jeudi 6 septembre 2018

"Croire qu'un côté ou l'autre [du bien et du mal] était moral était un putain de mensonge, et c'était ça le principal problème, car Thad avait besoin qu'il y ait une morale dans tout ça".

Il y a souvent des débats autour des sous-genres polar, thriller ou roman noir, les différences n'étant pas toujours claires pour tout le monde. Je dois confesser que le pur thriller m'ennuie un peu, désormais, parce que la débauche de rebondissements et d'effets en tout genre me fatigue. Au contraire, je trouve de plus en plus de plaisir à lire des romans noirs, alors qu'une nouvelle génération d'auteurs américains en reprennent les codes, les modernisent et nous offrent un regard différent sur leur pays, sur leur société. C'est le cas de David Joy, auteur qui a lui-même connu la galère avant d'arriver un peu par hasard à l'écriture. Après l'excellent mais noir de chez noir "Là où les lumières se perdent" (désormais disponible en poche chez 10-18), il nous propose en cette rentrée estivale un second roman, "le Poids du monde" (en grand format aux éditions Sonatine ; traduction de Fabrice Pointeau), à la tonalité sensiblement différente, du moins au début. Une histoire de pieds-nickelés qui va tourner au cauchemar (en considérant que leur cauchemar a peut-être déjà commencé depuis un moment). On sourit, on ricane, plutôt, et puis, rapidement, on se referme quand tout part en vrille...



Aiden et Thad sont amis depuis toujours, ou presque. Et carrément inséparables depuis que Thad a retrouvé Aiden planqué dans la montagne après avoir fui l'orphelinat où on l'avait placé après la mort (brutale) de ses parents. Du moins, jusqu'à ce que Thad s'engage dans l'armée et aille combattre en Afghanistan. Depuis son retour, il n'est plus tout à fait le même.

Les deux garçons, désormais âgés de 25 ans, vivent à Little Canada, un bled paumé dans les montagnes appalachiennes. Un endroit non seulement perdu géographiquement, mais aussi pour le reste du monde, semble-t-il : on y végète, on peine à y trouver du boulot et à y gagner sa vie, on s'y ennuie comme des rats morts et, parfois, on se verrait bien se casser loin, très loin.

Thad vit dans un mobil-home installé sur le terrain appartenant à sa mère, April. Quand à Aiden, il vit dans la maison située plus haut sur ce même terrain : April et lui entretiennent une relation amoureuse assez ambiguë, mais qui leur convient. Et Thad, même s'il peut sentir une pointe de jalousie, est surtout content que sa mère ne soit plus avec un mec qui la confonde avec un punching-ball.

Aiden et Thad zonent le reste du temps, attendant l'aubaine qui ne vient pas (et ne viendra jamais jusque dans ce coin oublié d'Amérique). Pour gagner un peu d'argent, ils vont chouraver du cuivre sur des chantiers ou des maisons abandonnées pour le revendre au poids. On les arnaque, ils le savent, mais peu importe, puisqu'ils ont quelques billets en poche.

Des billets qu'ils s'empressent aussitôt de dépenser en alcool et en dope, surtout en dope. Si on laissait faire Thad, il s'enfilerait la totalité de leurs gains dans le pif, mais Aiden, un peu plus sage, essaye toujours de le tempérer. Tout en finissant par céder, et par se shooter lui-même, mais en gardant quelques sous de côtés. Pour la prochaine dose...

Alors qu'ils vont s'approvisionner chez un de leurs dealers habituels, Wayne Bryson, celui-ci (qui n'a apparemment jamais entendu parler de la règle qui veut qu'un dealer doit éviter de toucher à sa marchandise) se met à jouer les Rambo, en présentant à ses clients un sacré arsenal. Armé jusqu'aux dents, il parade, devant les deux garçons, pas trop rassurés.

Mais Wayne est sûr de son coup, tenez, regardez, il pointe le flingue sur sa tempe et...

Et voilà nos deux ballots devant un corps à la tête explosée, peut-être encore vivant, mais plus pour longtemps. Gros flip, bad trip, retraite en bon ordre... jusqu'à ce qu'une idée germe dans leur cerveau pas complètement cramé par la meth : personne d'autres que ne sait que Wayne est mort. Et, dans sa baraque, il doit y avoir tous son matos...

Lui n'en profitera plus, mais il serait dommage de laisser tout ça à d'autres ! En allant chercher la dope, qui plus est de qualité supérieure, non seulement ils auront de quoi se défoncer pour un bon moment, mais ils pourront aussi en vendre une bonne partie et se faire un paquet de fric. De l'argent sans odeur idéal, pense Aiden, pour partir loin de ce trou sans avenir.

Pari tenu... Oui, mais voilà, dealer, c'est un job qui ne s'improvise pas. Il faut un réseau, une clientèle, surtout si l'on veut vendre en gros. Il faut de l'autorité pour ne pas se faire avoir dans les grandes largeurs. Du courage pour s'opposer à la concurrence. Et quelques neurones en état de marche optimal pour ne pas faire n'importe quoi...

