J'avais déjà cité Virgile en titre d'un billet et c'était déjà pour un roman de l'auteur du soir ! A croire que Valentin Musso, professeur de lettres de son état, et l'auteur de l'Enéide (dont est tirée la citation ci-dessus) sont vraiment en phase ! Troisième roman pour ce jeune auteur (oui, c'est le frère de Guillaume, c'est dit, on n'en parle plus), et première incursion dans le thriller historique avec un projet assez casse-gueule : implanter un récit de serial killer dans une époque où ce vocable n'existait pas encore, pas plus que les méthodes de profilage. Mais, Valentin Musso est un malin, il n'a pas choisi n'importe quelle époque comme cadre pour "le murmure de l'Ogre" (en grand format au Seuil et désormais disponible en poche chez Points) : le début des années 20.
Frédéric Berthellon travaille au fameux hôpital Sainte-Anne, à Paris, où il est spécialisé dans l'étude des maladies mentales. Un jour de printemps 1922, il est convoqué à la Sûreté générale, les hautes instances de la police, qui a une mission à lui confier... Le scientifique est surpris par cette demande, mais il va accepter de quitter la capitale sans trop en savoir sur la mission, parce qu'il sait qu'il va retrouver un ami à Nice...
C'est en effet sur la Côte d'Azur qu'on l'envoie aussitôt, où il retrouve Louis Forestier. Les deux hommes se sont rencontrés par hasard pendant la Grande Guerre et sont restés amis depuis. Forestier n'est pas n'importe qui, il est à Nice, le commissaire des brigades mobiles, celle qu'on surnomma avant la guerre "les brigades du Tigre" et qui sont désormais la force policière sur laquelle la France entend moderniser son système...
Certes, ces retrouvailles ravissent les deux hommes, mais la raison de la venue de Frédéric à Nice, elle, est beaucoup moins réjouissante... Louis apprend à son ami que la ville a connu récemment deux meurtres à l'étrange mise en scène. Les deux victimes étaient des prostituées et on ne tient aucune piste pour le moment.
Or, le mode opératoire du tueur est si... bizarre, que le commissaire, certain d'avoir affaire à un fou, a eu l'idée de demander de l'aide à son ami, afin que celui-ci puisse, par son savoir, donner des indications aux enquêteurs quand aux mobiles de l'assassin... On ne parle pas de profilage, le mot n'apparaîtra que bien plus tard, évidemment, mais c'est l'idée : comprendre le tueur pour mieux le coincer...
Mais, avant de se pencher sur le tueur lui-même, c'est sur les corps que Frédéric va jeter un oeil expert. Et les indices laissés volontairement par l'assassin vont trotter dans son esprit. Avec l'aide d'un autre ami de Forestier, un certain Raphaël Mathesson, un homme riche et oisif, un tantinet excentrique et passionné d'aviation, les trois hommes vont déchiffrer ce qui est sans doute un message du tueur...
Un message qui plonge dans la mythologie en faisant référence à un texte (si vous êtes malin, vous aurez déjà compris lequel) et indique la direction où l'assassin compte les mener : en enfer... Un funeste présage qui va s'avérer exact assez rapidement. Car, Louis n'a pas tout dit à Frédéric... Les deux prostituées ne sont que les premières victimes d'une série déjà plus longue...
Une série qui a pourtant changé : les deux autres corps martyrisés qui ont été découverts sont des enfants. Devant l'horreur des faits, la police, qui a rapidement rapproché tous les meurtres, a choisi de ne pas communiquer. Or, comme les deux enfants sont issus de milieux pauvres, la curiosité de la presse a fait long feu, tout comme pour les deux femmes...
Mais, le temps presse, il est certain que le tueur va frapper de nouveau. Et, lorsqu'un nouvel enfant disparaît, tout change : cette fois, on s'attaque à une famille aisée qui a ses habitudes à Nice, dans ces vastes et belles demeures... Forestier et ses hommes vont donc se retrouver sous la double pression des journalistes et de la hiérarchie...
Forestier, Berthellon et toute la brigade mobile de Nice retrousse alors ses manches pour éviter de nouveau drame et remonter la piste d'un tueur pour le moment insaisissable. Pour y parvenir, ils disposent de nouvelles techniques d'investigation que Edmond Locard vient de mettre au point à Lyon et qui commencent à se généraliser, mais aussi des connaissances de Frédéric en matière de pathologies mentales...
