mercredi 12 septembre 2018

"Tout la rattachait au roman noir, à un univers noir, à une littérature qui vise moins à résoudre des énigmes qu'à montrer la noirceur de la société".

La rentrée littéraire n'en finira sans doute pas avant longtemps d'engendrer des débats sur l'essence de la littérature, du romanesque, la place de la fiction et du réel en son sein, ou encore des tendances nombrilistes de certains auteurs puisant leur inspiration dans leur propre existence... Mais, quelquefois, le mot auto-fiction prend tout son sens, quand un sujet personnel devient un sujet romanesque, et même quasiment un sujet de polar. Trois ans après "la Cache", où il se penchait sur son histoire familiale, côté paternel, Christophe Boltanski propose cet été "le Guetteur" (toujours aux éditions Stock), où il mène l'enquête sur sa mère. Oui, le mot peut surprendre, mais voici un homme qui réalise, trop tard, qu'il ignorait bien des choses sur celle qui lui a donné le jour, tant sur sa vie que sur sa personnalité. Il en résulte un livre qui emprunte aux codes du noir, au néo-polar, pour esquisser le portrait d'une femme loin d'être ordinaire, et qui finalement nous bouleverse...


A la mort de sa mère, le narrateur découvre une situation qu'il ne soupçonnait pas. Il s'était éloignée d'elle, suffisamment pour ne pas voir que cette femme, si importante pour lui, avait terminé son existence en recluse, avec pour seul compagnon son chien Chips, dans un appartement minuscule, encombré de bric-à-brac et d'une saleté repoussante. Bien loin de l'élégance qu'il gardait en mémoire...

Absent au moment du décès, il travaillait à l'étranger et n'a pu être prévenu que tardivement, il soupçonne même qu'on a un peu aseptisé la scène pour lui épargner un choc encore plus douloureux. Reste maintenant la pire des missions : faire le tri dans les affaires de celle qui n'est plus là, vider l'appartement et se plonger dans ce qu'il faut déjà appeler des vestiges...

C'est alors que le narrateur fait une découverte qui le bouleverse plus profondément encore : il tombe sur des papiers qui ressemblent fort à des ébauches de romans. Non seulement il ignorait que sa mère ait pu avoir l'ambition de devenir écrivaine, mais encore moins qu'elle montre un intérêt pour ce genre si particulier qu'est le polar.

En effet, la lecture de ces manuscrits le révèle : Françoise L. a essayé plusieurs fois d'écrire des romans à intrigue, noirs, sombres, oppressants. Mais, à chaque fois, elle n'a pu aller plus loin que quelques pages, vite abandonnées pour passer à autre chose. Un seul manuscrit semble un peu plus abouti que les autres, "la Nuit du guetteur".

Ces pages révèlent, comme tous les autres essais littéraires de Françoise L., une espèce d'obsession pour l'espionnage, le voyeurisme... Pour des personnages qui se sentent surveillés... Des situations qui semblent faire écho à la dernière partie de sa vie, où elle ne sortait guère que pour promener son chien, et encore pas très régulièrement, semble-t-il...

Le narrateur, dont on comprend qu'il s'agit de Christophe Boltanski lui-même, se rend alors compte qu'il connaissait bien mal sa mère. Il se lance alors à son tour dans une enquête pour reconstituer l'existence de cette femme dont il avait une image faussée, celle de l'enfant qu'il a été d'abord, puis celle d'un adulte qui n'a pas su se montrer assez attentif.

En parallèle du récit de ses recherches, nous est racontée une période bien particulière de la vie de Françoise L., quand, jeune femme, elle s'est engagée politiquement dans la lutte pour l'indépendance de l'Algérie. Fin des années 1950, début des années 1960, elle rejoint les milieux anticolonialistes et soutient le FLN naissant.

Là encore, difficile de savoir ce qu'elle a fait exactement pendant ces années-là, jusqu'à quel point elle a pu aller dans cette lutte. Aurait-elle alors flirté avec le danger, aurait-elle expérimenté une vie clandestine qui pourrait expliquer sa fascination pour le secret, la discrétion, l'enfermement, même, et une méfiance qui confine à la paranoïa...

Petit à petit, Christophe Boltanski reconstitue toute la vie de Françoise L., depuis sa naissance à Verneuil-sur-Seine, jusqu'à ces dernières années dans un appartement du 13e arrondissement de Paris. Ce qu'il a connu lui-même, une mère imparfaite, avec laquelle le courant n'est pas toujours bien passé, ou cette carrière, éphémère mais exaltante, au sein d'une chaîne de télévision publique.

