samedi 24 février 2018

"Les factotums ne comprenaient rien au monde extérieur, mais le monde extérieur ne comprenait rien aux factotums".

Retour à Civilisation aujourd'hui, puisque tel est le nom de l'univers dans lequel se déroule le cycle dont nous allons parler. Un univers composé de cinq baronnies, ce qui devrait logiquement, nous valoir une série de cinq romans. Cinq baronnies qui ont chacune une société particulière, mettant en avant des orientations politiques qui surprennent et dérangent leurs voisins. Après avoir découvert Anasterry et son utopie humaniste, direction Grish-Mère, la plus atypique des baronnies de civilisation, à plus d'un titre. "Grish-Mère", c'est le deuxième volet (en grand format dans la collection Bad Wolf des éditions ActuSF) de la série d'Isabelle Bauthian, "les Rhéteurs", qui met les utopies sur le gril et démontrent les petites et les grandes hypocrisies de ces baronnies si fières de leurs modèles respectifs. Et, à travers elles, les petites et les grandes hypocrisies de notre monde à nous, les progrès qu'il nous faudrait faire toutes et tous pour améliorer notre quotidien... Un second tome très ancré dans l'actualité récente et les débats de fond qui font beaucoup parler sur les réseaux sociaux, dans les médias et ailleurs...



Trop bon, trop con. C'est une définition certes assez lapidaire, mais très juste de ce que ressent Sylve, jeune homme originaire de la baronnie de Landor. Par amour, il s'est laissé embobiner par Lacian, l'être en qui il avait le plus confiance. Il lui a laissé l'accès au temple qu'il était chargé de surveiller et l'autre en a profiter pour voler une statuette votive et se faire la malle...

Il a fallu plusieurs mois avant de se rendre compte de ce méfait et il ne reste que quelques semaines désormais à Sylve pour réparer son erreur et sauver son honneur. Avec bien peu d'indices, sans même savoir à quoi ressemble l'objet qu'il recherche et un gros retard sur le sale traître qui s'est bien payé sa tête. Mais, Sylve a une idée précise de l'endroit où Lacian a pu emporter la statuette et chercher refuge : Grish-Mère.

Mais, avant de vous parler de cette baronnie, prenons les choses dans l'ordre. Laissez-moi vous présenter Sylve, personnage central de ce roman. Alors qu'il était encore enfant, il a été conduit par sa mère jusqu'aux portes de la plus importante et renommée école de Civilisation, située dans la baronnie de Landor.

Cette école forme des serviteurs exceptionnels destinés à devenir les éminences grises des plus importants seigneurs locaux. Et quand je dis exceptionnels, ce n'est pas un mot galvaudé : ils sont aussi doués pour les tâches ménagères que les questions administratives, ils possèdent une culture générale non pas encyclopédique, mais carrément exhaustive, ce sont des combattants hors norme...

Ce n'est pas pour rien qu'on appelle les élèves formés à cette école des factotums. Des hommes à tout faire digne de la plus grande des confiances. Pas uniquement des serviteurs, mais des experts, comme ils se présentent volontiers eux-mêmes, avec, dans la voix, une fierté teintée d'orgueil. Sur eux, reposent le sort des plus grandes familles de Landor.

Dans l'ombre, les factotums agissent, délèguent, ordonnent, espionnent, parfois, défendent, flattent, quand c'est nécessaire. Bref, ils se rendent indispensables en toutes choses à tout moment du jour et de la nuit. La formation d'excellence qu'ils ont reçue confine à la perfection et, une fois retournés à la vie civile, le factotum se doit de faire honneur à ce statut.

C'était le cas de Sylve... jusqu'à ce que Lacian lui plante un couteau dans le dos et n'assassine sa réputation et son honneur... Sylve sait que, quoi qu'il arrive, qu'il réussisse où non à rapporter la statuette avant les fêtes qui lui sont dédiées, il ne sera plus jamais un factotum. On ne lui pardonnera pas son erreur, il se pourrait même qu'à son retour en Landor, on décide de l'exécuter...

Mais quelle importance, puisque Sylve, par amour, par bêtise, a perdu tout ce qui faisait son existence depuis près de 20 ans. Tout ce pourquoi il a souffert jour et nuit pendant tant d'années, apprenant, s'exerçant, s'améliorant, s'enrichissant, se gavant de savoirs divers et variés, bataillant férocement, cherchant à sortir du lot le plus relevé qui soit...

