Le 11 septembre 2001, Boris et son épouse Bérénice se trouvaient dans l'une des tours du World Trade Center. Lui a survécu, mais il n'a pas pu sauver la jeune femme et il est rentré de New York rongé par une terrifiante, dévorante culpabilité qu'il lui a fallu gérer tant bien que mal. Et plutôt mal que bien, en fait.
Sa soif de vengeance l'a conduit à s'engager dans les commandos Delta pour aller combattre les Talibans en Afghanistan. Pas certain que ce qu'il a vécu dans les montagnes ait vraiment arrangé son cas, cela n'a fait que diversifier ses cauchemars. Au retour, il a connu la drogue, l'alcool, tout ce qui peut aider à oublier, un peu, mais pas définitivement. Et il y replonge encore de temps en temps.
Il s'est installé à Bordeaux, dans le quartier de Mériadeck, un appartement dans une tour, bien différent de la jolie maison où il vivait avec Bérénice dans le Vieux-Lormont. Il est devenu détective privé, gère quelques affaires sans grand relief, mais qui lui permettent de payer les factures, entretient aussi de bonnes relations avec un commissaire. Plus personnelles que professionnelles d'ailleurs.
La vie de Boris s'écoule aussi tranquillement qu'on le peut, il essaye de prendre soin de lui, court dans les rues de Bordeaux, de la musique dans les oreilles. Ce qui ne l'empêche pas d'être attentif à ce qui se passe autour de lui. C'est ainsi qu'un soir, il intervient au pied de son immeuble alors qu'une bande vient de se lancer dans une ratonnade anti-homos.
Insupportable pour Boris, qui fait le coup de poing avec les agresseurs, soutenu dans cette épreuve par un autre passant. Il s'appelle Manu, il est Colombien, il a été membre des FARC avant de s'exiler en France. Les deux hommes, des écorchés, sympathisent aussitôt après avoir fini de rosser les homophobes et vont se bourrer la gueule dans un bar proche.
Ce qu'ils ignorent encore, c'est que, au cours de cette bagarre, un homme est mort. Il a été jeté dans le vide du haut d'une passerelle par des hommes cagoulés. Et la victime n'a certainement pas été choisie au hasard, cette fois : il s'agissait d'un policier en mission d'infiltration au sein d'un groupuscule d'extrême droite considérée comme très dangereuse.
Boris et Manu sont considérés comme des témoins, puisqu'ils se trouvaient à proximité du lieu du crime. Mais, Boris va bientôt comprendre que si le commissaire l'a convoqué, ce n'est pas uniquement pour cette raison. En effet, sur une vidéo sans doute tournée clandestinement par le flic avant sa mort, on voit le leader du groupuscule, Wolf, et à ses côtés, une jeune femme.
Une jeune femme que Boris connaît très bien : sa propre fille, Julia... Le coup est rude pour celui qui n'a jamais su se défaire de sa culpabilité après la mort de sa femme, jusqu'à délaisser complètement sa fille... Au point de la retrouver là, au milieu des fachos, proche, bien trop proche de leur grosse brute de chef, sans doute un assassin, et prêt à recommencer...
Cette situation serait sans doute choquante pour beaucoup de pères, mais pour Boris, c'est aussi une insulte à la mémoire de Bérénice : descendante d'une famille d'anarchistes catalans ayant quitté l'Espagne après la victoire de Franco, ayant connu les camps en France et un accueil bien peu chaleureux, elle était elle-même militante au sein de la LCR...
Lui-même, s'il a toujours été moins engagé que Bérénice, a milité en son temps au sein de Ras l'Front, il a participé à des bagarres, des expéditions punitives contre des fachos, mais il y avait quelque chose de presque folklorique, illusoire, même si ça cognait dur. Rien à voir avec la situation présente, qui dépasse largement ce qu'il a connu en termes de violence.
Et voilà que sa fille, par haine, par colère, par dégoût, choisit la voie diamétralement opposée, assortie d'une propension très claire à la violence... Boris sait que sa fille lui en veut, il sait qu'il n'a pas été un père à la hauteur, il sait que sa fille parle souvent de lui comme s'il était mort, comme si elle émettait le voeu qu'il soit mort à la place de sa mère...
Radicalisation... Le mot apparaît en toutes lettres dans les rapports de police concernant le groupuscule... Boris décide alors de tout faire pour la sortir de là, coûte que coûte. Il sait qu'il n'est pas le mieux placé pour la convaincre de cette erreur de direction, mais il ne peut accepter qu'elle se laisse ainsi entraîner vers une impasse, avec la mort comme seule échappatoire...
Mais n'est-ce pas déjà trop tard ? Après avoir découvert et châtié le traître au sein de leur groupe, Wolf et Julia ont choisi la clandestinité pour poursuivre leurs activités. Le temps presse, car qui sait ce que Wolf peut avoir imaginé après avoir tué un flic sans ciller... Qui sait dans quelle spirale de violence il peut entraîner Julia...
