Ce verset biblique est la devise du mémorial de Yad Vashem où sont honorés ceux qui ont été déclarés "Justes parmi les Nations". Disons-le d'emblée, la sortie de notre livre du jour (pas un roman, cette fois) tombe dans un contexte tendu, que vous devinez sans que j'aie besoin de m'étendre... Avec "l'étoile jaune et le Croissant" (chez Folio), Mohammed Aïssaoui, journaliste au Figaro Littéraire, s'interroge sur le rôle des musulmans de France pendant l'Occupation et sur leur absence totale parmi les Justes. Si la question est non seulement légitime, mais aussi passionnante, on sort de cette enquête, l'auteur, comme le lecteur, je pense, avec un certain malaise à l'esprit. Comme si l'omerta planait sur cette question...
Deux questions ont été à l'origine de l'enquête qui a abouti à la rédaction de "l'étoile jaune et le croissant". D'abord, pourquoi, parmi les 23000 Justes parmi les Nations, ne trouve-t-on qu'une soixantaine de musulmans, et aucun, originaire de France, du Maghreb ou du monde arabe ? Ensuite, quel a été le rôle de la Grande Mosquée de Paris sous l'Occupation et le recteur de l'époque a-t-il, comme on l'entend parfois, permis à certains juifs d'échapper aux rafles et à la déportation ?
De prime abord, le lecteur que je suis se dit : quel excellent sujet, on va en apprendre énormément et surtout, on va prendre une leçon de tolérance... Mais, voilà, je ne sais pas si Mohammed Aïssaoui pensait comme moi au moment de se lancer à corps perdu dans cette enquête, mais force est de reconnaître que rien ne s'est vraiment passé comme prévu...
Il y a, en premier lieu, évidemment, la difficulté du temps qui passe. Les témoins directs sont de moins en moins nombreux et n'ont pas forcément choisi de se confier à leurs descendants. Alors, rabattons-nous sur les archives, les témoignages écrits, des documents divers et variés... Là encore, le bât blesse, parfois de façon très surprenante...
Dans un pays à la tradition bureaucratique aussi profondément ancrée, comment expliquer qu'on trouve si peu de choses sur la question ? Et, allons plus loin, est-ce imaginable que la Mosquée de Paris ne dispose d'absolument aucun service d'archives digne de ce nom, par lequel on puisse reconstituer, au moins partiellement, les événements qui se seraient déroulés dans ce lieu ?
Attention, il ne s'agit pas d'attaquer tel ou tel, mais bel et bien de constater qu'on ne sent pas, sur la question, un empressement à évoquer la période... Dalil Boubakeur, actuel recteur et personnage pourtant au combien respectable, semble lui-même accorder assez peu de crédit à l'idée d'une filière permettant aux Juifs de fuir via la Grande Mosquée de Paris...
Idem du côté des responsables du Mémorial de Yad Vashem. Si l'on comprend bien leur volonté de s'appuyer sur des données vérifiables, vérifiées, recoupées au terme d'une longue enquête, et donc, leur difficulté, faute d'archive, à aborder la question de la Mosquée de Paris, on comprend mal, par exemple, que Mohammed V ne fasse pas encore partie des Justes, alors que son action envers la communauté juive au Maroc, en particulier lorsqu'il refusa la mise en place des lois antisémites promulguées par le régime de Vichy, est de notoriété publique...
Devant l'aspect manifestement épineux de la question, Mohammed Aïssaoui a donc dû renoncer aux voies officielles pour partir à la pêche aux témoignages, afin d'étayer son enquête... Là encore, le temps a fait son oeuvre et les témoins directs ont disparu... D'un documentaire diffusé sur FR3 au début des années 1990 dans une certaine indifférence au film d'Ismaël Ferroukhi, "les hommes libres", les pistes existent, mais comment affirmer que les faits racontés sont avérés ?
Alors, Mohammed Aïssaoui va s'orienter vers une personnalité clé de cette période : Si Kaddour Benghabrit, fondateur de la Grande Mosquée de Paris et son recteur pendant l'Occupation. C'est lui qu'on voit en couverture de l'édition Folio de "l'étoile jaune et le Croissant" et, dans le film de Ferroukhi, c'est le formidable Michaël Lonsdale qui l'incarne...
Si le personnage est fascinant, autorité morale manifeste, grand diplomate sachant parfaitement ménager la chèvre et le chou, homme de grande culture, mais aussi auteur de pièces de théâtre fort légères, voire licencieuses, bon vivant, amateur de bonne chère et volontiers séducteur, il n'en reste pas moins assez difficile de savoir quel a été son rôle exact vis-à-vis des Juifs...