Retrouver la statuette sera sa dernière action d'éclat et ensuite, advienne que pourra ! Il a donc a son tour pris discrètement la route de Grish-Mère, un parcours semé d'embûche, malgré ses talents. Avec le compte à rebours en tête, il cherche à élaborer un plan viable. Car, aller à Grish-Mère n'a rien de simple, bien au contraire.

Eh oui, il est maintenant temps d'évoquer cette baronnie qui donne son nom au roman. Je l'ai dit plus haut, elle est sans doute, et de loin, la plus atypique des cinq baronnies de Civilisation. D'abord, sur le plan géographique : c'est une île. Oh, pas juste une île, ce serait trop restrictif. Grande comme un continent, entièrement urbanisée au détriment de la nature originelle et quasiment inaccessible.

En effet, à Civilisation, on n'a pas vraiment le pied marin. On ne navigue pas et aucun bateau ne fait la navette entre le continent et Grish-Mère. Pour traverser le détroit, il n'y a qu'une seule solution : emprunter un pont. Mais, là encore, pas n'importe quel pont. La plupart du temps, il est sous les eaux et n'est à découvert que lors des deux marées trisannuelles...

Autrement dit, pour rallier Grish-Mère, mieux vaut être à l'heure, sinon, on peut attendre longtemps... Et même si on est bien présent à l'entrée du pont au moment où les eaux refluent, il n'est pas certain qu'on vous laisse passer. Parce que n'entrent à Grish-Mère que ceux qui ont vraiment quelque chose à y faire, et les factotums déchus mijotant un mauvais coup n'entrent pas dans cette catégorie.

Dernière caractéristique de Grish-Mère, cette fois historique et politique, c'est une société matrilinéaire, la seule du genre en civilisation (les quatre autre baronnies étant effectivement patriarcales). Une baronnie créée par les femmes, pour les femmes, comme on la présente souvent, une réponse, justement, aux modèles politiques et religieux continentaux qui relèguent les femmes au second plan.

C'est vous dire si la tâche de Sylve s'annonce compliquée... Gagner Grish-Mère, s'y faire discret tout en y défiant l'autorité... Et en plus, au cours de sa fuite, il a pris un mauvais coup qui le diminue considérablement. Affaibli et fiévreux, le factotum reste un expert capable de se sortir des situations les plus complexes, mais sa lucidité est entamée...

Son plan, c'est de se planquer dans un des convois qui doit se rendre sur l'île. Ces véhicules appartiennent, pour la plupart, aux différentes guildes et Sylve pense pouvoir se glisser au milieu de ce trafic sans se faire remarquer. Sauf qu'il n'est décidément pas au meilleur de sa forme, qu'il commet quelques erreurs...

Et qu'il n'a pas choisi le bon convoi...

Pris sur le fait, le voilà aux mains de la Guilde des Epiciers dont les membres acceptent de le transporter, mais à la condition qu'il se mette à leur service, et à l'oeil, histoire de rembourser les préjudices qu'il a occasionnés. S'il lui reste du temps libre, alors, il pourra mener son enquête, mais sa priorité, ce sera la Guilde.

Cette Guilde, nous la connaissons. Nous l'avons déjà croisée dans "Anasterry", en particulier son jeune patron, Thélban Acremont, qui a, de facto, pris la tête de la Guilde en remplacement de son père, à la santé fragile. A ses côtés, Céleste, la soeur jumelle de Thélban, musicienne de grand talent dont la rumeur dit qu'elle est la maîtresse de son frère, et Constance d'Eminor, guerrière originaire d'Anasterry, épouse légitime de Thélban...

Autour d'eux, les employés de la Guilde, dont Racine, le bras droit de Thélban, et Vigal, son grand ami. A la surprise (un peu dégoûtée) de Sylve, cet entourage est composée aussi bien d'humains que de mi-hommes et même de créatures qui, partout ailleurs, et surtout à Landor, n'occuperaient jamais des emplois dédiés aux humains.

Car, il faut le dire, si la formation suivie par les factotums est exceptionnelle et d'une qualité optimale, elle forme aussi des garçons, quasiment exclusivement, dont la vision du monde est très conservatrice... Alors, entre cette compagnie cosmopolite et cette île dirigée par des femmes, Sylve se retrouve dans une situation pour le moins déroutante...

