lundi 10 septembre 2018

"Si vous vivez moins collés les uns aux autres, si chacun suivait son chemin et montait sur les hauteurs, comme moi, vous seriez plus heureux !" (Johanna Spyri).

Le choix de cette citation de la créatrice du personnage de Heidi risque de vous surprendre. Et pourtant, il est non seulement logique à la lecture de notre roman du jour, mais aussi en phase avec cette histoire. D'ailleurs, je n'ai pas eu besoin de faire chauffer un moteur de recherches pour la trouver, il m'a suffi de la recopier, puisqu'elle apparaît telle qu'elle dans le courant du livre. Après le glacial "Hiver à Sokcho" (désormais disponible chez Folio), la talentueuse Elisa Shua Dusapin revient avec un roman estival, ayant pour cadre le Japon et mettant en scène un personnage qui, comme elle, possède une double culture coréenne et helvétique. "Les billes du Pachinko", qui vient de paraître aux éditions Zoé, est un roman où les questions culturelles et les décalages qu'elles peuvent engendrer, sont omniprésentes. Un roman sur l'identité, sur la famille et ses non-dits, mais aussi sur la solitude, impression qui m'a frappé tout au long de cette lecture.



Claire est née d'un père suisse et d'une mère coréenne. Mais, elle connaît mal cette dernière culture, non pas parce qu'elle n'y a pas prêté attention, mais parce que sa famille maternelle est installée depuis très longtemps au Japon. Ainsi, Claire maîtrise-t-elle mieux la langue japonaise que la langue coréenne, par exemple.

A quelques jours de ses 30 ans, elle a décidé de rendre visite à ses grands-parents, à Tokyo, afin de passer un moment avec eux, mais aussi de préparer un voyage ensemble en Corée pour le début du mois de septembre. Claire espère ainsi découvrir la terre de ses ancêtres, mais aussi permettre à ses grands-parents de fouler à nouveau leur terre natale.

Chassés par la guerre qui a déchiré leur pays, ils ne sont jamais retournés en Corée depuis la fin du conflit qui a abouti à la partition de la péninsule. Ils ont vécu la majeure partie de leur existence au Japon, s'intégrant tant bien que mal à cette société, exilés perpétuels, et ils sont loin d'être les seuls à avoir fait ces choix.

Bien que très âgé, le grand-père de Claire continue de travailler : il possède et tient un salon de pachinko, tout près de son appartement, où il ne rentre, chaque soir, que vers 23h, après une très longue journée à surveiller les joueurs, à leur procurer les fameuses billes, à les échanger contre les lots que l'on gagne à ce jeu.

Avant d'aller plus loin, quelques mots sur le Pachinko, ce jeu évoqué dans le titre de ce billet. On peut le comparer à un mélange entre un flipper et une machine à sous, pour trouver des repères plus occidentaux. Flipper, parce qu'on joue donc avec des billes, machine à sous, parce qu'un Pachinko se présente en position verticale.

Le principe est simple : le joueur introduit des billes dans la machine, il ne contrôle que leur vitesse d'éjection et ensuite, c'est le hasard qui décide : les billes descendent et, en fonction des trous dans lesquels elles tombent, le joueur l'emporte ou pas. Lorsqu'il gagne, il récupère des billes, un peu comme les pièces d'un jackpot, et peu aller les échanger.

Mais pas contre des billets ou des pièces, car les jeux d'argent sont illégaux au Japon (même s'il existe des façons de contourner la loi), mais contre des lots, qui peuvent sembler assez dérisoire, friandises, peluches, bibelots, etc. Un peu comme dans nos fêtes foraines, lorsqu'on utilise les machines à pinces, par exemple.

Malgré la modestie apparente des lots, le Pachinko est un jeu extrêmement populaire auprès des Japonais, une activité terriblement addictive (on en a quelques exemples dans le roman) et qui donnent lieu à un commerce incroyable : pour vous donner une idée, avec ses 300 machines, le salon du grand-père de Claire est considéré comme tout petit...

Imaginez dont des alignements de centaines de machines lumineuses et multicolores, un peu comme dans les salon de jeux d'arcades ou comme les alignements de machines à sous dans les casinos, avec un côté presque onirique, hypnotique et un peu effrayant, je dois dire... N'hésitez pas à regarder par vous-mêmes à quoi cela ressemble, en espérant que mes explications ne comportent pas d'erreur...