Alors qu'il collecte les indices, il comprend qu'il était passé à côté de quelque chose de fondamental, une angoisse qui étreignait sa mère et dont il doit découvrir l'origine, comprendre le cheminement. A lui de mener l'enquête. Et de s'impliquer dans une histoire qui n'en devient que plus complexe, qu'on résume en deux questions : qui est le guetteur et qui guettait-il ?

On peut comprendre le malaise qu'on ressent au début du livre. La mort d'une mère est un contexte en soi très particulier. Mais lorsqu'elle s'accompagne de découvertes qu'on va qualifier de troublantes, cela n'aide pas. Soudain, le fils ajoute à la culpabilité de ne pas avoir été assez présent, assez prévenant, le sentiment de n'avoir rien su de celle qui était sa mère.

D'un côté, il y a ces éléments, les manuscrits avortés, l'appartement bordélique, la vie à l'isolement, l'impression que la maladie n'est pas la seule chose qui l'a consumée jusqu'aux derniers instants, et puis de l'autre, il y a les souvenirs, les impressions personnelles, le regard porté sur cette personne, autant d'éléments qui peuvent prendre un aspect très différent sous cette lumière nouvelle.

Ainsi, peu à peu, Christophe Boltanski envisage sa mère sous un autre angle, que résume parfaitement la phrase placée en titre de ce billet. Soudain, l'impression d'une femme qui fuyait la réalité et lui préférait la fiction, lisant avec assiduité et passion, lui revient en mémoire. De ses lectures aux choix faits pour ses études, il découvre soudain une femme en quête perpétuelle d'une autre vie.

Une vie qu'elle s'inventerait, une vie romanesque et non pas construite dans la réalité. Comme si la fiction avait quelque chose de rassurant, alors que la réalité est inquiétante, angoissante. C'est sans doute ce qui explique que, si elle avait pu être un personnage de fiction, elle aurait forcément été la protagoniste d'un roman noir.

Christophe Boltanski souligne d'ailleurs l'importance du néo-polar dans son bref parcours littéraire. A travers les choix de ses thèmes principaux, la banlieue, le racisme, le sida, l'homophobie, le voyeurisme et la situation de femmes sans cesse en danger... Son univers est très ancré dans les questions sociales, avec des positions de gauche affirmées, qui colle bien au mouvement porté par Manchette ou Fajardie.

On retrouve la logique de ses engagements de jeunesse, mais aussi d'une certaine façon, les traits de caractères que le narrateur gardait en mémoire : rebelle, atrabilaire et pessimiste. Pas très flatteur, c'est vrai, mais qui, encore une fois, dans ce contexte nouveau, prend un relief particulier. Mais c'est aussi insuffisant pour saisir qui était vraiment Françoise L.

Et pour y parvenir, il va devoir à son tour se lancer dans une vraie enquête, se faire à son tour guetteur, interpréter et recouper chaque indice pouvant apporter de nouveaux éléments sur ce qu'elle était, ce qu'elle pensait. Ce qu'elle craignait. Une quête difficile, qu'il sait presque impossible, en tout cas insuffisante. Une quête qui ne se terminera sans doute jamais.

Puisqu'il est certain qu'il ne pourra pas lever entièrement le voile, alors, il décide de raconter l'histoire de sa mère, ce qu'il peut en apprendre, en appliquant des codes issus du polar et du roman noir. Françoise L. est le mystère au coeur de son roman, il sera l'enquêteur chargé de le dissiper, de comprendre, quitte à découvrir des éléments inquiétants, douloureux, aussi.

Il y a d'ailleurs des choses très étonnantes qui apparaissent au gré des indices découverts par Christophe Boltanski, et dont je ne vais pas parler dans ce billet, car il faut les laisser découvrir aux lecteurs. Des informations qui ramènent effectivement toute à l'idée d'enquête, d'intrigue, de secrets cachés, de malaise latent.

Le genre de situation qui ne surprendrait pas dans un roman, mais qu'on ne s'attend pas à découvrir en se penchant sur la vie de sa propre mère. Avec les interrogations que cela suscite, les inquiétudes aussi. L'idée que rôde un ennemi invisible dont on n'aurait jamais eu connaissance jusque-là, mais qui expliquerait que Françoise L. ait fini par s'entourer de remparts et par regarder sans cesse par-dessus son épaule.

Le guetteur... Le titre même du livre de Christophe Boltanski serait parfait sur une couverture de la Série Noire ou de certaines collections de polars des années 1970-80. Il y a dans ce mot quelque chose de malsain, de dangereux, d'inquiétant qui est parfait pour installer l'ambiance d'un polar poisseux et troublant.