Son savoir, intellectuel, manuel ou militaire, est d'un seul coup bien moins efficient, parce qu'il ne s'applique plus, comme à Landor, à un contexte immuable, bien rangé, clair et précis. Le logiciel de Sylve patine un peu, et ce n'est qu'un début : cette aventure vers Grish-Mère va se charger de remettre en question tout ce qui fonde l'existence monolithique de Sylve.

Aux factotums, on apprend énormément de choses, mais pas le pragmatisme, l'adaptation au monde tel qu'il est. Ils sont formatés, munis d'oeillères et ne répondent qu'au modèle qu'on leur a inculqué. Ils sont humains, mais on en a fait des espèces de robots de chair. Sylve n'échappe pas à cette règle et son retour sur terre va être brutale.

Le jeune homme se retrouvent en effet entouré de gens rusés, roués, même, dénués de scrupules, capables de jouer tous les coups, même les plus tordus, ayant une vision toute relative de l'honneur et de la règle strictement établie... Et, soudainement, apparaît au grand jour un trait de caractère commun aux factotums, même les plus doués : la naïveté.

Peut-être le pire des défauts d'une cuirasse apparemment invulnérable. Sylve, tellement habitué à tout maîtriser, calculateur sur pattes capable d'anticiper le moindre coup (il fait penser à un Terminator, par moments, on se retrouve dans sa tête et on voit défiler les données en caractères rouges à travers son oeil), de détecter le moindre bruissement... bugue.

Je ne vois pas d'autres mots, c'est exactement ça : lui qui a réponse à tout, pas par forfanterie, mais parce que c'est son métier d'avoir réponse à tout, se retrouve à devoir gérer l'ingérable. La machine redevient humaine, comme le carrosse redevient citrouille et désormais, Sylve, attachant malgré tous ses défauts et sa vision du monde très réac, est pris au piège.

Trop bon trop con, pourtant, il aurait dû se méfier, il était prévenu ! Il s'est fait avoir une fois par un Lacian, il n'allait quand même pas se faire avoir mille fois par mille Lacian (ou un truc dans le genre) ! Eh bien si ! Parce que, en quittant Landor, Sylve se retrouve dans un autre monde qui fonctionne autrement et dans lequel ses immenses talents son inopérants...

Ainsi livré à lui-même, incapable de reprendre les choses en main, il va se retrouver au coeur d'intrigues et de manigances, sur fond de politique et de religion, auxquelles il ne comprend goutte. Qui, d'ailleurs, le manipule ? Et dans quel(s) but(s) ? Le temps qu'il se rende compte qu'on se joue de lui, il est bien trop tard pour éviter le pire.

Difficile de savoir si ce qui provoque le plus l'effroi chez Sylve est cette sensation d'avoir perdu le contrôle ou le fait qu'il découvre un monde inconnu, avec un fonctionnement qui, pour lui, frise l'hérésie à chaque instant. Car, on est dans une série qui s'appelle "les Rhéteurs", rappelons-le. Il y a donc confrontation, débats d'idées, échanges et disputes (dans tous les sens du terme).

Pour dire les choses simplement : la vision de Sylve, c'est celle de notre monde, patriarcal, blanc, dominé par une élite minoritaire en nombres, reposant apparemment sur des classes sociales, mais, dans les faits, sur un véritable système de castes (la formation de factotum étant d'ailleurs l'unique moyen de s'élever dans sa société et de quitter sa "plouquie", comme le disent entre eux les élèves).

Entre le regard des membres de la Guilde des Epiciers, teinté d'humanisme et de tolérance, certes, mais aussi de roublardise et d'affairisme, on le sait depuis "Anasterry", et la société matrilinéaire de Grish-Mère qui impose la domination de la femme sur un homme socialement réduit à la portion congrue, tout juste toléré et devant se faire tout petit, on comprend que Sylve soit proche du burn-out.

Grish-Mère... Ce n'est pas le royaume des Amazones, mais plutôt une sorte de négatif de ce que sont les sociétés patriarcales qui ont l'hégémonie, en fantasy comme dans notre monde vrai de vrai. Tous les codes que nous connaissons y sont renversés, jusque dans la célébration exacerbée du culte de la féminité, vous le découvrirez.

L'homme, je parle du sexe, pas du terme générique pour désigner les humains, y est donc déclassé. Il n'a aucun pouvoir, à peine le droit de l'ouvrir, citoyen de seconde zone (et même moins que ça encore). Il y a des hommes sur Grish-Mère, mais on comprend bien que si cela était possible, alors, on se passerait volontiers d'eux.

