"Tout le monde sait comment on fait des bébés mais personne ne sait comment on fait des papas", dit le grand philosophe Stromae dans son ouvrage de référence, "Papaoutai" (éditions des belles lettres). Et c'est vrai qu'entre l'image qu'on se fait de son père, ce héros, etc. etc., et la réalité qui s'impose parfois brutalement, le décalage n'est pas évident à vivre... Dans le roman qui nous occupe ce soir, "les heures pâles", premier roman de Gabriel Robinson (aux éditions Intervalles), cette thématique est centrale. Robinson nous raconte l'histoire d'un fils confronté à un père décevant et une mère en colère, celle d'un jeune homme aux ailes pas encore déployées qui doit prendre les responsabilités de l'adulte qu'il n'est pas encore tout à fait. Plus roman autobiographique (je m'avance peut-être...) qu'autofiction, "les heures pâles" est aussi un roman marqué par la présence dans la vie du narrateur de toute une culture populaire qui l'a façonné.
"Les heures pâles", c'est le récit d'un jeune homme de l'amour inconditionnel qu'il porte à son père. Au point de vouloir trouver dans une friperie le même blouson de cuir que lui, d'en faire un modèle idéal. Pas au point de le suivre en embrassant la carrière de flic, mais, de ça aussi, le garçon est fier. Son père est officier de police, un vrai héros de cinéma qui rentre à la maison chaque soir... Ou presque...
Eh oui, c'est prenant, le métier de flic. Parfois, le père est même absent au moment où son fils aîné souffle ses bougies sur le gâteau d'anniversaire ; à Noël aussi, il disparaît quelques heures, mais pas pour revenir habillé en Père Noël... Ses loisirs aussi, le père les vit en solo. Le rallye, c'est son truc à lui, il peut y passer des weekends entiers, l'enfant restant à la maison avec sa mère, une femme effacée et casanière, parfaite épouse, parfaite maîtresse de maison...
Toute son enfance, toute son adolescence, le narrateur grandit à l'ombre de cette statue du commandeur, cet homme solide, fort, courageux, forcément. Une incarnation naturelle de l'autorité et du Bien, avec une majuscule. Un père idéal, parfait, qui va passer le relais à son fils en l'accompagnant de Lyon à Paris,pour l'aider à s'installer dans son premier appartement. Le garçon a décroché un job de journaliste culturel, et c'est au tour du père d'être fier.
Mais, alors que l'oisillon vient de quitter le nid, qu'il a déployé ses ailes mais ne vole pas encore avec une totale stabilité, une annonce aussi inattendue que douloureuse vient faucher le jeune homme en plein essor : son père a une double vie ! Deux familles, la sienne, la légitime, avec son épouse et ses deux garçons, et une seconde, avec une autre femme, une autre enfant, une fille... Et, pire que tout, cela fait 18 ans que cela dure !
D'un seul coup, à la lumière de cette cruelle révélation (intervenue par hasard, comme il se doit dans ce genre d'histoire), tous les événements passés, les absences, les voyages, les nuits à l'extérieur "pour le boulot", tout ça prend un tout autre aspect... Une trahison... L'image du père parfait qui se brouille, soudainement, comme un reflet dans l'eau au milieu duquel on jette un caillou.
Alors, bien sûr, on comprend un peu mieux le désenchantement qu'on ressentait depuis les premières lignes du roman, les interrogations du narrateur exprimées dans le chapitre 0, qui s déroule au Mali. Mais, la découverte du mensonge, son ampleur et la réaction de ce jeune adulte qui a bâti sa vie sur une image paternelle désormais écornée ne sont pas les seuls ressorts de ce roman.
En effet, la mère, jusque-là si discrète, va, suite à cette découverte, péter les plombs. Excusez-moi la trivialité de l'expression, je n'en vois pas d'autre. Et, tandis que la mère explose, laisse jaillir les flammes de sa colère et de son humiliation, le père, lui, s'évapore, se ratatine, rentre dans une coquille dont il ne sort quasiment plus... Le beau costaud, le flic sans peur et sans reproche, le père idéalisé devient un pépère, là encore, c'est le premier mot qui me vient, un vieil homme, malade du coeur, affalé, muet, effondré, transparent...
Des parents dont le couple vole en éclats et un fils aîné, frêle papillon à peine sorti du cocon, qui devient d'un seul coup l'adulte responsable de ses géniteurs, qui n'ont plus leur raison, leur lucidité, qui se comporte comme des gamins. Renversement de l'ordre naturel des choses et prise de commandes d'un adulescent pas en encore dégrossi... Opération "maturité expresse" enclenchée !
Le narrateur va devoir gérer une famille qui part à vau-l'eau, un frère cadet qui ne s'en lave pas les mains, mais presque, une mère partie complètement en vrille et qui, carburant à la colère, ne redescend plus vraiment les deux pieds sur terre et un père qui était plus présent du temps de sa double vie secrète que maintenant, même quand il est là...
Gabriel Robinson raconte cette histoire avec beaucoup de pudeur, cette histoire qu'on croit être la sienne. Il raconte ces moments-clés qui ont fait pour lui, de son père une figure tutélaire puis le déboulonnement de la statue et surtout, le réveil d'une mère si discrète jusque-là. La confrontation du narrateur et de sa mère, lorsqu'elle exprime sa colère de la plus virulente des façons, est un moment très fort.
