vendredi 13 septembre 2013

"Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepté par la civilisation" (Victor Hugo).

Je dois vous faire une confidence : je suis un lecteur à lubies... Et l'une d'entre elle est une curiosité parfois bizarrement éveillée. Ainsi, il y a quelques mois, alors que je regardais la liste des romans en lice pour les Grands Prix de l'Imaginaire, j'y ai découvert un roman venu d'Estonie... Vous, je ne sais pas, mais moi, en voyant ça, j'ai senti mon cerveau sursauter dans ma boîte crânienne et j'ai entendu des rouages grinçants se mettre lentement en branle avant de s'agiter en tous sens... Un roman estonien ? Mais je n'ai jamais lu de roman estonien ! Et ça parle de quoi ? De la culture estonienne ? Il me le faut, il me le faut, je vous jure, quand je suis dans cet état-là, on dirait un gamin de 4 ans faisant un caprice et se roulant par terre. Alors, voilà, j'ai acquis "l'homme qui savait la langue des serpents", d'Andrus Kivirähk (aux Editions Le Tripode) et j'ai drôlement bien fait de céder à mon propre caprice ! Un roman à la fois drôle et sombre, entre satire politique et roman de fantasy, qui est aussi une parodie de saga islandaise et de roman médiéval... Kivirähk nous propose une réflexion sans concession sur la modernité et la tradition, renvoyées finalement dos à dos...





Leemet est né dans la forêt estonienne, où il a grandi au milieu des hommes, mais aussi des animaux qui y cohabitent harmonieusement. Un peu trop, même, parfois, à l'exemple de ces dons Juans d'ours, de vrais libertins sans cesse en quête de conquêtes féminines, y compris parmi les populations humaines... Les parents de Leemet en savent quelque chose, enfin, surtout sa mère...

Leemet appartient à une famille dans laquelle on s'est transmis, génération après génération, et malgré les morts prématurées du grand-père et du père de Leemet, un savoir ancestral, particulièrement important pour pouvoir vivre dans la forêt : la langue des serpents. C'est grâce à son oncle Vootele que le garçon a appris ce langage et a su en maîtriser toutes les subtilités. Oh, bien sûr, la langue des serpents permet de communiquer directement avec les reptiles, mais elle a aussi bien d'autres avantages, car ce langage sifflé, qui demande une grande agilité, permet de commander à toutes les espèces animales, à l'exception notable des insectes...

Mais, petit à petit, cette pratique tend à disparaître. La famille de Leemet est l'une des dernières où cette transmission s'effectue. Les autres familles, elles, ont non seulement renoncé à ce savoir, mais quittent progressivement la forêt pour aller s'installer dans un village, sorti de terre pas très loin de là. Un village, symbole de cette nouvelle civilisation moderne qui voit le jour depuis que les hommes de fer allemands ont débarqué et on apporté avec eux Jésus et la religion qui va avec.

Dans ce village, on vit bien différemment de ce qu'on connaissait dans la forêt. Les villageois oublient même très vite tout ce dans quoi ils ont grandi pour se jeter à corps perdu dans ce nouveau mode de vie venu de l'étranger qui permet à l'Estonie de se tenir au même rang que tout pays qui se respecte, en plongeant dans une modernité enivrante.

Par exemple, au village, on mange le pain fabriqué à partir du grain récolté aux champs, l'agriculture ayant remplacé la traditionnelle chasse en vigueur dans la forêt, où l'on est carnivore. En particulier chez Leemet, dont la mère passe ses journées à cuisiner toujours plus de gibiers, comme si elle devait nourrir des régiments entiers et non une petite famille...

Leemet observe ce changement qui semble inexorable avec de sérieux doutes... Il y voit la perte d'une identité pour la troquer contre quelque chose de factice, d'artificiel... Lui est attaché à sa forêt, à la langue des serpents, qu'il pratique assidûment et à tout ce qu'il connaît depuis toujours. Le miroir aux alouettes de la modernité, ce n'est pas pour lui.

Leemet entretient d'excellentes relations avec les serpents, en particulier celui qui s'appelle Ints et qui est quasiment son meilleur ami. Comme Leemet, Ints et les autres serpents ne comprennent guère comment on peut quitter ses racines pour vivre au village de façon aussi incompréhensible... Une situation d'autant plus délicate pour les serpents qu'avec la création du village, ils sont devenus des ennemis notoires que les hommes, désormais, chassent et tuent, incapables de communiquer avec eux comme avant.

Pourtant, ils sont issus de ce monde sylvestre où l'on attendait le retour de la Salamandre, une sorte de dragon protecteur, endormi quelque part sous terre, surveillée par de mystérieux gardiens, seuls à savoir où elle se trouve. Enfant, Leemet a cherché où la Salamandre pouvait bien dormir et sa curiosité reste entière, tandis que ses aînés, amis, proches, partis s'installer au village, ont tout oublié de ce mythe fondateur...

