Vous connaissez sans doute cet étrange phénomène saisonnier qui, chaque fin d'été et durant tout l'automne, s'empare de la France et plonge dans la circonspection les lecteurs hexagonaux : la rentrée littéraire... Nous sommes en plein dedans, plus de 550 nouveaux romans vont, en quelques semaines, arriver sur les tables des librairies et le casse-tête a déjà commencé : lesquels lire ? Lesquels me conviennent ? Lesquels vont-ils faire le buzz ? Bon, je suis un lecteur comme les autres, je suis tout aussi perdu quand la fin août arrive, je fouine, de sites d'éditeurs en plateformes de ventes en lignes, de pages d'auteurs sur les réseaux sociaux en articles de presse pas toujours louangeurs... Et puis, au milieu des auteurs qu'on suit habituellement, apparaissent de nouveaux noms, des titres aussi et des quatrièmes de couverture qui font tilt... Ces livres, on veut les lire absolument, et celui de ce soir a suivi cet étrange parcours du combattant, jusqu'à mon poste de lecture à la fois ergonomique et confortable... Et, ne voyez pas malice à ce long préambule, car en fait, nous sommes déjà, d'une certaine façon, dans le vif du sujet, puisque l'un des thèmes principaux de notre roman du soir, "le rire du grand blessé" (de Cécile Coulon, publié chez Viviane Hamy), est la lecture... Eh oui, vous croyez quoi, qu'on laisse la moindre place au hasard, ici ?
On ne le connaît que sous son matricule, 1075, quatre chiffre qui ont effacé toute autre forme d'identité. Dans son boulot, il est le meilleur et entend tout faire pour le rester. D'une intégrité sans faille, il essaye chaque jour d'accomplir sa tâche de son mieux, c'est-à-dire parfaitement. Quelle tâche ? Etre agent du Service National, un groupement d'élite chargé de la plus noble des missions : assurer la sécurité lors des "Manifestations à Haut Risque".
Dans ce pays dont on ne sait rien, si ce n'est qu'il vit sous un régime apparemment totalitaire, placé sous la houlette de celui qu'on appelle "le Grand", mais qui pourrait parfaitement être le nôtre, ces événements sont l'apogée de la vie culturelle nationale. "Les Manifestations à Haut Risque" rassemblent des milliers de personnes dans des stades à travers le pays. On se dispute ces places comme s'il s'agissait d'objets de la plus grande valeur.
Mais pour quelle raison ? Eh bien, pour assister à des lectures... Oh, je vois vos yeux s'arrondir, vos sourcils se froncer, non, je ne me moque pas de vous, ce sont bien des lectures qui provoquent d'interminables files d'attente pour obtenir des tickets puis, une fois les heureux élus installés dans les gradins, une véritable hystérie collective... Des lectures !
Oui, des lectures, mais pas n'importe lesquelles. En effet, dans cet Etat où la liberté est quelque peu placée sous contrôle, la lecture est tout aussi surveillée. Plus aucun livre appartenant à ce que nous appellerions la littérature (mot inconnu, oublié, désormais) n'existe plus. On a fait table rase et les livres qui sont dorénavant disponible sont "calibrés" au millimètre pour répondre aux besoins émotionnels du bon peuple.
Ainsi, chaque livre officiel porte-t-il une étiquette particulière désignant sa catégorie : il y a des livres Terreur, Chagrin, Fous Rires, Tendresse ou encore Haine... Ces livres, on les doit à un mystérieux personnage, l'Ecriveur, qui en rédige toujours plus à destination d'un public avide de ces émotions sur papier. Mais, lors des "Manifestations à Haut Risque", le Liseur proposera des textes inédits, introuvables sous forme de livres et capable de prendre aux tripes tous les auditeurs présents.
Tous, sauf les agents dont fait partie 1075. Lui, comme ses collègues en uniformes, n'assiste pas à ces lectures pour en goûter la substantifique moelle, cela ne le touche pas du tout. Son job, c'est d'éviter les débordements qui se produisent inévitablement au sein d'une foule chauffée à blanc par la voix du Liseur. Et s'il parvient à rester impassible au milieu de cette tempête d'émotivité, c'est d'abord parce qu'il est analphabète.
