On connaît le refrain de Charles Aznavour qui veut que la misère soit moins pénible au soleil... Hélas, nombreux sont les exemples qui montrent le contraire et notre roman du jour entre dans cette catégorie. Nous allons voyager sur une île au nom évocateur, celui d'un alcool, bien sûr, mais aussi celui des tropiques, des plages au sable blanc et des eaux couleur turquoise : Curaçao. Mais, ce n'est justement pas la carte postale que l'on va découvrir. Plutôt son envers, la misère et ce qu'elle engendre... "Taxi Curaçao", de Stefan Brijs (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson ; traduction de Daniel Cunin), est un roman qu'on pourrait aisément classer dans la catégorie romans noirs. A travers la vie d'une famille que l'on suit pendant une quarantaine d'années, on découvre l'histoire de l'île, la colonisation néerlandaise, le racisme, la mainmise sur l'économie de la communauté blanche, les ravages de la mondialisation. Et des relations entre pères et fils particulièrement compliquées et douloureuses. Et pour le lecteur, bouleversantes...
Au moi de juillet 2001, Max Tromp s'apprête à s'envoler pour les Pays-Bas, afin d'y récupérer des pièces détachées pour le taxi qu'il conduit sur l'île de Curaçao. Frère Daniel, qui le connaît depuis que Max est enfant, s'inquiète un peu de ce voyage inattendu et lui demande de donner de ses nouvelles dès son arrivée.
Le temps du vol, le religieux se souvient de ces quarante années au cours desquelles il est devenu un proche de Max et de sa famille. Il se souvient d'abord de ce premier jour d'école, lorsque Max a fait sensation en arrivant à bord du taxi paternel, une Dodge Matador flambant neuve, que Roy, le père de Max, bichonne avec une attention presque amoureuse.
Roy... Un drôle de bonhomme, celui-là. Un menteur invétéré, qui réinvente sans cesse sa propre vie. Un homme complexe, qui semble incapable de la moindre émotion, du moins lorsqu'elle ne concerne pas son cher et magnifique taxi. Il ne vit que pour ce métier et l'argent que cela lui rapporte, des sommes assez modestes, finalement.
Il a installé Myrna, la mère de son fils, dans une espèce de taudis à Barber, une petite ville du nord de l'île, et subvient à peine à ses besoins. Quant à son fils, Max, il ne voit en lui que son dauphin, celui qui viendra l'aider quand il sera en âge de passer son permis et fera prospérer la petite entreprise familiale. Un moyen de gagner plus...
Mais Roy est aussi extrêmement charismatique, malgré sa vantardise exubérante et son art du mensonge proche de la mythomanie. Charismatique, et finalement pas méchant, malgré tout ses défauts. Au point d'embobiner son monde. Myrna, qui l'idolâtre, Max, qui l'admire, et même Frère Daniel, qui n'en pense pas moins, mais ne parvient pas à le remettre dans le droit chemin.
Frère Daniel, le seul membre de sa communauté à être né à Curaçao, le seul à avoir la peau noire, nourrit de grandes ambitions pour Max. Le garçon est travailleur, intelligent, appliqué... Il le verrait bien faire des études, devenir enseignant, aider les jeunes de l'île à apprendre et à grandir, comme lui essaye de le faire.
Pour cela, il faudrait convaincre Roy, qui entend faire respecter à la lettre à son fils le destin qu'il lui a déjà tracé : chauffeur de taxi. Et pour cela, pas besoin d'études, pas besoin d'aller dans un collège coûteux... Le seul enseignement dont Max a besoin, c'est le sien : tous les trucs pour être le meilleur taximan de l'île, qu'on conduise les touristes ou les gens du coin.
Un job de bonimenteur qui colle parfaitement à la personnalité de Roy, qu'on dirait né pour cela. Mais Max n'est pas Roy. Il est plus timide, naturellement plus réservé que son père. Il n'a pas ce côté roublard et gentiment filou qui sont, avec la connaissance de l'île et ses aptitudes de conducteurs, ses principales compétences professionnelles.
Frère Daniel pensait avoir réussi à convaincre Max de se défaire de l'influence de son père, mais lorsque ce dernier tombe malade et se retrouve incapable de conduire le taxi, le jeune homme décide de tout laisser tomber pour gagner sa vie et faire bouillir la marmite de la famille en reprenant le taxi familial. Quitte à sacrifier son propre avenir...
A ce résumé, il faut ajouter quelques éléments : c'est Frère Daniel qui est le narrateur du roman, témoin direct de la vie de la famille Tromp, qu'il a accompagnée toutes ces années, entre petits bonheurs et grands malheurs. Il connaît par choeur les personnages de cette histoire, Roy et Max, bien sûr, mais aussi Myrna, sans oublier Sonny.
