le souvenir d'avoir enregistré un chanteur...
En fait, cette voix, il ne l'a pas entendue sur le moment, ce n'est qu'en écoutant la bande, au studio, plus d'un mois après, qu'il l'a découverte. Et il est resté figé ! Comment a-t-elle pu lui échapper sur le moment ? Sur la bande, c'est toute une chanson qu'on entend ! Cette fameuse chanson qui commence par "Oh oui vraiment un jour j'm'achèterai un cimetière..."
Un peu morbide, certes, mais extraordinaire. Surtout quand Carter réunit la guitare et la voix... Le mariage est parfait ! Dès lors, Carter n'a plus qu'une idée en tête : fabriquer un morceau de blues comme à l'époque de Robert Johnson. Non pas un son clair comme le permet la technique actuelle, mais un son sale, qui grattouille, chuinte et crachote, qui semble venir de loin, d'un passé lointain...
Authentique...
Un jeu d'enfant, pour Seth, qui ne voit pas à mal. Avant de découvrir que Carter a mis le morceau en ligne en le faisant passer pour un morceau d'époque, enregistré par un certain Charlie Shaw, pour une minuscule maison de disque. "Graveyard Blues" est né, et Carter le présente comme un 78 tours, accompagné d'une étiquette d'époque trouvée on ne sait où...
Un gentil canular qui met Seth un peu mal à l'aise. Et une blague qui prend une drôle de tournure quand un homme les contacte pour leur poser un tas de questions sur ce disque. Il se présente lui-même comme un collectionneur et exige d'en savoir plus sur ce disque. Car, pour lui, cela semble évident : "Graveyard Blues" a vraiment existé, tout comme Charlie Shaw...
Je donne l'impression d'en dire long, mais en fait, j'en reste au préambule. "Larmes blanches" commence par la présentation de Seth et Carter, de leur rencontre, de leur parcours, de la famille de Carter, aussi. Et, si le roman s'ouvre sur la scène de Washington Square, il faut encore attendre avant d'assister à la "naissance" de Charlie Shaw...
C'est en fait tout ce qui va suivre qui est le coeur du livre. Si vous vous lancez dans cette lecture, il vous faudra donc être un peu patient, on n'entre pas immédiatement dans le vif du sujet et l'on comprendra, bien plus tard, pourquoi cette mise en place était nécessaire. Rien n'est inutile, rien n'est anodin, au contraire, tout va nourrir l'histoire de "Larmes blanches".
Ce qui va précipiter les choses, c'est donc la mise en ligne de ce "fake blues", si je puis dire, et la réaction qu'elle va susciter chez ce collectionneur. Seth est choqué, Carter jubile, pensant avoir décroché le gros lot : ils ont fabriqué de toutes pièces un blues comme en 1927, si authentique qu'il confond même les plus pointus des collectionneurs !
En fait, à ce moment, Carter apparaît comme une espèce d'alchimiste qui aurait découvert la pierre philosophale, un Indiana Jones qui aurait découvert le Graal musical. Et son enthousiasme contamine Seth, qui en oublie ses inquiétudes premières. Jusqu'à ce que tout se mette à tourner de travers, un comble, pour une histoire de disque...
Je peux évoquer la rencontre avec le collectionneur, qui va replonger Seth dans ses doutes et ses questionnements. Mais, outre ce moment-clé, d'autres événements vont intervenir (dont je ne vais pas parler ici, hé, hé...) et qui vont faire voler en éclats l'existence bohème du jeune homme et l'obliger à se lancer dans une improbable quête : celle de Charlie Shaw et de son blues du cimetière...
Là encore, j'insiste sur ce moment, car c'est vraiment le tournant du livre. Et le point très important, c'est cette phrase de Carter : "Ces connards pensent que cette musique a été enregistrée en 1928 alors que (...) Nous avons fabriqué cette merveille la semaine dernière ! Alors, qui c'est l'expert, maintenant ? Qui connaît la tradition ? Nous ! Cette merveille est à nous !"
A partir de cet instant, Carter n'est plus un passionné de blues, un amateur éclairé et un collectionneur averti et friqué. Non, il bascule dans autre chose : l'appropriation culturelle. Ce qu'il fait n'est pas juste une escroquerie, non, il s'accapare tout un pan d'une culture qui n'est pas la sienne, il s'érige en détenteur des secrets du blues...
Voilà donc le thème de ce roman. Il s'agit, pour ceux qui théorisent ce concept, d'une forme de spoliation exercée par la culture dominante (le plus souvent, les hommes blancs) sur d'autres cultures (ici, le blues, donc celle des afro-américains), dont ils adoptent et utilisent les codes comme s'ils étaient les leurs. Carter, jeune homme appartenant à une riche famille blanche, correspond parfaitement au profil.