Pourtant, à l'origine, ce mot apparaît dans le titre d'un des écrits de Françoise L. : "la nuit du guetteur". Et, en allant plus loin, le narrateur découvre un bout de papier sur lequel sa mère a griffonné quelques mots de Guillaume Apollinaire : "Et toi mon coeur, pourquoi bats-tu, comme un guetteur mélancolique, j'observe la nuit et la mort".

On pourrait en rester là, simple clin d'oeil à ces mots magnifiques. Pourtant, au fil de ses recherches, le thème du guetteur quitte le papier pour prendre de la consistance. Oui, mais qui est le guetteur ? Et si ce n'était pas celui que l'on croit ? Ou bien assiste-t-on à une espèce de chassé-croisé où les acteurs sont à tour de rôle guetteur et guetté ?

L'idée que sa mère ait pu avoir peur qu'on la guette, qu'on la surveille, surprend le narrateur. Et, forcément, c'est aussi un coup violent : sa mère était-elle la proie de quelqu'un ? Et, si c'était le cas, de qui pouvait-il s'agir, pour quelles raisons ? Et l'on retombe brusquement sur des situations qu'on croirait sorties d'un polar.

Mais, quand d'autres éléments apparaissent, l'impression change : et si le guetteur était une guetteuse ? Et si le guetteur, c'était Françoise L. elle-même ? Là encore, reste à comprendre qui elle aurait pu surveiller ou faire surveiller et pour quelles raisons... Mais la question en forme d'alternative est ouverte... A moins qu'elle ait été à la fois guetteuse et guettée...

Pour essayer d'y voir plus clair, Christophe Boltanski entre à son tour dans la danse, plongeant dans les affaires de sa mère, à la recherche de ses secrets, des ses peurs, de ses fantômes... Et à son tour, il endosse ce rôle de guetteur, se plaçant dans une position très inconfortable. Celle du voyeur, si cher à un maître du noir, comme Alfred Hitchcock.

Mais le plus inconfortable, dans cette histoire, c'est ce que cette enquête va faire apparaître. Le portrait d'une femme que Christophe Boltanski ne connaissait pas et qui était loin d'être un personnage de fiction, tout du moins pas au sens où on peut l'entendre. Une femme lancée dans une quête dont elle n'a partagé le secret avec personne de son entourage. Jusqu'à se couper du monde...

Ce portrait qui résulte de l'enquête de Christophe Boltanski est bouleversant, parce qu'il expose une femme dans une position de faiblesse, alors qu'elle devrait incarner à ses yeux la solidité et la confiance. Bouleversant aussi, parce qu'il attise la culpabilité de l'absence. Parce qu'il est trop tard pour comprendre ce qui s'est passé. Pour venir en aide à Françoise L.

L'auto-fiction, chez Boltanski, sort de ce qui fait le cadre habituel de ce genre souvent décrié (et souvent à juste titre). Il y insuffle une vraie dimension romanesque, que ce soit par le récit parallèle de la jeunesse de Françoise L. ou par le suspense qui apparaît sans qu'on s'y attende vraiment et fait qu'on se prend nous aussi au jeu (mot mal choisi, je le reconnais).

Il n'y a pas de héros dans l'auto-fiction, en tout cas, rarement aux yeux de quelqu'un d'autre que ceux de l'auteur. Parce que la vie d'un tel, même écrivain, n'est que rarement très passionnante. Françoise L. elle-même change de statut sans cesse dans le courant du "Guetteur" : anti-héroïne, héroïne ou héroïne malgré elle, la distinction est subtile, et dépend du point de vue qu'on adopte.

Mais lorsqu'on referme ce livre, lorsqu'on a l'impression, frustrante, car il reste bien des questions sans réponse, et sans doute à jamais, de connaître un peu mieux Françoise L., toutes ces indications n'ont plus grand sens, parce qu'elle les dépasse toutes, et largement. Et parce qu'on découvre une existence bien malheureuse, portée par une impossible quête de sens.

Il y a quelque chose chez Françoise L. d'un personnage de la Nouvelle Vague, qu'on verrait bien incarnée à l'écran par une Jean Seberg, qui masqua elle aussi tant de blessures et de mal-être. Une femme qu'on ne cerne pas, capable des engouements les plus spectaculaires comme d'un repli sur soi jusqu'à l'effacement... Et c'est elle, dans cet ensemble, qui rend ce roman poignant.

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