Sonny, c'est la troisième génération Tromp. De lui, je ne dirai rien d'autre, il apparaît, et pour cause puisqu'il est le plus jeune des Tromp, assez loin dans le livre. Mais, il fait de Max un père, un rôle au combien difficile à assumer lorsqu'on n'a comme repères que l'insupportable Roy, qui est tout sauf un exemple d'amour paternel...
C'est aussi ce qui fait de Max le personnage central du roman, dans tous les sens du terme. Son pivot. Celui qui est à la fois fils et père et qui connaît autant de difficultés à être l'un que l'autre. A rejeter l'influence toxique de Roy une bonne fois pour toute, et à savoir comment envisager l'avenir de son fils, sans doute pour éviter de ne pas ressembler à son propre père.
"Taxi Curaçao" est une histoire de famille, une saga, je crois qu'on peut employer le mot, même s'il se réfère à une île au climat très différent de Curaçao. Mais cette présentation serait incomplète si l'on n'évoquait pas le dernier membre de cette famille : la fameuse Dodge Matador, modèle très particulier, puisqu'il n'a été produit qu'en 1959 et 1960.
Un bel oiseau, on comprendrait presque la fascination qu'elle inspire à Roy. Sans doute la seule qu'il ait jamais aimée... Elle aussi traverse les décennies, pimpante et chromée d'abord, puis subissant comme les humains les outrages du temps. Ce qui ne l'empêche pas d'être le fil conducteur de ce roman (ce qui lui vaut, rien que ça, les honneurs de la couverture !).
Un père et un fils... Il serait réducteur de limiter "Taxi Curaçao" à la simple relation entre Max et Roy. D'abord parce que ce roman, c'est aussi la lutte de Max contre lui-même, entre ce qu'il croit être juste et ses propres aspirations. Frère Daniel ne cesse de l'encourager à voler de ses propres ailes, à se montrer un peu plus égoïste, d'une certaine façon. A vivre, tout simplement.
Ne parler que de cette relation, ce serait négliger les personnages féminins, qui sont très forts. A commencer par Myrna, magnifique, fière et forte, tombée sous le charme de Roy, éperdument amoureuse de lui, mais sans jamais être dupe de ce qu'il est. Elle le connaît mieux que personne, elle sait tout ce que recouvrent ses sempiternels mensonges.
Il faut reconnaître que Max pâtit un peu de l'incroyable personnalité de ses parents. Il apparaît un peu falot, en retrait, sans cette assurance qu'ont ses aînés et qui leur permet d'affronter la vie et ses coups durs et s'en tirer aussi bien que possible. Il n'est pas certain que Max sache encaisser avec autant d'endurance, et c'est certainement aussi ce que craint Frère Daniel.
Ce dernier a été le professeur de Max, mais il apparaît plus comme un mentor, même si sa relation avec le garçon, puis le jeune homme et jusqu'au quinquagénaire qui s'envole pour les Pays-Bas, connaît quelques éclipses, mais aussi quelques orages. Max n'a peut-être pas la force de caractère de son père, son orgueil, lui, est aussi puissant et s'accommode mal de conseils extérieurs...
Puisque je l'évoque, un mot sur Frère Daniel. Je l'ai dit, sa place est un peu particulière, puisqu'il est unique en son genre, ou presque : seul noir et seul natif de l'île au sein de sa communauté religieuse, composée de néerlandais. Au fil de ses souvenirs, on va aussi découvrir son histoire personnelle et l'on va comprendre pourquoi il se soucie tant de Max.
Il se reconnaît dans ce garçon, il était comme lui à son âge, un peu en retrait, manquant d'assurance, mais pouvant espérer un autre destin que celui qu'impose la naissance sur cette île. On comprend même qu'il verrait bien Max accomplir ce que lui-même n'a pu faire en son temps. Il n'est pas un père de substitution, non, le mot mentor paraît mieux adapté, mais c'est aussi un peu intéressé.
Or, les événements vont accentuer la ressemblance entre Frère Daniel et Max. Sauf que la décision que chacun d'entre eux a été amené à prendre ne va pas les conduire sur les mêmes chemins. Narrateur et témoin impuissant des drames de la famille Tromp, Frère Daniel est aussi celui qui a le recul sur la situation plus globale, celle de l'île de Curaçao...
Un peu de géographie ne fait jamais de mal. D'autant que Curaçao n'est pas l'île des Caraïbes dont on entend le plus souvent parler. Et je pense que, comme moi, vous auriez bien du mal à la situer sur une carte. Alors, hop, on démarre le petit topo avec ça, car cette situation n'a rien d'anodin : on est tout proche du Venezuela. Et de ses gisements pétroliers.
Curaçao fut découverte par les Espagnols à la toute fin du XVe siècle, elle est conquise par les Hollandais en 1634. Pas par la couronne, non, par un pouvoir bien plus puissant à cette époque : la Compagnie néerlandaises des Indes occidentales, qui cherchait un endroit où s'établir dans la mer des Caraïbes et y développer leur activité commerciale.