Pourtant, le roman d'Isabelle Bauthian va bien au-delà de cette vision manichéenne des choses, toujours simpliste. En opposant une société féministe à l'extrême au modèle masculiniste commun, elle met en place un système utopique qui, sur le papier, devrait être meilleur, merveilleux, allez, disons le mot : parfait.

Or, ce n'est pas le cas. Comme Ansterry, dont l'humanisme flamboyant reposait sur un mensonge abject, le modèle de Grish-Mère a aussi ses facettes plus sombres, ses malfaçons. On pourrait même comparer Sylve et Grish-Mère, chacun à leur échelle : ils sont des utopies, formé ou conçue comme tels, mais lorsqu'on les confronte au réel, les choses se gâtent...

Ici, entre Landor et sa société ultra-conservatrice, la Guilde des Epiciers, nettement plus libérale, et Grish-Mère, exception à toutes les règles, ce sont trois visions du monde qui s'affrontent à travers les mots des uns et des autres. Et de ces débats naît encore une fois que la perfection n'existe pas et qu'il faut d'abord faire de son mieux, dans l'intérêt général.

Quant à Sylve, lui, ce n'est pas juste sa vision du monde qui est remise en cause. Ce n'est pas juste son statut de factotum qui est battu en brèche. C'est carrément ce qu'il est qui est remis en perspective. Et en particulier, sa posture virile qui fait partie intégrante du bagage du factotum. Tout au long du roman, alors qu'on découvre par des flash-backs, son apprentissage en parallèle de sa quête, on voit l'ambiguïté de ce personnage.

Coincé dans ce moule où on l'a balancé pour permettre à sa famille de (sur)vivre, enfermé dans ce carcan social, il a grandi comme un arbre qu'on entoure de grilles pour qu'il pousse bien droit. Dans la norme. Mais, se pourrait-il que dès le départ, Sylve ait été, inconsciemment, anormal, c'est-à-dire hors de cette norme qui régit le Landor depuis toujours ?

Lancé dans une quête pour l'honneur, une mission désespérée, quasiment suicidaire, Sylve va se retrouver malgré lui, sans l'avoir sollicité, mais peut-être pour son bien, dans une quête de soi qui pourrait le métamorphoser de bien des manières possibles. Je ne sais pas si l'on recroisera Sylve dans les prochains épisodes des "Rhéteurs", mais je serais étonné, dans ce cas, qu'il soit le même que dans Grish-Mère".

Avec ce second tome, Isabelle Bauthian remet en place la recette qui présidait dans "Anasterry" : proposer une espèce de fable, en utilisant les outils de la fantasy, pour évoquer la société et ses dysfonctionnements. Les baronnies de Civilisation sont des archétypes de ce qui ne va pas bien dans notre monde, de ce qui propage la haine, l'intolérance et empêche l'harmonie, l'utopie, d'exister.

Après le racisme et le rejet de l'autre et des différences physiques dans "Anasterry", elle s'attaque à la condition féminine, mais aussi à l'homosexualité, elle brise des tabous, bouscule le lecteur autant que ses personnages en faisant vaciller les certitudes, les évidences. Comme elle le fait pour le personnage de Sylve, elle nous impose de décaler notre regard afin d'envisager le monde différemment.

Ne vous attendez pas à de la fantasy épique, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'action, mais on est plutôt dans une espèce de conte philosophique, de comédie humaine version fantasy, qui va s'attaquer à nos petits travers. Et à révéler et démasquer l'hypocrisie qui, souvent, est tapie dans l'ombre et tire bien des ficelles.

C'est une fantasy qui pousse à la réflexion (Isabelle Bauthian n'est pas la seule à l'envisager ainsi, mais, dans son cas, la réflexion est essentielle, inséparable du récit et des émotions qu'il génère), qui pousse aussi à la remise en question en nous faisant honte, en nous posant devant nos contradictions, nos erreurs de jugement et en nous mettant le nez dedans.

Bon, j'ai fait super long, je n'en dis pas plus. Je vous encourage simplement à découvrir ce cycle très original et très intéressant ("Anasterry" est d'ailleurs désormais disponible en poche, n'hésitez pas). Et le rendez-vous à Montès, troisième étape annoncée de ce périple en Civilisation, est d'ores et déjà pris, tout en souhaitant bon courage à Isabelle Bauthian, dont le cerveau va maintenant devoir turbiner à fond.

Et je suis très curieux de savoir quel angle elle adoptera pour nous présenter cette troisième baronnie.

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