Eh oui, à radicalisation, radicalisation et demi, pourrait-on dire. Jean-Pierre Chaumeil n'a pas choisi d'une certaine manière la facilité qui serait de s'intéresser à la radicalisation de jeunes musulmans. C'est un sujet déjà abondamment traité ces dernières années, y compris en écho avec des événements plus récents que le 11-Septembre.
D'ailleurs, le contexte de "Parfois c'est le diable qui vous sauve de l'enfer" est loin d'être anodin : on est au printemps 2016, quelques mois après les attentats de Paris, contre "Charlie Hebdo" et l'Hyper-Casher, d'abord, puis, plus récemment encore, au Stade de France, contre les terrasses des bars du Xe arrondissement et bien sûr, le Bataclan.
La tension est maximale, l'Etat d'urgence est déclaré et, ce n'est pas neutre non plus, depuis peu, dans toute la France, des militants organisent les Nuits debout. A Bordeaux, comme à Paris, ça se passe sur la place de la République. On voit bien que, dans toute la société, les tensions s'exacerbent, les rancunes enflent, les positions se durcissent.
Avec, chez certains, un carburant inépuisable : la vengeance. Boris connaît bien ce sentiment, puisqu'il l'a animé pendant un moment, jusqu'à ce qu'il réalise que revêtir l'uniforme et tuer des Afghans ne calmait pas sa douleur. Curieusement, il se rend compte qu'il n'a transmis à sa fille que ce sentiment brûlant et cette colère inextinguible.
Il ne peut croire que Julia ait choisi un groupuscule fasciste pour d'autres raisons. Il n'imagine pas qu'elle ait pu embrasser leurs convictions, non, elle cherche juste à libérer sa haine envers ceux qu'elle juge responsables de la mort de sa mère. A ces terroristes, ceux qui les hébergent, ceux qui les financent, ceux qui les encouragent...
Ce qui l'a séduite, c'est cette idée d'un choc des civilisations que promeuvent des personnes comme Wolf, la volonté de répondre au mal par le mal, aux armées islamistes par des armées européennes rendant coup pour coup... Tragique processus, dans lequel nous sommes sans doute entrés, comme on a pu le voir récemment, et pas seulement à la une du "Monde".
On se focalise beaucoup sur de nouveaux risques liés à la radicalisation islamiste (hélas, sans doute avec une certaine raison), mais on a certainement trop longtemps négligé la réaction d'une extrême droite qui n'a jamais attendue pour se montrer violente, mais a placé la barre encore plus haut, avec des objectifs qui font froid dans le dos.
Dans le cours du livre, à travers l'enquête que mène Boris pour comprendre le parcours de sa fille, Jean-Pierre Chaumeil rappelle les liaisons très dangereuses que des groupuscules d'extrême droite et des réseaux islamistes entretiennent en France. Des objectifs différents, mais des intérêts communs, dont celui de plonger les démocraties dans le chaos...
Petit à petit, ce qui semblait être un roman noir, violent et dur, portés par des personnages désespérés en quête d'une rédemption impossible, prend des allures de thriller. La tension monte, une deadline (le mot prend ici hélas, tout son sens littéral) la rend plus forte encore, une course-poursuite se met en place avec comme grand témoin une Grande Faucheuse attendant de prélever son écot.
D'un côté, on a ce père qui se dit à la fois qu'il ne pourrait pas se pardonner un nouvel échec, mais qui espère aussi que son intervention saura restaurer la relation avec sa fille, quasi inexistante jusque-là. Que sait-il d'elle, d'ailleurs ? Quasiment rien, au point de rester pantois en la découvrant aux côtés de Wolf, sur la caméra cachée...
Le roman de Jean-Paul Chaumeil est d'ailleurs un livre sur la difficulté d'être père : Boris n'est pas le seul, dans cette histoire, à avoir connu ce genre de soucis familiaux, même si les raisons, les contextes sont très différents. Le paradoxe, c'est qu'il a su faire pour d'autres ce qu'il n'a pas su faire pour sa propre famille...
Mais, ne nous y trompons pas : si Boris est le personnage central, si sa position de narrateur impose au lecteur son angle de vue, "Parfois c'est le diable qui vous sauve de l'enfer" est aussi un roman sur la difficulté d'être une jeune femme dans nos sociétés actuelles. Qu'il s'agisse d'un manque de repères, d'une rébellion adolescente contre ce que symbolise la famille, ou autre, on croise des jeunes femmes proches de perdre pied.