Le grand-père de Claire tient donc un salon de Pachinko, comme de nombreux émigrés coréens à Tokyo, d'ailleurs, et il n'envisage manifestement pas de réduire ses horaires, et encore mois de passer la main. Quant à la grand-mère de Claire, elle reste à son appartement au milieu d'une impressionnante collection de Playmobil, ou vaque à ses occupations dans le quartier coréen de Tokyo.

Claire, quant à elle, entend occuper le mois qu'elle va passer à Tokyo avant le départ pour la Corée en gagnant un peu d'argent de poche. Pour cela, elle a postulé pour donner des cours de français et elle a reçu une proposition dans un quartier voisin de celui de ses grands-parents. Il s'agit de donner des leçons à une petite fille d'une dizaine d'années, Mieko.

Mais, il faut bien le dire, rien ne se passe vraiment comme Claire l'avait prévu et certainement imaginé. D'abord, elle se révèle une piètre professeure, peine à se faire à l'ambiance qui règne chez Mieko, qui vit seule avec sa mère. Et puis, chez ses grands-parents, elle ne parvient guère à discuter avec ses grands-parents, comme s'ils étaient des étrangers...

Il est difficile, avec notre regard occidental, de juger ces relations, car elles tiennent beaucoup aux cultures asiatiques. En particulier, ce silence, cette incapacité à afficher ses sentiments qui peut paraître de la pudeur ou de la timidité, fait, je crois, partie de l'éducation coréenne. Mais, il faut reconnaître que c'est déstabilisant pour le lecteur (même si l'on se comporte certainement de la même façon avec des cousins qu'on croise de temps en temps).

Les jours passent, dans une chaleur caniculaire et étouffante, et le malaise grandit en Claire. D'abord parce qu'elle n'arrive pas à cerner les attentes de Mieko et de la mère de celle-ci, ensuite, parce qu'elle se sent un peu à l'écart chez ses grands-parents, terminant chaque soir dans sa chambrette, seule et un peu perdue. Quant aux préparatifs pour la Corée, le sujet n'est même pas abordé...

"Les Billes du Pachinko", c'est le récit de ce mois d'août dont la chaleur seule n'explique pas le côté oppressant. Claire semble débarquer dans un monde qui lui est étranger, elle qui pourtant se débrouille mieux en japonais qu'en coréen, dont elle a presque tout oublié. On a le sentiment que ce voyage, censé lui permettre de renouer avec ses racines, est en passe de tourner au fiasco.

D'aucuns diront sans doute qu'il ne se passe pas grand-chose dans ce roman (je l'ai lu aussi pour "Hier à Sokcho"). Dommage de ne pas se rendre compte que, justement, il se passe énormément de choses dans les livres d'Elisa Shua Dusapin, à travers les silences, les non-dits, les gestes et les activités des uns et des autres.

Dans "les Billes du Pachinko", par exemple, il y a quelque chose de très enfantin qui se dégage : on croise tout un tas de jeux, d'activités qu'on destine plutôt aux enfants, de parc d'attractions, comme si ce pays était une espèce de ludothèque à l'échelle d'un pays. L'impression qu'à travers ces jeux divers et variés, on a toute une société qui fuit la réalité.

A tout cela, ajoutons les livres pour enfants, Claire évoquant par exemple des albums comme "Ernest et Célestine", de Gabrielle Vincent, que lui lisaient sa mère lorsqu'elle était enfant. Et puis, bien sûr, nous y voilà, Heidi... Un personnage qui semble tellement incarner les Alpes suisses qu'on se demande bien ce que ces livres font dans la bibliothèque d'un appartement de Tokyo.

En fait, ce ne sont pas tant les livres de Johanna Spyri que leur adaptation en série animée qui valent à "la fille des Alpes", pour reprendre le titre japonais, un immense succès. Réalisée en 1974, elle est arrivée en France quelques années plus tard et si vous êtes de ma génération, vous vous souvenez sans doute l'avoir regardée. Je crois que les plus jeunes ont pu la découvrir plus récemment sur France 5.

Au Japon, c'est un succès tellement colossal que Heidi a même son parc d'attractions. Oh, il n'a aucune commune mesure avec la version nippone de Disneyland (que Claire et Mieko visitent dans le roman), du moins en terme de taille et de fréquentation, mais découvrir cette reproduction d'un village alpin, ou du moins, l'image qu'en ont les Japonais à travers le dessin animé, est un peu surréaliste.

Je parle beaucoup de Heidi, trouvez-vous ? Oui, c'est possible... Le rapport entre ce que j'ai dit plus haut ne vous saute peut-être pas aux yeux, et pourtant, c'est bien là. Car, en y réfléchissant un peu, en révisant un peu l'histoire de Heidi, on commence à voir apparaître quelques parallèles entre le roman de Johanna Spyri et celui d'Elisa Shua Dusapin.