Et il va en falloir, de la sueur, de l'abnégation, de la réflexion et même un peu de sang pour réussir à cerner celui qui va devenir, ô glorieuse imagination journalistique, "l'Ogre". Et surtout, se faire une idée précise de la personne à qui on a affaire : Landru vient d'être envoyé à la guillotine quelques semaines plus tôt mais ceux dont l'irresponsabilité est reconnue évitent le châtiment suprême... En cas de procès, il faudra bien se faire une idée précise...
"Le murmure de l'Ogre" est un roman de serial killer assez classique dans son fond. On ne s'ennuie pas une seconde, attention, l'intrigue est très bien menée, pleines de rebondissement, le méchant est retors à souhait, mais l'originalité du roman réside vraiment dans le contexte historique choisit par Valentin Musso comme cadre de son roman.
Nous sommes en 1922, la France se remet encore de cette terrible boucherie que fut la guerre de 14. Forestier a lui-même été blessé au front. La Côte d'Azur retrouve peu à peu sa position d'eldorado, perdue lorsque les palaces furent réquisitionnés pour devenir des hôpitaux de campagne... Et tout le pays est encore en reconstruction...
La police, elle, est en pleine restructuration. Les fameuses brigades mobiles incarnent une modernité nouvelle et c'est sur elle qu'on entend, en haut lieu, bâtir une police nouvelle en faisant table rase du passé... Cela ne fait pas que des heureux et les hommes de Clémenceau ne sont pas forcément très bien vus par les autres forces de l'ordre.
A Nice, d'ailleurs, la brigade est toute récente et Forestier a accepté le poste car son épouse est italienne. Mais rien n'est facile et la collaboration entre services, quasiment impossible... Eh oui, la guerre des polices, ce n'est pas nouveau ! La brigade mobile a donc un peu plus la pression : un échec dans l'affaire de l'Ogre ternirait forcément sa réputation montante et pourrait remettre en cause son installation à Nice...
Le début des années 20, c'est aussi la création du premier laboratoire scientifique au monde, à Lyon. J'ai cité plus haut son fondateur, Edmond Locard. Les premiers "Experts", c'est lui, avec des moyens rudimentaires et des méthodes artisanales. Mais c'est le début d'une révolution dans l'investigation policière, avec une conséquence fondamentale : la fin annoncée de la religion de l'aveu, en vigueur depuis des siècles. Désormais, on a d'autres moyens de coincer un criminel, et cette foi, incontestables (à condition de respecter des procédures strictes, évidemment...).
Et puis, toujours dans cette période, la manière d'envisager la psychiatrie change. En 1922, l'hôpital Sainte-Anne, à Paris, là où travaille Frédéric Berhellon, accueille le premier service libre de psychiatrie. En clair, on n'y interne pas forcément le patient quand il arrive dans les lieux. C'est une des révolutions de cette époque en matière d'étude des pathologies mentales.
Dans "le murmure de l'Ogre", Berthellon incarne cette nouvelle espèce de médecins comme Forestier incarne une nouvelle façon d'envisager la police. Ils sont, à eux deux, l'entrée de la France dans une certaine modernité. Mais, ils se retrouvent aux prises avec un cas inédit, insolite, un tueur qu'ils ne comprennent pas, sur lequel ils n'ont que peu de repères, tant scientifiques que judiciaires, et sans outil véritable pour le contrer.
Valentin Musso joue à fond la carte de la fiction, on flirte sans doute par moments avec l'anachronisme, mais peu importe, il y a cette idée que ce tueur hors norme peut être arrêté, et le plus rapidement possible, grâce à la science, sous différentes formes, grâce au progrès (oui, je sais, pour certains, c'est un gros mot, mais c'est le mot qu'il faut)...
Pourtant, au coeur du "Murmure de l'Ogre", on retrouve un thème central qui était déjà présent et structurait ses deux premiers romans : les secrets de famille. Vous me connaissez, je ne joue jamais les psys de comptoir, d'abord parce que ce n'est pas le sujet, ensuite parce que je suis sans doute bien mauvais dans ce domaine, mais trois romans aussi différents qui ont cette thématique en commun, ça interpelle, non ?
L'idée que notre passé influe forcément sur nous est ici très habilement utilisé. Dans le cas du tueur, c'est assez courant, on cherche ce qui a pu déclencher une telle "folie" meurtrière (je mets des guillemets à folie, car il ne s'agit pas de son acception médicale), les raisons de la pathologie et ce qui a entraîné le passage à l'acte.