Et l'on mesure l'importance de cette relation père/fille (je n'écarte pas la mère, entendons-nous bien, mais dans le cadre du livre, ce sont les pères qui sont mis en avant), des dangers que peuvent engendre ses dysfonctionnements, et l'on est finalement pas loin de se dire que le processus de radicalisation vers l'extrême droite ou vers l'islamisme naissent de causes identiques et suivent des processus voisins...
Il est amusant de souligner le clin d'oeil religieux que fait Jean-Paul Chaumeil dans le titre de son roman, alors que justement, tout se passe en dehors du cadre du fanatisme religieux. Mais, ce titre est très juste, avec Boris dans le rôle du diable, car c'est vraiment ainsi que le voit sa fille, un diable en position de devenir potentiellement un sauveur.
Mais, là encore, ne voyons pas les choses à sens unique : ce titre peut parfaitement être renversé. Julia, par ses choix, ses engagements, peut être également vue comme diabolique et, en donnant à son père l'occasion de voler à son secours, elle lui offre l'opportunité inespérée d'une rédemption, sans doute pas partielle, mais malgré tout bénéfique pour lui. S'il échoue, Boris s'abandonnera à l'enfer...
J'ai évoqué le côté très noir et très tendu de ce roman. Il aboutit à un dénouement que j'ai trouvé très émouvant, bouleversant, même. Difficile de vous en parler ici sans trop en dire, même s'il y a une certaine logique aux événements. En revanche, le contexte de ce dénouement est parfaitement inattendu, et les faits prennent aux tripes, avec des choix forts.
On n'est pas dans un roman porté par un optimisme triomphant, c'est peu de le dire. Et ce final, malgré tout, va aussi dans ce sens. Parce que se pose la question de la rédemption, ou de la résilience, à défaut. Et parce que le chemin sera encore long, périlleux pour y parvenir tout à fait. Et sans aucune garantie de l'atteindre...
Jean-Paul Chaueil signe ici un roman d'une grande force, sur des sujets hautement inflammables et au combien d'actualité. Il donne de la chair, du poids à ses personnages, cabossés, malmenés, grièvement blessés dans leur âme quand ce n'est pas dans leur corps, met en scène des personnages secondaires qui ne sont pas de simple faire-valoir et plonge le lecteur dans une ambiance oppressante et menaçante, jusqu'au dénouement.
Il reste deux éléments à évoquer, deux éléments de décor, on va dire, mais qui sont loin d'être négligeables. Le premier, c'est Bordeaux : Boris, et à travers lui Jean-Paul Chaumeil, nous emmène dans une visite passionnante de cette ville, souvent surnommée la Belle Endormie, pour son calme supposé, et l'ennui qui peut aller avec.
Ici, cet état de fait est largement bousculé, entre bagarres de rues, règlements de comptes et assassinats, et peut-être plus encore. Bordeaux est brutalement réveillée par ces soubresauts et cette résurgence d'un fascisme que combattit activement l'une des grandes personnalités attachées à cette ville, Jacques Chaban-Delmas.
Si vous connaissez Bordeaux, alors, vous aurez vos repères, si vous n'y êtes jamais allés, vous découvrirez une cité en pleine évolution, conservant des traces de son passé, même le plus douloureux (de la marque du commerce triangulaire à l'occupation nazie), mais entamant une mutation urbaine qui passe par la création d'écoquartiers et la réhabilitation d'autres quartiers.
Et puis, il y a la musique. "Parfois c'est le diable qui vous sauve de l'enfer" est un roman comprenant une riche play-list. Riche, et extrêmement variée, allant du punk aux musiques afro-cubaines, en passant par le jazz, le R'n'B et le hip-hop. La musique accompagne Boris quand il court, mais pas uniquement, chaque titre choisi l'est avec soin, et donne du sens à l'histoire.
Ce sont aussi des marqueurs du parcours de Boris jusqu'à aujourd'hui, depuis l'époque où il gueulait à l'unisson des Béruriers noirs qu'il emmerdait le Front National, jusqu'à cette chanson de Grand Corps Malade, dans un tout autre registre, qui semble s'adresser directement à Julia et parfaitement résumer la position de Boris : "J'ai pas les mots".
J'ai failli puiser dans ce texte une citation pour en faire le titre de ce billet, mais je me suis dit que les mots si durs adressés par Julia à son père dans des lettres déchirantes et d'une immense violence quelques années avant la période du roman pesaient plus lourd encore. Et plaçaient Boris face à ses erreurs, ses errances, sa culpabilité, moteurs de l'intrigue.
J'aurais aussi pu piocher chez NTM, groupe qu'on ne retrouve pas dans cette play-list. Car dans cette France soudainement prise d'une nouvelle fièvre, du genre nauséabonde et très contagieuse, il est plus que jamais important de ne pas laisser traîner ses fils et, ajouterai-je, ses filles pour pas qu'il, pour pas qu'elles glissent...
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