Ce sont les Néerlandais qui vont faire venir les premiers esclaves sur l'île. Ce sont eux qui, bien plus tard, vont ouvrir une importante raffinerie à Curaçao, après la découverte des premiers gisements pétroliers sous le lac Maracaibo, au Venezuela. Ouverte en 1918, puis rachetée par la Shell au début des années 1960, elle devient un des principaux employeurs de l'île.
Si j'en parle, c'est parce que cette raffinerie tient un rôle non négligeable dans le roman de Stefan Brijs, tout comme le tourisme, qui devient, peu à peu, l'autre ressource majeure de Curaçao. Et aussi parce qu'elle est l'emblème de la tutelle néerlandaise : en 1954, les Antilles néerlandaises, qui regroupent 6 iles, dont la plus importante est Curaçao, deviennent un Etat autonome du Royaume des Pays-Bas.
C'est donc sa situation pendant les quarante années que dure le roman. Depuis 2010, la charte qui réunissaient les îles au sein des Antilles néerlandaises a été levée, mais Curaçao reste un territoire néerlandais bénéficiant de l'autonomie. Pardon pour ce laïus, mais la situation de l'île est très importante pour appréhender le roman et le parcours des personnages.
Car, en parallèle du destin des Tromp, c'est aussi l'histoire de l'île qui se déroule sous nos yeux, à travers le récit du Frère Daniel. L'histoire d'une colonie, où les colons néerlandais imposent leurs règles, leur mode de vie, leurs exigences aux populations locales. Ainsi, en classe, on enseigne le néerlandais et l'anglais, mais pas le papiamento, la langue locale.
Les natifs de l'île sont au mieux des ouvriers, des employés, mais ne peuvent espérer accéder aux postes importants, qu'ils soient dans le secteur économique ou politique. La domination néerlandaise est complète et l'île toute entière en dépend. Quand la Shell va quitter Curaçao au milieu des années 1980, elle va accroître les difficultés de l'île et de ses habitants...
Parce que, en quarante ans, on voit évoluer la société de l'île de Curaçao. On la voit se révolter contre l'injustice. On la découvre aux prises avec les soubresauts de l'économie mondiale et avec ce phénomène qu'on va appeler mondialisation, et qui ne touche pas que l'économie. On la voit devenir une terre touristique, figée comme la carte postale qui fait rêver les potentiels visiteurs...
Et pendant tout ce temps, la famille Tromp doit s'adapter à ces situations, à ces changements, poussés par le patriarche, Roy, toujours convaincu que le salut passe par ce boulot de chauffeur de taxi, espèce de charge qu'il se verrait bien léguer à son fils, et après lui, à son petit-fils... Une dynastie roulant en Dodge Matador de moins en moins rutilante...
Stefan Brijs poursuit avec "Taxi Curaçao" une oeuvre singulière, où le mensonge semble tenir une place toute particulière, comme dans "Courrier des tranchées". Mais aussi le pouvoir, sous différentes formes, et ses dérives. Avec cette visite dans les Caraïbes, il dénonce le colonialisme et ses ravages, la misère, la corruption, le racisme, l'absence de perspectives d'avenir pour les natifs de l'île.
Pour moi, "Taxi Curaçao" est un roman noir, sans aucune hésitation, il remplit tous les critères, jusqu'à la violence qui s'instille petit à petit dans l'histoire pour y faire son nid. La métamorphose de l'île, en quarante ans, est non seulement saisissante, mais effrayante, et l'on se retrouve avec des personnages qui, chacun à leur manière, se retrouvent tous pris au piège.
C'est un texte assez dur, dans lequel l'exubérant et insouciant Roy finit par paraître complètement décalé, comme inconscient du monde tel qu'il est, mais laissant percer son intransigeance derrière ses pitreries et ses rodomontades. Autour de lui, tout s'affaisse, tout se délite, comme érodé par le temps qui passe. Et son fils, Max, est chargé de l'impossible mission de faire comme si de rien n'était.
C'est aussi un roman fort en émotions, tout au long de ces années jalonnées de bien plus de moments difficiles que de périodes simplement heureuses. On s'attache à ses personnages, en particulier à Max, funambule qui ne possède pas les rênes de sa propre existence, servitude volontaire acceptée par gentillesse envers les siens.
Des émotions qui vont aller crescendo, jusqu'à un final tout à fait inattendu et qui retournera bien des lecteurs. Stefan Brijs est un remarquable chef d'orchestre qui sait parfaitement diriger les drames dans lesquels il plonge ses personnages. Et si l'on ressent la tendresse qu'il leur porte, elle ne l'empêche pas de sérieusement les malmener. Et bien pire encore...
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