Une femme désemparée, désespérée, humiliée, trahie, morte de honte et de colère, qui se rebelle, qui s'épanche enfin, elle qui fut si peu diserte jusqu'ici. Une femme qui crache son ressentiment et en éclabousse tout ce qui l'entoure, à commencer par son fils. Arrivé en catastrophe pour essayer de servir de médiateur entre ses deux parents, il découvre un champ de bataille et des ruines encore fumantes.
Et il doit faire face à une mère qu'il n'a jamais vu dans cet état, une furie qui s'en prend même à lui. A son tour d'être désarçonné, comment réagir face à cette situation ? Plier l'échine ou faire preuve d'une autorité que lui confère son tout nouveau statut d'adulte indépendant, mais qu'il n'a jamais encore pu éprouver auparavant ? Oui, doit-il hurler sur sa mère, est-ce concevable ? Mais est-ce bien sa mère, face à lui ?
Petit à petit, cet épisode au combien douloureux, va pousser le narrateur à se structurer, ne serait-ce que pour affronter une situation qui menaçait de lui filer entre les doigts... Entre une mère en déraison, un père liquéfié et l'idée d'une demi-soeur encore inconnue, il va lui falloir vite grandir. Cela ne veut pas dire que le narrateur n'était pas mature lorsqu'il a quitté le giron familial, mais il était encore à la recherche de la stabilité propre à l'âge adulte...
Un mal pour un bien ? C'est peut-être aller un peu vite en besogne, heureusement, on mûrit le plus souvent sans avoir à affronter de telles situations délicates... Pourtant, si l'on doit absolument trouver un point positif dans ce processus, je dirais qu'il s'agit d'une bonne raison de garder les pieds sur terre. Jeune Lyonnais venu à Paris, travaillant dans les médias et le monde de la culture, il y a vite de quoi se griser, perdre contact avec la vie de tous les jours...
Un point positif, possible, mais qui ne contrebalance pas la violence de voir sa famille s'effondrer... En témoigne cette phrase à l'ironie rongée par un désenchantement profond : "si la musique est bonne et que je ne danse pas, soit j'ai la grippe, soit je viens d'apprendre que mon père a une double vie"... Pas facile de repartir de l'avant après ce genre de choc...
Il n'empêche que l'aspect "culture populaire" est très présent dans le livre : les références culturelles sont nombreuses, clins d'oeil à des films, citations de livres, la musique aussi, évidemment. Marqué par Eddy Mitchell que son père écoutait tant, lui qui va tout droit au cimetière des éléphants, désormais, c'est chez Léo Ferré que le personnage va chercher ces "heures pâles" qui servent de titre au roman de sa vie.
Gabriel Robinson travaille pour Radio Nova, comme critique littéraire, nouvel indice que ce qu'il nous raconte pourrait bien être sa propre histoire. Mais on voit aussi cette dichotomie entre le milieu dont il est issu, père officier de police, mère au foyer, qui travaillait en atelier avant de fonder un foyer, et ce nouveau milieu que son travail l'amène à côtoyer, plus clinquant, plus attractif, sans doute.
Mais les racines, c'est ce doux foyer lyonnais où il a grandi et dont, aujourd'hui, il ne comprend pas l'implosion. Ses interrogations vont le pousser à agir, pas seulement comme médiateur auprès de ses parents, calmer l'une, inciter l'autre à demander pardon, gérer une séparation qui semble devenue inévitable. Non, il a besoin aussi d'agir pour lui, pour, si ce n'est comprendre, car ce n'est pas possible, au moins pour avoir des éléments de compréhension, saisir le truc qui n'a pas marché ou la raison qui a fait quitter à ce père le droit chemin conjugal...
Une réflexion qui va passer par Lyon, bien sûr, par la découverte de cette autre famille qui est, malgré tout, un peu la sienne aussi. Mais, et plus curieusement, cela va l'emmener au Mali. Pourquoi cette destination, pourquoi ce pays avec lequel il n'a pas de lien particulier ? Pour une histoire de voyage, des années plus tôt... Un voyage refait à l'envers pour essayer de déceler la faille, le grain de sable... Des réponses venues de l'extérieur, car, sans ce recul, il n'y arrive pas... La culture dogon saura-t-elle comblé ce vide ?
Un premier roman prometteur, court mais dense, servi par une écriture efficace. Une découverte involontaire, c'est vrai, mais qui m'a permis de passer un bon moment de lecture. Je culpabilise un peu de dire ça, étant donné le sujet du roman. Mais c'est un sujet souvent traité et j'ai trouvé que cette écriture, autant que la sincérité du propos, sans doute autobiographique, donnaient de l'originalité à cette histoire.
Un roman sur la difficulté de communiquer au sein de la famille, sur ces secrets, ces non-dits qui enflent, enflent et un jour, explosent et font des victimes directes mais aussi des victimes collatérales. Le narrateur appartient à cette dernière catégorie, celle des innocents qui subissent sans comprendre mais souffrent de la même façon, avec l'incompréhension, en plus...
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