jeudi 9 janvier 2014

"Le malheur, ça peut aller bien en dessous de ce qu'on croit..."

En cinq décennies, ou pas loin, la bibliographie de Pierre Pelot est devenue particulièrement conséquente, dans de nombreux genres, de la SF à la littérature générale en passant par le western, le roman noir, le roman historique et même le pastiche (vous ne connaissez pas "Konnar le Barbant" ?). Difficile de vous donner un nombre de titres, sans doute au moins 180, peut-être plus de 200... Certains d'entre eux sont encore disponibles, en poche ou en grand format, d'autre sont réédités assez régulièrement. C'est le cas de "Celle qui ne sait pas dire je", notre livre du soir, que Plon avait publié en 1987 et qui ressort aujourd'hui aux éditions Héloïse d'Ormesson. Un roman typique de l'oeuvre du romancier vosgien, sombre et brûlant, en vase clos avec une présence lumineuse en son coeur... Pas forcément suffisante pour dissiper toutes les ténèbres...





Cardo a fait une longue route en cet automne torride. Des centaines de kilomètres depuis la Meurthe-et-Moselle jusqu'aux confins des Vosges et de la Franche-Comté qu'il a avalées au volant d'une voiture bringuebalante mais avec une détermination chevillée au corps : celle de rencontrer celui qui saura l'aider, alors que tout espoir rationnel l'a abandonné...

Celui qu'il vient voir dans ce coin complètement perdu au coeur de la forêt, bien loin de toute ville, possède, dit-on, un don de guérison qui a fait ses preuves. Or, la femme de Cardo est en train de mourir, rongée par la maladie à un stade tel que les médecins ont avoué leur impuissance à l'homme. Cardo a donc voulu saisir la dernière chance de sauver son épouse en demandant son aide à un rebouteux.

Mais Cardo va vite déchanter... Gussa, le fils de l'homme qu'il est venu voir, lui apprend que son père est mort, quelques semaines plus tôt... Abasourdi, le mot est faible, pour qualifier l'état dans lequel se retrouve alors cet époux désespéré... Il se voit déjà rentrer chez lui pour assister aux derniers instants de celle qu'il a laissée aux bons soins de son frère jumeau, Elme.

Pourtant, Gussa ne renvoie pas immédiatement l'homme. Il lui laisse entendre que le don de son père défunt n'est pas perdu. Avant sa mort, celui qu'on appelait "l'Index" aurait transmis son savoir-faire à sa fille, que tout le monde appelle Mique, une jeune femme de 20 ans, qui a la particularité de ne parler d'elle qu'à la troisième personne du singulier...

Gussa, qui a décidé d'endosser le costume de chef de famille, alors que sa mère s'enfonce dans une torpeur et une tristesse fatales, impose à sa soeur d'aider Cardo (contre forte rémunération). Pour cela, il faut que Cardo emmène Mique avec lui pour qu'elle aille sur place exercer son don. Impose, car Mique, qui n'a encore jamais soigné quiconque, n'a pas très envie d'assumer ce don.

C'est donc contre son gré qu'elle va repartir avec Cardo et se pencher sur sa femme, au grand dam d'Elme, qui ne voit en elle qu'une espèce d'escroc n'ayant pour unique ambition que de les plumer avant de les laisser dans la même effroyable situation. A-t-il tort, raison ? Cardo s'est-il laissé aveugler par sa douleur ?

Pendant que Mique l'emmène dans un improbable pèlerinage, indispensable, dit-elle, pour obtenir la guérison, Guessa, à la maison, a commencé une étrange chasse au trésor... Comme s'il cherchait autant de l'argent caché quelque part que la légitimité du chef de sa famille... Il y a quelque chose d'une fable de la Fontaine, "la Poule aux oeufs d'or", dans le comportement de Gussa...