Parler de relecture est peut-être un peu fort, mais il est indéniable que le parcours de Claire et celui de Heidi ont de surprenant points communs. Ne l'oublions pas, par exemple, mais Heidi est déchirée entre deux pays, la Suisse et l'Allemagne, et d'une certaine manière, deux cultures, entre celle des alpages et celle de la grande ville, Francfort.

Je ne vais pas aller plus loin, simplement vous conseiller de songer à cela en lisant "Les Billes du Pachinko". Elisa Shua Dusapin joue habilement de ces deux histoires pour tracer le destin de Claire, dans ce voyage en forme de quête des origines, qui menace de se terminer dans une langueur mélancolique démoralisante et néfaste.

Et, quand on regarde la citation sur laquelle tombe Claire en feuilletant l'exemplaire du roman de Johanna Spyri (il y a en fait deux citations, celle en titre de ce billet et une autre), on se dit qu'elle éclaire bien des choses sur les relations entre les personnages de ce roman. En premier lieu, Claire, mais également les autres personnes qu'elle côtoie à Tokyo...

Claire devait faire le voyage avec son ami Mathieu, rencontré à l'université de Genève lors d'un séminaire sur la langue japonaise. Obligé de consacrer son été à sa thèse, il a dû renoncer au voyage, tout en encourageant Claire à l'accomplir. Cette relation n'est pas au coeur du roman, mais il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le lien qui les unit.

Appliquons donc la citation à Claire et Mathieu : elle aurait pu renoncer à son voyage et rester auprès de lui, mais elle a choisi, avec son assentiment, de ne pas rester collée à lui. Elle a choisi de suivre son chemin vers les hauteurs, vers cette quête des origines qu'est la Corée, dont elle sait finalement bien peu de choses.

Pourtant, alors qu'on avance dans le livre, on se demande si elle va parvenir au bonheur, comme le voudrait la citation de Johanna Spyri, car rien ne tourne dans le bon sens. Toutes les billes de son Pachinko personnel semblent tomber dans les trous qui ne permettent pas de décrocher un lot, si je puis dire... Bref, le bonheur si proche ne se laisse pas si facilement attraper...

On pourrait appliquer cette citation de la même manière aux grands-parents de Claire, collés l'un à l'autre, pardon si l'expression est un peu dure, depuis si longtemps qu'ils ne semblent plus vraiment capables de fonctionner indépendamment l'un de l'autre. Ils ont souvent dit qu'ils retourneraient un jour en Corée, mais ne l'ont jamais fait (qui ne connaît pas de personne repoussant sans cesse des projets du même genre ?).

Et on peut également le faire pour les Ogawa, Mieko et sa mère, dont la situation familiale apparaît peu à peu aux yeux de Claire et du lecteur. Ainsi que les raisons qui ont poussé la mère de la jeune fille à lui chercher un professeur particulier de français pendant cette période de vacances estivales... Là encore, la quête du bonheur, de l'une comme de l'autre, semble bien compliquée...

Il n'y a pas de grandes envolées lyriques, chez Elisa Shua Dusapin. Son écriture est millimétrée, sans fioriture, mais touche juste. Tout avance par petites touches, tout repose sur la psychologie des personnages. Une psychologie qui évolue au gré des rares échanges qu'il y a entre eux, quitte à parfois prendre de mauvaises directions.

La jeune romancière (elle est née en 1992) joue admirablement des secrets, des non-dits, des pudeurs, du fait que ces personnages ne s'ouvrent pas naturellement les uns aux autres. Il faut sans cesse deviner ou au mieux, décrypter ce qui est suggéré, ou aperçu. Les rares moments où la garde se relâche, où les failles transparaissent...

Ne vous y trompez pas, il y a derrière les mots d'Elisa Shua Dusapin quelque chose de très dur, de très douloureux. La quatrième de couverture évoque même une "violence feutrée". J'aime bien l'expression, elle mérite tout de même quelques précisions : on peut estimer qu'il y a quelques rapports de force entre les personnages, surtout du point de vue de Claire, mais c'est d'abord le fait d'une certaine incompréhension.

Si violence il y a, elle est celle d'une société s'exerçant sur les personnages, et en particulier les quatre vivant à demeure au Japon : les grands-parents de Claire, qui semblent coincés entre deux pays et deux cultures, jamais vraiment Japonais, mais plus vraiment Coréens, redoutant le changement par-dessus tout ; et les Ogawa, où l'absence de l'époux et père laisse des traces très profondes...