Mais Leemet et les siens ne sont pas complètement seuls à ne pas vouloir rejoindre la civilisation. Une autre famille refuse l'exode. A sa tête, l'irascible Tambet, qui maltraite sa fille, Hiie, parce qu'elle ne veut pas boire le lait de louve qui a toujours été la boisson de base dans la forêt... Tambet a le même mode de vie que Leemet, mais il l'applique à l'extrême, désirant imposer ses vues, ses croyances, ses superstitions, et rejetant tous ceux qui refuse de mener leur vie traditionnelle avec zèle...

Tambet est une espèce de fou furieux qui va trouver un allié de choix pour mettre en pratique ses idées extrémistes : le sage Ülgas, qui n'a rien de sage, en fait, mais est juste un autre cinglé, persuadé que le seul moyen de rendre grâce  aux esprits de la forêt et de la nature, et donc de protéger ce lieu sacré, est de leur faire chaque jour de sanglants sacrifices...

Leemet voit d'un mauvais oeil la radicalisation de ces deux-là qui, dans leur entêtement fanatique, s'éloignent finalement tout autant des fondements de la vie forestière chère aux Estoniens depuis des lustres, avant qu'on sache même ce qu'est un village. Aussi, se méfie-t-il d'eux, en particulier d'Ülgas, dont la soif de sang ne lui dit rien qui vaille...

Enfin, vivent dans la forêt deux anthropopithèques, deux êtres tout droit sortis du passé lointain d'avant la civilisation des Estoniens de la forêt. Eux ont vécu déjà ce que Leemet observe avec le départ des familles vers le village. En attendant de disparaître, derniers de leur espèce, ils s'adonnent à diverses activités dont la plus notable est l'élevage de poux... Dont certains sont, pour le moins, peu ordinaires...

On trouve bien d'autres personnages hauts en couleur dans ce roman foisonnant qui relate les aventures de Leemet depuis sa naissance jusqu'à son grand âge, dans la forêt, bien sûr, mais aussi au village, où il se rend quelques fois, ne serait-ce que pour voir comment on y vit (enfant, la vue de ces objets ultra-modernes, comme la pelle à pain ou le rouet l'avait émerveillé...) et essayer de raisonner ses habitants pour qu'ils renoncent à cette modernité absurde et reviennent vivre dans la forêt.

Les situations sont cocasses, même si le drame n'est jamais loin et le sang souvent versé (et même abondamment), et l'histoire est rocambolesque. Mais Leemet n'est pas un héros, grand, fort, exemplaire, comme tout bon héros de saga islandaise. C'est plutôt un anti-héros qui subit les événements qui le dépassent. Il est plus spectateur de l'évolution de la civilisation que son acteur, il est plus en réaction que dans l'action, mais il va lui falloir se défendre, lui, sa famille et son mode de vie...

A plusieurs reprises, Leemet se décrit comme le dernier de sa lignée, le dernier Estonien à vivre dans la forêt, à parler la langue des serpents, le dernier des Estoniens, puisqu'au village, le mode de vie adopté est venu de l'extérieur des frontières du pays. Mais, cette situation en fait l'adversaire aussi bien des anciens que des modernes. Les premiers considèrent qu'il est trop tiède, qu'en ne rendant pas hommages aux divinités païennes, il trahit sa civilisation ; les seconds le considèrent clairement comme un sauvage, un arriéré qu'il faut laisser périr au fin fond de cette forêt où l'on ne va plus, parce qu'elle est devenu trop dangereuse pour cette civilisation avancée, coupée de ses racines.

Alors, Leemet va devoir se battre pour rester ce qu'il est : un garçon simple qui vit selon l'éducation simple qu'il a reçue sans se compliquer l'existence avec des dogmes, des idéologies, de l'ambition, des compromissions, etc. Pour conserver le plus longtemps possible ce mode de vie et cette langue des serpents dont il est le dernier détenteur, sans transmission possible.

Evidemment, on peut lire "l'homme qui savait la langue des serpents" au premier degré comme un roman de fantasy, sans chercher à remettre le texte de Kirivähk dans son contexte premier. Il y a là matière à un excellent moment de lecture, saga fantastique et médiévale, tour à tour drôle et dramatique. Mais, il serait dommage de ne pas creuser un peu pour goûter tout le sel de ce roman à l'ironie féroce et au propos pessimiste.

L'édition française chez Attila se termine par une postface de Jean-Pierre Minaudier qui nous dresse ce contexte très particulier dans lequel vient s'inscrire le roman d'Andru Kirivähk. Un contexte national contemporain qui nous est inconnu, car, avouons-le, de l'Estonie, nous ne savons pas grand chose, nous, arrogants Français.

Je ne vais pas entrer dans le détail de ce texte, qui éclaire admirablement le roman, mais vous donner mon ressenti, forcément un peu plus brut de décoffrage. Bien sûr, l'évidence, c'est ce passage du temps qui s'accompagne de l'apparition de nouvelles civilisations quand d'autres disparaissent irrémédiablement. Des cycles qui peuvent aussi s'accompagner de changements physiques, en fonction des aptitudes nouvelles.