Si Aiden est un peu moins tête brûlée que son camarade, Thad, lui, n'a jamais vraiment retrouvé sa lucidité depuis qu'il est parti à l'autre bout du monde tuer du Taliban... A la tête d'un magot comme ils n'en ont jamais eu, les deux garçons vont devoir gérer des situations qu'ils n'avaient pas imaginées et vont basculer dans la plus sale des spirales...

"Là où les lumières se perdent" était un roman d'une noirceur totale, des premières aux dernières lignes. En attaquant "Le Poids du monde", qui plus est avec un tel titre, je m'attendais au même genre d'ambiance. Et, d'emblée, on est servi, avec en prologue, la mort des parents d'Aiden vu à travers ses yeux d'enfants. Le genre de trucs qui vous garantit des cauchemars pendant un bon moment...

Et puis, on rencontre Thad et on retrouve les deux potes une douzaine d'années après. Et l'on découvre deux garçons gentiment paumés, débrouillards mais pas très malins, incapables de mettre ce qu'ils gagnent de côté, préférant la défonce aux placements à long terme... Deux pieds nickelés qui font ce qu'ils peuvent et, le reste du temps, s'amusent comme ils peuvent.

En fait, cette première partie est plutôt marrante, même si le contexte en lui-même n'incite pas à la rigolade. On a deux pauvres gars sans avenir vivant dans un bled perdu et sans doute condamnés à une vie sans relief autre que celui de leurs montagnes. Mais, ce sont aussi deux petits branleurs pas franchement vernis et finalement assez attachants.

Oui, on se marre bien, on verrait d'ailleurs bien Thad et Aiden dans un film des frères Coen, par exemple, aux côtés d'un Clooney façon "O Brother" ou du Brad Pitt de "Burn after reading" (mais en version plus rurale). Jusqu'à la scène hilarante de la mort du dealer, assez classique, pourtant, mais ce genre de gag marche toujours. Et ici, c'est extrêmement visuel et bien mis en scène.

Pourtant, on a vite le sentiment que leurs trajectoires ont légèrement dévié, que depuis le retour de Thad, ils ne sont plus tout à fait en phase. Cela ne saute pas aux yeux, ils ne deviennent pas d'un seul coup chat et chien, mais les envies d'ailleurs de Aiden et le caractère imprévisible de Thad, traumatisé par ce qu'il a vu et fait au cours de son engagement militaire, font que ça s'accroche un peu plus.

Un changement tout sauf anodin, car dans un duo, il est rare qu'on n'ait pas un meneur et un suiveur, même quand ce n'est pas forcément très net. Dans le cas présent, il semble assez évident que Thad est le meneur, porté par un caractère plus affirmé que celui du doux Aiden. Thad décide, Aiden finit par suivre, même quand il souhaiterait faire autrement.

Mais Thad n'est plus tout à fait le même qu'avant son départ. Hanté par d'atroces souvenirs, par la culpabilité, mais aussi par un questionnement philosophique profond sur le bien, le mal et la morale (comme en témoigne le titre de ce billet), il est devenu imprévisible et surtout incontrôlable, en particulier quand il est camé, c'est-à-dire de plus en plus souvent.

Aiden apparaît toujours en retrait, mais cette fois, il renâcle plus. Il freine des quatre fers quand Thad part bille en tête. Oh, bien sûr, il le suit quand même, mais avec moins de conviction. Et l'on sent que, d'ici peu, il se rebiffera carrément. Qu'il laissera Thad à ses bêtises, à ses coups de sang et qu'il cherchera un peu plus de raison ailleurs. Chez April, par exemple.

Ce drôle de ménage à trois, si je puis ainsi m'exprimer, n'est pas sans poser quelques problèmes. Je ne suis pas certain que de voir sa mère en couple avec son meilleur ami aide Thad à aller mieux, surtout si l'on considère que les relations entre Thad et April (qui n'a jamais révélé la véritable identité de son père à son fils) ont souvent été tendues.

On sent bien que la situation est potentiellement explosive. Alors, quand ils se retrouvent à la tête d'une montagne de came, on se dit que le feu vient d'être mis à la poudre... Et d'un seul coup, tout le livre bascule. On est quasiment au milieu du roman, et le côté amusant, ricanant qui habitait le début du livre disparaît en un claquement de doigts pour laisser place à une noirceur qui ne va plus aller qu'en épaississant.

Le soudain changement qui s'opère et bouscule le calme de Little Canada remet en cause les positions des trois personnages centraux de cette histoire, mais aussi les liens qui les unissent. Comme si se produisait une espèce de dérives des continents les éloignant petit à petit les uns des autres. Dérive... Tiens, ce mot est parfait pour qualifier ce qui va se passer.

Comme dans son précédent livre, David Joy nous montre ici une Amérique aux antipodes du fameux rêve américain tant vanté. Il n'accentue pas le côté bouseux de ses personnages (à part peut-être Wayne, qui en tient une couche), il n'en a pas besoin, le destin s'est chargé de leur mettre des boulets aux pieds en les faisant naître là, dans les Appalaches.