Là encore, Aïssaoui n'aura à se mettre sous la dent que des témoignages indirects, des présomptions, des accusations allemandes qui ont pesé sur lui, des inimitiés fortes des milieux antisémites, y compris au sein de la communauté musulmane, la présence parmi ses proches de résistants, rien ne permet de trouver les éléments décisifs qui feraient sortir son action supposée en faveur des Juifs de la légende pour en faire un fait historique...
Et si les recherches semblent dessiner le portrait d'un personnage plein d'ambiguïtés, peut-être même des zones d'ombre, on découvre aussi que Si Kaddour Benghabrit devait suffisamment déranger nombre de ses contemporains pour qu'on essaye de lui nuire, de le calomnier ou de l'accuser de tel ou tel méfait. Dans un sens comme dans un autre, aussi bien vers la Collaboration que la Résistance... Et tout cela ne tient, bien souvent, guère la route...
Citons deux histoires remarquables, et elles ne sont pas les seules, qui ne peuvent qu'émouvoir mais aussi sérieusement faire réfléchir... La première, c'est celle d'Oro Tardieu. Infirmière, juive née au Maroc, elle travaille à l'hôpital franco-musulman de Bobigny, dont la gestion dépend de la Grande Mosquée de Paris.
Les documents attestant de l'intervention du recteur en faveur de cette jeune femme afin qu'elle conserve son emploi après l'entrée en vigueur des lois anti-juives de Vichy existent. Mais cela suffit-il à démontrer que Si Kaddour Benghabrit l'aura protégée ensuite, qu'il l'aura aidée à fuir Paris en la cachant dans les locaux de la Mosquée ? Non, et rien ne vient accréditer cette thèse...
L'autre histoire concerne une personnalité bien plus connue du grand public : Philippe Bouvard. L'homme de radio et de télé se souvient avoir connu, dans son enfance, Si Kaddour Benghabrit. Sa mère et le recteur semblaient amis et le petit Philippe a souvent fréquenté les locaux de la Grande Mosquée à cette époque...
Là encore, on a un témoignage direct qui atteste que le grand recteur de la Mosquée de Paris n'hésitait pas à inviter des personnes de confession juive dans les lieux, mais, si Philippe Bouvard et sa maman ont survécu à cette période terrible, il ne semble pas que Si Kaddour Benghabrit ait joué un rôle ou qu'ils soient passés par la Grande Mosquée pour se sauver...
Mohammed Aïssaoui retracent d'autres destins qui ont tous eu un lien avec le recteur et la Mosquée de Paris, mais, parmi eux, rares sont ceux qui évoquent la protection de l'institution... Et, quand c'est le cas, comme Albert Assouline, qui évoque une fuite par les égouts, aucun document, aucune autre source ne vient corroborer ce témoignage...
Que d'impasses dans les recherches de Mohammed Aïssaoui, qui ne s'est jamais découragé, n'a jamais renoncé ! Et, souvent, le choc de retrouver les mêmes noms dans des témoignages ou des archives et, peu après, sur les listes des victimes de la Shoah... Mais, qu'à cela ne tienne, le journaliste s'entête et nous parle aussi du contexte qui entoure ces événements.
Et on apprend une foule de choses, en particulier à propos de la communauté musulmane de France (une France encore élargie à ses colonies d'Afrique du Nord, évidemment). On la découvre sujette aux mêmes divisions que l'ensemble de la population française, à cette époque, avec des résistants mais aussi, peut-être plus étonnant, des collaborateurs...
Vous serez sans doute nombreux à découvrir l'existence d'une légion SS musulmane, par exemple... Dans l'idée de Himmler, mais aussi celui des responsables musulmans de cette ahurissante initiative, le vieil adage qui veut que les ennemis de mes ennemis, etc. Eh oui, l'antisémitisme (et je dis bien antisémitisme, même s'il rejoint pour certains acteurs de l'époque l'antisionisme sans s'y substituer) était fortement présent chez certains musulmans qui ont trouvé dans les événements un moyen de l'exprimer de la pire des façons...
Mohammed Aïssaoui, avec "l'étoile jaune et le Croissant", nous propose bien des sujets de réflexion. Mais je suis sorti de cette lecture avec un certain malaise. Un malaise qui n'est pas du tout lié au travail en lui-même du journaliste, bien au contraire, mais plutôt à ce qu'il met en évidence... Lui ne le dit pas ainsi, peut-être me contredirait-il, d'ailleurs, les mots que je vais employer sont ceux d'un lecteur : pourquoi tant de mauvaise volonté, d'un côté comme de l'autre ?
Pourquoi un sujet aussi fédérateur, l'aide des musulmans aux juifs mais aussi l'évidence qu'une vie harmonieuse entre ces deux communautés est possible, ne semble-t-elle pas plus que ça susciter l'enthousiasme ? J'ai été frappé de la froideur, voire du peu d'intérêt pour les questions de Mohammed Aïssaoui, tant chez Dalil Boubakeur que Serge Klartzfeld...