On le voit bien dans les changements qui apparaissent chez les anciens de la forêt devenus villageois, à qui, rapidement, Leemet ne ressemble plus. Mais le plus frappant, ce sont ces crocs et la poche à venin que le grand-père de Leemet, bien plus proche des serpents, possédait et qui ont progressivement disparu chez les générations suivantes, malgré la transmission de la langue des serpents. Comme un signe avant-coureur des changements à venir.

Mais, le plus important à signaler, c'est que Kirivähk, à l'image de son héros, ne prend pas parti dans cette querelle des anciens et des modernes. Il les dénonce tout autant les uns que les autres en les ridiculisant joyeusement, en en faisant tous des hystériques dangereux et exaltés, capables, pour leurs convictions, de faire les pires choses ou de tolérer n'importe quelle croyance sans broncher.

On ne doit pas s'arrêter à la dimension anticléricale du texte, qui est réelle, car elle n'est que l'une des expression du désarroi de l'auteur devant la situation de son pays. Les cultes païens, qui ont marqué durablement la culture de l'un des derniers pays d'Europe à avoir été évangélisé, eux aussi sont bien décriés, à travers la folie sanguinaire d'Ülgas.

Si cette culture moderne, incarnée dans le livre par le village, représente cette culture officielle de l'Estonie contemporaine qui "oublie" que tout cela n'a rien à voir avec la véritable identité nationale, mais avec les apports extérieurs qui, jusqu'au XXème siècle, ont façonné la vie de ce minuscule Etat balte, coincé entre deux géants, l'Allemagne et la Russie, la culture ancienne, celle à laquelle appartient Leemet mais, plus encore, celle de Tambet et Ülgas, dans son extrémisme, représente un courant bien particulier qui, apparemment, retrouve de l'ampleur.

En lisant le roman, avant de découvrir la postface, cette partie-là du livre, ce côté glorificateur de la terre natale, de sa nature, de sa beauté immortelle et de tous les savoir-faire qui s'y rattachent m'avait rappelé ce courant qui marqua toutes les activités artistiques en Europe centrale, ce mélange de romantisme et de nationalisme qui contestait l'autorité de l'omnipotent empire austro-hongrois.

Bien sûr, pour cause de satire, Kirivähk force le trait dans l'expression de ce mouvement, mais, avec notre oeil hexagonal, on pourrait tout à fait y voir des réminiscences d'une France pétainiste pas si lointaine, dont le spectre rejaillit à intervalles réguliers dans notre société, soit à juste titre, soit parfois, de façon totalement délirante, montrant à quel point nous aussi, avons du mal avec notre histoire...

Il n'empêche que c'est aussi une des forces de "l'homme qui savait la langue des serpents" : parler de l'Estonie avant tout, mais parvenir tout de même à rentrer en résonance avec nos propres démons, nos propres errements. Qu'on soit Estonien ou Français, nous sommes tous le sauvage de quelqu'un et, dans le même temps, le moderne d'un autre.

Avec, pour résultat, une certaine forme de solitude. C'est le dernier point marquant que je voudrais aborder. Si l'on découvre Leemet, enfant, dans un contexte encore agréable, malgré le début d'exode vers le village, peu à peu, son entourage va se clairsemer. La forêt se vide de plus en plus de ses habitants, ses amis s'en vont, mais les événements vont encore plus réduire les proches de Leemet qui, petit à petit, va se retrouver, seul, très seul, dans une forêt où même son précieux savoir, la langue des serpents, va perdre de son efficacité, de son audience...

Pendant qu'autour de lui, tout part à vau-l'eau, que la violence se déchaîne et vient sérieusement assombrir l'avenir des modernes comme des anciens, Leemet doit braver tous les dangers pour simplement avoir le droit de vivre comme il l'entend... Un mode de vie qu'il sera le dernier à faire perdurer. Mais sans aucune nostalgie, non, juste parce que c'est ainsi qu'il a toujours vécu et qu'il entend vivre jusqu'à la fin de séjours, sans que quiconque vienne lui dicter sa conduite...

Kirivähk réussit un vrai tour de force en proposant un roman dans lequel l'équilibre entre le rire et la colère est parfait. Les personnages, souvent grotesques ou complètement barrés (le grand-père de Leemet, c'est quelque chose !) sont ainsi à l'origine ou victimes de situations dramatiques. Leurs réactions outrancières, leurs agissements imprévisibles et incontrôlables viennent ajouter à ce mélange détonant pour le plus grand plaisir du lecteur.

Et, en guise de conclusion, je serais très curieux de savoir ce que pourrait donner un roman comme "l'homme qui savait la langue des serpents" s'il arrivait entre les mains d'un réalisateur lui aussi complètement déjanté, comme, disons, totalement au hasard, bien sûr, Terry Gilliam... Sans être purement dans la lignée des Monty Python, le livre d'Andru Kirivähk pourrait parfaitement correspondre au réalisateur dans sa folie douce et sa créativité débridée.


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