Seth, qui n'a pas tout à fait le même profil que Carter, a conscience que quelque chose cloche dans leur mode de vie : "nous avions vraiment le sentiment que notre amour de la musique nous apportait quelque chose comme un droit à être noir", explique-t-il, tout en précisant qu'ils n'affichaient pas ce droit présupposé publiquement, en se la jouant gangsta, par exemple.
Seth n'est pas un mauvais garçon, c'est un rêveur, un idéaliste, un passionné. Mais, c'est aussi un personnage assez faible, effacé (de fait, il se fait exploiter par son ami sans que ça semble le gêner, jusqu'à une brutale prise de conscience), et il va se laisser entraîner dans cette histoire, qui va finir par le dépasser complètement. Et qui, surtout, va dépasser bientôt toute forme de rationalité.
Car elle est là, l'idée formidable de Hari Kunzru : appliquer à son histoire, aux allures de romans noirs tout ce qu'il y a de plus classique, autour d'une arnaque qui tourne mal, le thème éternel de l'arroseur arrosé, des codes issus du fantastique pour représenter l'appropriation culturelle. Je ne vais pas entrer dans le détail, il faut vous laisser découvrir tout cela.
Toujours est-il qu'en optant pour cette technique narrative, le romancier parvient nous plonger au coeur de ce phénomène d'appropriation culturelle. Avec ses terribles conséquences. Et elle l'inscrit dans la continuité directe de toutes les persécutions subies par les populations noires en Amérique depuis des siècles.
Petit à petit, à travers les (més)aventures de Seth, le lecteur découvre l'ampleur de la situation. Plus il en apprend sur Charlie Shaw et plus lui apparaissent des éléments troublants, révoltants, dont il n'avait pas du tout conscience. Il se retrouve coincé entre son amitié pour Carter (mais aussi le désir qu'il ressent pour la soeur de ce dernier) et l'histoire tragique de Charlie Shaw.
"Larmes blanches", c'est aussi l'histoire d'une vengeance (j'hésite avec le terme de revanche, mais la revanche impliquerait sans doute d'autres éléments). Une vengeance venue d'outre-tombe. Mais, ici, le fantôme ne vient pas chatouiller les pieds de ses victimes endormies ou faire grincer les boiseries, les meubles... Non, il a trouvé une toute autre manière de faire payer ce qu'il a dû endurer...
Et le préjudice est gigantesque. Impardonnable. Impossible à compenser. Voilà pourquoi j'y vois plus une vengeance qu'une revanche, et pas uniquement à cause du temps qui a passé. Ce qui se déroule dans "Larmes blanches" ne répare pas les avanies du passé. Elle châtie les personnages de roman tout en lançant un avertissement aux lecteurs : soyez sensibles au sort de Charlie Shaw...
En tous domaines, gare à la recherche de l'authenticité, ce mot si paradoxal que, lorsqu'on le met en avant, c'est qu'on parle probablement de quelque chose qui ne l'est pas. La vraie authenticité, si vous me pardonnez cet apparent pléonasme, ne se fabrique pas, comme le voudrait Carter. Il dépend de critères que ni l'argent ni la technologie ne peuvent procurer.
A ce sujet, un élément un peu anecdotique, rien ne dit même que c'est volontaire, mais je pense que c'est un clin d'oeil glissé par Hari Kunzru : en tapotant Charlie Shaw sur un moteur de recherche, je me suis rendu compte que c'était le nom d'un rappeur. Mais pas n'importe lequel, c'est le nom de l'homme qui a "prêté" sa voix au groupe Milli Vanilli pour le tube "Girl you know it's true".
Retrouver ce nom dans le contexte particulier de "Larmes blanches" m'a fait sourire, mais pas seulement. Derrière Milli Vanilli, se trouve Frank Farian, spécialiste du genre, puisqu'il avait déjà fait pareil avec Boney M une décennie plus tôt. Un producteur allemand, blanc, qui se cachait derrière des chanteurs et danseurs noirs... On est en plein dans notre sujet, non ?
Quant au titre, "Larmes blanches", on pourrait croire qu'il s'agit d'un calembour, mais ce n'est qu'une coïncidence. C'est la fidèle traduction du titre original, "White tears", et c'est un synonyme pour les larmes de crocodile, ces larmes dépourvues de sincérité que versent ceux qui se font prendre en flagrant délit d'appropriation culturelles. Les larmes versées dans le roman d'Hari Kunzru seront bien plus amères...
L'histoire du blues est pleine de légendes de musiciens ayant signé un pacte avec le diable. Et "Larmes blanches", c'est aussi l'histoire d'un pacte de ce genre... Celui que signe Seth sans même en avoir vraiment conscience avec Carter. Un diable blanc, aux ambitions démesurées et à l'appétit féroce, qui entend bien tout garder pour lui...
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