Pour nous, spectateurs habitués de séries, de films ou de romans traitant de serial killers, évidemment, tout cela nous semble d'une logique imparable, presque le BA-B.A. du métier. Mais nos personnages n'ont évidemment ni ce savoir théorique (et fictionnel, donc sans doute joyeusement erroné...), ni cette culture populaire, autre que les récits de l'affaire Landru ou autres faits divers marquants sur lesquels ils ont pu enquêter.
Sans oublier qu'ils ne disposent pas non plus de la technologie dont notre époque dispose. Amusant, à ce titre, de voir un assassin laisser avec autant de désinvolture ses empreintes digitales sur les scènes de crime et de voir le mal qu'ont les enquêteurs à utiliser un fichier centralisé à Paris, tenu à jour avec assez peu de soin, fiches mélangées, pas remises en place, détruites suite aux changements de méthodes sur les relevés, etc.
Idem pour certaines recherches sur des documents découverts en cours d'enquête. La piste ne mène pas à Nice ou ses alentours, aussi, pour être exploités, il va falloir du temps, trouver quelqu'un qui puisse se déplacer, retrouver les documents correspondants, etc. On imagine la frustration et l'impatience des enquêteurs devant le temps qui passe, inexorablement, alors que la menace de nouveaux crimes plane...
Reste une dernière question omniprésente dans ce roman, sur laquelle je me garderai bien de trancher ou de vous inviter à débattre, mais qu'il faut évoquer : la responsabilité devant la loi de ce genre de tueurs. J'ai rapidement abordé le sujet dans le résumé, je vais en dire un peu plus ici, évidemment sans rien dévoiler de l'intrigue, rassurez-vous.
Il semble naturel que l'opinion, la presse et même les enquêteurs pensent que l'Ogre est un fou furieux. La façon dont il agit, les meurtres eux-mêmes n'ont rien d'ordinaire et il devient alors peut-être aussi plus facile, comme on exorcise une peur, de cataloguer leur auteur comme un fou... Oui, mais... Qui dit fou, dit irresponsabilité devant les Assises, et donc une non-reconnaissance de culpabilité (sans même parler de peine qui, en 1922, serait forcément capitale...).
La présence de Berthellon répond aussi à cet enjeu : en étudiant le cas de cet assassin sans même l'avoir arrêté, ni même avoir la plus petite idée de qui il est, il s'agit de déterminer si, oui ou non, l'Ogre pourrait être jugé responsable de ses actes. Je mets un conditionnel, mais on sait bien que la pression politique et populaire aura vite choisi son camp, en cas de procès d'Assises... Et, si la peine de mort n'a plus cours de nos jours, les réactions à ce genre d'affaire sont les mêmes...
Alors que l'enquête avance, que l'identité du tueur se dévoile, la question revient, s'impose, même. Est-il complètement fou, irrécupérable, juste bon pour un internement ? Ou bien, malgré les apparences, conserve-t-il une part de santé mentale suffisante pour être reconnu responsable de ses actes (et donc, en cas de procès, envoyé à l'échafaud) ?
Au fil des événements, certains faits interviennent qui font vaciller les certitudes. Jusqu'à ce fameux murmure, qui donne son titre au roman... Le lecteur se retrouve alors devant une situation délicate : se poser lui-même la question de la responsabilité du tueur... Mais aussi, au-delà, la question de ce qu'il faudrait faire...
J'arrête là, on aborde des aspects terriblement polémiques... Reste le "twist" final concocté par Valentin Musso. Une réussite qui, au final, cadre parfaitement avec tout ce que nous venons d'évoquer dans ce billet. La cerise sur le gâteau qui titille la mauvaise conscience, qui met doucement mais sûrement mal à l'aise...
Je crois me souvenir avoir écrit que Valentin Musso était un auteur à suivre, eh bien, cela se confirme. En tout cas, il répond une nouvelle fois aux attentes du lecteur que je suis, emporté dans cette enquête complexe et délicate. Je me suis plongé avec fougue et curiosité dans ce roman et j'ai suivi Forestier, Berthellet et les autres membre de la brigade mobile (je n'ai pas parlé de la galerie de personnages que contient le livre, mais elle ne manque pas d'intérêt) aux trousses de cet Ogre aux motivations déroutantes.
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