Difficile de dire ce qu'est exactement "Celle qui ne sait pas dire je". Mon impression, c'est un double huis-clos familial qui s'interpénètre... Vous savez, comme ces ensembles mathématiques, ces ballons de baudruche contenant des données et qui se retrouvent avec une zone commune... Et l'intersection, c'est Mique. Peut-être même n'est-elle qu'un point de tangence, rien de plus, mais elle est le lien entre ces deux familles en déliquescence qui sont au coeur du livre.

Elle est ce point lumineux que j'évoquais en préambule, parce qu'elle est la seule qui ne semble pas, de tous les principaux protagonistes, accablée par la douleur ou le désespoir. Elle est vive, sauvage, pleine de caractère et de force. Elle n'est surtout pas résignée à son sort, comme le sont tous les autres... Et elle est habitée par une ambition : aller à la ville. En un mot : vivre ! Vivre loin de ce hameau perdu, dans ce lieu sans avenir, comme condamnée, dès ses 20 ans, à se flétrir sur pied.

Mais, dans les ténèbres torrides qui entourent cette histoire, elle ne suffit pas à éclairer, à dissiper l'obscurité. Elle éclaire où elle passe, mais l'ombre se referme après son passage. Elle n'est pas une sauveuse, ni une rédemptrice, elle agit d'abord et principalement pour elle. Oh, attention, elle va remplir la tâche qu'on lui a confiée, mais nulle doute que ce voyage vers la Lorraine puis le pèlerinage sont une vraie évasion, pour elle.

Démiurge, c'est le rôle que lui a assigné son frère, elle ne l'a pas choisi, s'en serait même passé, mais finalement, pourquoi ne pas tirer avantage de ce fameux don ? Démiurge, c'est la mission qu'attend d'elle Cardo, au point de payer cher pour cela, sûr et certain qu'il est de la réussite de son action...

Gussa et Cardo mise gros, tout, en fait, sur ce don et sur le fait que Mique sache en faire usage. Ils sont, chacun pour des raisons différentes, arrivés à un point de non-retour. Pour Guessa, la mort de son père l'a libéré, mais il lui faut encore trouver les moyens d'asseoir ses ambitions pour sa famille. Non, pardon, pas pour sa famille, pour lui, en fait...

Quant à Cardo, impossible de dire ce qu'il ressent exactement pour son épouse. Est-ce l'amour, un amour fou, immense, qui le pousse à se démener ainsi pour la sauver ? Cela justifie-t-il de se raccrocher ainsi à ce don illusoire dont rien ne dit qu'il fonctionne encore, s'il a même fonctionné un jour ? Par moments, et la relation entre les jumeaux, Cardo et Elme me renforce dans cette idée, il agit surtout par égoïsme...

D'une certaine façon, Gussa et Cardo sont à la fois très proche et à l'opposé l'un de l'autre. Tous les deux cherchent à renforcer leur position de chef de famille, qu'on leur dénie. Mais leur rencontre et donc, le point de tangence qu'est Mique, va leur ouvrir des perspectives communes : l'espoir. Ce qui les éloigne véritablement, c'est la nature de cet espoir : Gussa se voit riche, Cardo se voit heureux, aux côtés d'une femme à la santé retrouvée...

Mais Mique, elle, voit-elle les choses ainsi ?

Jusqu'ici, on ne lui a jamais demandé son avis. Sa liberté se limitait à quelques sorties dans la nature alentour, mais jamais au-delà de ce hameau, de cette clairière isolée de tout où elle est née, a grandi, est devenue adulte et où, selon toutes probabilités, elle serait restée encore longtemps enchaîné à cette famille qu'elle n'a guère l'air d'aimer plus que cela...

N'est-elle pas "celle qui ne sait pas dire je", parce que jamais on ne l'a vraiment laissée agir ou penser par elle-même ? Elle n'a jamais été qu'elle... On n'a qu'une vague idée de la relation avec son père, et pas sûr, en en sachant plus, que cela allège l'atmosphère, mais sa mère est en train de disparaître, au sens propre du terme, quand commence le roman. Et, avec Gussa, ça sent le conflit perpétuel...