Comment l'idée d'un réseau de résistance protégeant des juifs et les aidant à fuir en zone libre puis outre-mer n'excite-t-elle pas plus les curiosités ? Le prouver, accumuler les sources, les récits concordants, vérifier des dires comme le fait Aïssaoui (en scrutant le plan des égouts de Paris, par exemple) serait d'une portée historique insigne, me semble-t-il !
Eh bien non, on ne se bouscule pas, on se retranche derrière l'absence de preuves matérielles, d'archives, mais est-ce suffisant ? Je veux bien croire que la Grande Mosquée de Paris n'ait jamais eu de services d'archives digne de ce nom, mais ça me sidère, tout simplement... Et, pendant ce temps, les témoins s'éteignent et les preuves éventuelles deviennent de moins en moins directes...
Je me dis que cette enquête (qui sort en poche, donc qui a connu une première vie en grand format) pourrait là aussi réveiller des mémoires, faire resurgir des témoignages, des documents, des récits écrits, etc. Or, il n'y a pas de complément à cette nouvelle édition, comme cela arrive parfois, avec les biographies (je me souviens de la biographie de Simenon par Pierre Assouline, qui avait déclenché un grand nombre de témoignages, au point que, dans l'édition Folio, l'auteur en avait fait écho)...
Nouvelle bouteille à la mer, avec cette sortie Folio ? Je l'espère, pour l'histoire, pour la mémoire, mais aussi pour Mohammed Aïssaoui, qui verrait récompensée sa farouche volonté. Je vais finir en parlant de lui, car il ne faut pas seulement mettre en avant son travail, mais aussi parce qu'il fait briller une lumière dans la tourmente actuelle...
Il y a un esprit de tolérance et de respect de l'autre chez Aïssaoui comme on aimerait en voir plus souvent, alors que des idées nauséabondes sont mises à la une par des individus bien peu recommandables... On le sent, à chaque page, lutter contre les tentations communautaires, contre un antisémitisme de bon aloi dès lors qu'on est musulman, et son enquête va toute entière dans ce sens (ce qui m'énerve encore un peu plus, quand je vois le peu de réaction que cela suscite parmi les figures des deux communautés...).
Mais, il y a un autre élément qui me paraît devoir être souligné pour saluer le travail littéraire et mémoriel que Mohammed Aïssaoui a entrepris. Car, son précédent livre, "l'affaire de l'esclave Furcy" (disponible aussi chez Folio), prix Renaudot de l'essai, retraçait un autre drame humain, s'appuyant sur des archives oubliées et jamais exploitées.
Oui, on peut aussi bien parler de l'esclavage que de la Shoah, on peut, sans les mettre en compétition dans un jeu mémoriel des plus malsains, rappeler quels drames humains, individuels et collectifs, ils ont provoqué. On peut entretenir le souvenir de ces abominations pour que s'effectue de générations en générations la transmission et que jamais ne gagne l'indifférence...
En exergue de "l'étoile jaune et le Croissant", Mohammed Aïssaoui cite Elie Wiesel, qu'il a rencontré au début de son enquête : "celui qui écoute le témoin devient témoin à son tour", lui a dit le prix Nobel de la paix. On retrouve aussi dans ces mots la volonté d'un Primo Levi, celle de témoigner pour lutter contre l'oubli et le passage du temps.
Le paradoxe n'est pas mince : Yad Vashem n'accepte que des témoignages étayés par des documents officiels, la seule transmission orale ne suffit pas... Pourtant, c'est aussi par elle que traversent les époques les récits de ceux qui ont connu et souffert de la barbarie. Sur ce même blog, nous avons parlé de "Kinderzimmer", le roman de Valentine Goby, qui repose sur le récit de survivantes, et ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres...
Mohammed Aïssaoui se veut témoin à son tour, témoin de ce qu'il a pu lire, dénicher, entendre, recevoir de la part de ceux qu'il a rencontrés, qu'il a parfois replongés dans un passé douloureux. Oui, il transmet, et, à notre tour, lecteurs de ce livre, nous serons témoins, certes toujours dans le doute quant aux faits, mais pas à l'esprit, je pense, ni à l'idée que Juifs et Musulmans peuvent vivre ensemble et s'entraider dans les pires circonstances... On en est si loin...
Mais, Aïssaoui, en terminant son livre par cette fameuse phrase, "celui qui sauve une seule vie, sauve le monde entier", rappelle qu'elle est présente à la fois dans le Talmud et dans le Coran. Puisse-t-elle, au-delà des questions de race, de religion, d'origine de toutes sortes, nous inspirer et nous aider à ne jamais oublier les pires heures de l'Histoire afin d'éviter qu'elles puissent se reproduire...
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