Un des thèmes forts du roman, c'est la volonté de partir et de commencer autre chose ailleurs. Une autre chose qui ne pourra pas être pire que la vie à Little Canada. Mais pour cela, il faut de l'argent, car l'idée, ce n'est pas de devenir un hobo, mais de se débarrasser de la poussière gluante des Appalaches pour devenir quelqu'un là où c'est possible.

Aiden a cette idée solidement ancrée dans son esprit. Il veut partir, et la découverte du magot pourrait être le signal tant attendu. Et pourtant, il ne part pas immédiatement. Pour des raisons avant tout logistique, mais peut-être aussi par manque de volonté. Lors d'une discussion avec April, Aiden se met à parler de dindons. Quel rapport, me direz-vous ?

Eh bien, explique-t-il, les dindons se déplacent toujours en cercle, de grandes boucles qui, quelle que soit leur longueur, les ramène inexorablement à leur point de départ. Aiden se sent comme un de ces dindons, que son instinct renvoie sans cesse où il vit, même quand il cherche à s'en éloigner. Jusqu'à ce qu'ils meurent.

Sa parabole est assez surprenante, puisqu'il est celui qui manifeste depuis le plus longtemps l'envie de partir. Mais, son pessimisme l'emporte et lui-même semble se condamner à rester à Little Canada quoi qu'il se passe... C'est une thématique intéressante que l'on retrouve d'ailleurs dans un autre roman sorti en cette rentrée littéraire, "Leurs enfants après eux", de Nicolas Mathieu.

Le pessimisme, comme la violence, est l'une des caractéristiques du roman noir et il faut reconnaître que, malgré son patronyme, David Joy y excelle... Si les pionniers du roman noir américain étaient des romanciers de la ville, on remarque aussi que la nouvelle génération qui apparaît ces dernières années est au contraire plutôt implantée dans les milieux ruraux.

Mais pas dans le sud profond, comme on pourrait s'y attendre. Pas au Texas ou en Louisiane, non, dans des Etats industriels plus au nord, qui subissent les crises et les mutations des sociétés mondialisées. Les Appalaches ont longtemps été une terre minière, par exemple, aujourd'hui laissée à l'abandon. Lorsque les mines ont fermé, rien n'est venu prendre le relais...

C'est un regard différent sur la société américaine que celui qu'on a habituellement à travers le cinéma ou les séries, et même la littérature, pas seulement la blanche. Le roman noir, désormais, s'intéresse à ceux qu'on laisse en marche, sur le bord du chemin, ceux à qui on ne laisse aucune chance de s'extraire du terreau natal.

Thad et Aiden, complètement déboussolés, l'un pour ne jamais avoir découvert le monde au-delà de son comté, et l'autre pour avoir découvert le monde à travers le prisme horrible de la guerre, sont de parfaits personnages de romans noirs contemporains, éloignés des Marlowe ou Spade qui ont fait la légende de ce genre, mais ancrés dans une réalité sociale dont on ne s'arrache pas facilement.

Pourtant, des citadins, on en croise, dans "le Poids du monde". Bon, l'heure n'est pas encore à la gentrification de Little Canada, mais il faut reconnaître que dans le genre candides et déconnectés du réel, ils se posent là. Le décalage entre ces gens de la ville (ils sont d'Atlanta et doivent se rêver en Scarlett et Rhett) et la situation des habitants de Little Canada est si énorme qu'ils en deviennent aussitôt parfaitement ridicules.

Si Aiden incarne l'incapacité à se sortir du sol natal, Thad de son côté représente le doute envers les valeurs fondatrices de l'Amérique. La certitude d'être du bon côté, celui du bien, a pris du plomb dans l'aile lors de ce conflit à l'autre bout du monde où la morale a été la première victime collatérale. On tue, oui, mais c'est une guerre sale, sans règle, où tous les coups sont permis. Une guerre de fous dangereux.

Ainsi lestés, nos personnages ont bien du mal à envisager un horizon autre que bouché. La frustration, l'impuissance, l'ennui, ce sont aussi des vecteurs de violence que la drogue et l'alcool attisent facilement. Aiden résume cela parfaitement dans les premières pages du roman, comme un avertissement : "au bout du compte, c'est toujours le sang qui parle".

On a coutume de dire qu'après un premier roman remarqué, un écrivain est attendu au tournant et que son second livre devra être encore plus fort. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas, car la barre était haute, avec "Là où les lumières se perdent", monument de noirceur et de désespoir. Si "Le poids du monde" est un tout petit peu plus souriant, on garde tout de même une impression tenace de désolation en fin de lecture.

Malgré cela, c'est aussi et peut-être avant tout un roman extraordinaire sur l'amitié. Celle qui unit, malgré tout, Thad et Aiden, chacun abîmé par des drames personnels, coincés dans cette vie tellement étriquée et qui ne leur laisse aucune perspective, si ce n'est celle qu'ont les dindons, dixit Aiden : l'inexorable retour à la case départ.

Dans des conditions toutefois très différentes...

1 commentaire:

  1. Intrigue addictive, personnages bien troussés : j'en reprendrais volontiers un troisième !

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