Bref, si elle ne dit jamais je, c'est peut-être parce que ce je n'existe pas encore. L'arrivée de Cardo, même si, de prime abord, elle rejette l'idée de l'accompagner, va lui fournir enfin l'opportunité de voler de ses propres ailes... Attention, elle n'est pas encore je, elle reste celle qui ne sait pas prononcer ce mot, mais si elle peut couper les amarres...

Mais il est certain que le sort de Gussa comme celui de Cardo l'indiffèrent probablement. Et, si elle ne rechigne finalement pas à endosser le costume de guérisseuse, auquel elle croit sans doute modérément (oui, je fais dans l'euphémisme), c'est pour agir exactement comme eux : servir ses propres projets. L'éternel instrument veut gagner son indépendance...

Sa liberté !

Elle seule n'est pas figée dans son existence, Gussa et Cardo sont enferrés dans leurs vies banales et leurs attentes extraordinaires qui ne déboucheraient que sur de l'ordinaire, du pépère... Aucune remise en cause n'est à attendre de l'un comme de l'autre, sans pour autant qu'on les imagine, une fois le but atteint, aller vers le mieux... Oserais-je dire, le bonheur ?

Non, ceux-là ne sont pas taillés pour être heureux, Mique, oui. Et pour cela, elle doit faire exploser ce carcan qui l'enserre depuis qu'elle est née. Et le rôle providentiel qu'on veut lui faire jouer est une aubaine, ce qu'elle attendait pour enfin prendre son destin en main et renvoyer les autres à leurs étroitesses, leurs mesquineries, leurs vies étriquées...

On retrouve dans "Celle qui ne sait pas dire je" nombre d'ingrédients qui font un des pans de l'oeuvre de Pierre Pelot, ces romans qu'on dit de littérature blanche, alors qu'ils sont pourtant d'une terrible noirceur... Il y a la chaleur, la forêt, en tout cas au début, le lieu isolé, les familles déstructurées, l'absence de sentiments visibles, les difficultés des êtres à communiquer, la présence lumineuse d'une femme et les âmes sombres des hommes...

On retrouve l'influence revendiquée de Faulkner sur l'écrivain vosgien, qui a très souvent tendu des passerelles entre le sud poisseux de l'Amérique et l'Est de la France, son "Far East" comme j'ai lu par ailleurs, qu'il connaît si bien, et qu'il met toujours en scène de manière, si ce n'est violente, en tout cas brutale.

Ici, la violence est celle d'existences perdues à peine commencées, de destins tracés sans espoir de bifurcation, ni même de volonté de l'infléchir... Des horizons étroits, des ambitions de petite envergure, des projets de courte vue... Comme si l'attachement à la terre natale était un enchaînement, une réclusion... Et puis, là-dessus, un électron libre qui devient le noyau autour duquel tout s'agite, tout se bouscule, la particule par qui le drame ne peut qu'arriver...

Et puis, il y a la plume de Pelot... Le trait incisif, qui fait mouche d'une description qu'on visualise de façon détaillée, des situations racontées sans fioriture pour que toute leur force s'exprime, l'ambiance toujours oppressante, alourdie encore par cette chaleur anormale pour la saison que la nuit est seule à pouvoir amoindrir...

On s'immerge dans la moiteur de ce roman, on y avance dans la touffeur écrasante, on boit la tasse dans ces moments glauques et collants, mais au final, on est emporté dans cet univers rêche comme du papier de verre, tout droit sorti de cette France rurale qu'on croit disparue mais qui demeure, avec sans doute du charme, mais qui, chez Pelot, n'est que rudesse et désenchantement.

Si vous connaissez déjà l'oeuvre de Pierre Pelot, vous vous y retrouverez facilement. Mais si vous ne l'avez jamais lu, encore, voici un roman représentatif de ce qu'est l'univers de cet écrivain rare, qu'il faut, comme son écriture, savoir apprivoiser, mais qui ensuite, prend toute sa mesure pour vous transporter dans ces histoires où la folie et la mort ne sont jamais très loin...

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