Quant à Claire, elle reçoit aussi de manière très dure ce que lui renvoient ses interlocuteurs. A chaque fois qu'elle échoue à nouer un lien communicatif, elle prend les choses comme un vrai camouflet, un affront personnel. On la sent d'ailleurs monter en tension tout au long de l'histoire, jusqu'à ce qu'elle se décide à prendre les choses en main d'autorité et à faire à sa façon, sans plus ménager personne.

J'ai fini cette lecture il y a plusieurs jours, déjà, et en écrivant ce billet, je ne peux m'empêcher de repenser au personnages de la grand-mère de Claire. On pourrait, avec notre regard extérieur, forcément voyeur et impudique, dire bien des choses en somme à son sujet. Et ce serait fort indélicat de voir en elle autre chose qu'un personnage bouleversant.

Tous les personnages de cette histoire sont perdus, à peu de choses près, en tout cas en quête de certains repères. Elle est certainement la protagoniste qui est la plus en difficulté et qui vit les choses le plus douloureusement. Il faudrait entrer dans le détail pour étayer cette impression, mais c'est, pour moi, le personnage clé de ce roman, à la fois excentrique, enfantine et déboussolée...

Je pourrais aussi vous parler d'une scène qui me restera longtemps en mémoire et qui fera sans doute que, la prochaine fois qu'on me servira du crabe, ma gourmandise sera un peu atténuée... Là encore, une scène sans artifice ni effet inutile, simplement quelques regards, quelques gestes saisis inopinément, et c'est une douleur et une détresses immenses que l'on capte...

Comme dans "Hiver à Sochko", on retrouve dans "les Billes du Pachinko" les mêmes difficultés à communiquer, à se livrer, à se laisser simplement aller. Peut-être aussi à faire confiance aux autres, ce qui n'est jamais simple. Et en résulte une violente impression de solitude partagée par tous les personnages, à laquelle, d'ailleurs, ils paraissent tous résignés...

En lisant "les Billes du Pachinko", avec son rythme plein de langueur, avec son incompréhension et la sensation d'un décalage irrémédiable, je me suis souvenu de "Lost in translation", le film de Sofia Coppola. Bien sûr, dans mon esprit, il y a sans doute un lien naturel qui s'est créé entre un roman et un film se déroulant au Japon et mettant en scène des personnages perdus dans ce pays.

Mais, je pense que ce parallèle est assez pertinent, malgré l'association d'idées assez facile. Car, entre l'écriture d'Elisa Shua Dusapin et la manière de filmer de Sofia Coppola, il y a quelque chose de très proche, de bien plus profond qu'il n'y paraît. Une manière de dire, de montrer des choses très dures, très importantes sans forcément avoir l'air d'y toucher.

J'ai coutume de dire que Sofia Coppola est la cinéaste qui filme le mieux l'ennui (et je vous assure que, même si la formule est un peu ironique, c'est aussi un véritable compliment que je lui fais). Je retrouve un peu les mêmes sensations en lisant les romans d'Elisa Shua Dusapin. Non pas que je m'y ennuie, bien au contraire, mais parce que la jeune écrivaine est une romancière de la solitude.

Elle capte admirablement cet état chez ses personnages et le rend parfaitement sans en rajouter, sans surenchère, comme un peintre pointilliste qui donne forme à son oeuvre d'une simple touche. Dans ses deux romans, on la ressent, elle frappe de plein fouet, elle se referme sur les personnages dès qu'ils lui en laissent l'occasion. Et il leur est fort difficile de s'en défaire.

Pourtant, en revenant à la fameuse phrase de Johanna Spyri, on pourrait presque y voir un éloge de la solitude. Ou du moins, à agir pour soi avant tout. Dans "les Billes du Pachinko", les personnages sont enracinés dans leur solitude, seule Claire est encore en mouvement. Et, malgré sa bonne volonté, il n'est pas certain qu'elle puisse remettre les autres en action, à les entraîner dans son sillage.

Mais il lui faut prendre garde de ne pas succomber à son tour à ces sirènes immobiles, qui pourrait lui faire renoncer à ses aspirations, à ses souhaits, à ses rêves. Elle elle la bille de son propre Pachinko, quand les autres sont les obstacles sur lesquels elle rebondit. Mais, elle a un atout majeur : elle maîtrise encore la trajectoire qu'elle peut donner à son existence...

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