Les recruteurs du Service National veillent à cette spécificité : pour revêtir le prestigieux uniforme, pas question de savoir ne serait-ce que déchiffrer la moindre lettre... Une règle impossible à transgresser sous peine de se voir renvoyer sans ménagement à sa vie d'avant... Une existence bien moins glorieuse, parfois vouée à la pauvreté la plus crasse...
De ce côté, 1075 n'est pas le plus à plaindre. Bien sûr, il a tout fait pour quitter sa campagne natale et sa volonté de réussite et d'exigence a pour but de lui éviter de retrouver cette vie qu'il n'aime pas, mais il n'était ni le plus pauvre, ni le plus malheureux, parmi ceux qui ont rejoint le Service National. Mais la vie d'agent est une vie d'aisance, de confort, de séduction, de pouvoir, d'orgueil... On est fier de porter l'uniforme, on en fait baver ceux qui n'ont pas cette chance et on se montre intransigeant avec tous ceux qui se laissent emporter sans limite par l'émotion lors des "Manifestations à Haut Risque"...
Mais, parfois, le Destin, ou autre chose, allez savoir, s'emmêle, vient jouer les trouble-fêtes, les grains de sable qui grippent les engrenages les mieux huilés... Et voilà comment 1075, lors d'une "Manifestation à haut Risque" certes peut-être un peu plus délicates que d'habitude, mais sans plus, va être victime d'un de ses auxiliaires... En fait, un molosse appelé en renfort des agents qui, dans l'affolement d'une intervention, va le mordre cruellement à une jambe...
La blessure est plus handicapante que grave, elle nécessite une intervention chirurgicale, de la rééducation et du repos. Soit un arrêt de travail pour 1075, lui qui n'en a jamais connu, qui se consacre tout entier à sa vocation d'agent, qui a coupé les ponts avec sa famille et ne s'est jamais lié avec personne, qui ne vit que par et pour le Service National...
Mais rien n'y fait. 1075 a beau tempêté, le personnel médical ne cède pas, il doit observer ce repos afin de retrouver tous ses moyens. Domptant sa colère, à la fois contre le molosse (une présence que 1075 a toujours jugé inutile), contre le sort et contre les médecins qui le retiennent contre son gré, 1075 rumine dans sa chambre, une des plus luxueuses de l'hôpital, réservée aux agents qu'on soit dorloter en toutes circonstances, même et surtout après ce genre d'accident...
Alors, 1075 prend son mal en patience, mais sa chambre est une cage, certes dorée, mais une cage malgré tout. Alors, dès qu'il le peut, il la quitte, clopin-clopant, et circule dans les couloirs, dans les étages de l'hôpital. Il "visite", si je puis dire, les autres services, où est soigné le commun des mortels, et pas le patient privilégié qu'il est.
Et c'est lors d'une de ces promenades clandestines que 1075 va découvrir quelque chose qui va changer sa vie. Mais pas seulement son existence à lui, celle d'un agent du Service National, non, sa vie d'homme, de citoyen et même, potentiellement, tout le système patiemment mis en place par le Grand pour contrôler la population...
Cette découverte initiale va l'emmener au coeur de l'idéologie de ce pouvoir autoritaire qu'il sert. Et ce qu'il va découvrir va remettre en cause tout son univers jusque-là si plein de sûreté et de certitude. Quant au lecteur, il va lui aussi découvrir l'envers d'un étonnant décor et des motivations ahurissantes qui vont mieux permettre de comprendre pourquoi le Grand a voulu contrôler aussi sévèrement le livre et la lecture.
Je me doute que certains d'entre vous, en lisant ces lignes, se sont dit : des agents en uniforme qui contrôlent les livres ? Mais, c'est "Fahrenheit 451 !" Chose amusante, Cécile Coulon cite un roman de science-fiction dans "le rire du grand blessé", mais ce n'est pas le classique de Ray Bradbury. J'aurais aimé vous parler du choix de ce roman, lui aussi ultra-célèbre, mais non, je ne craquerai pas !
Par contre, on va évoquer Bradbury et l'hommage (je m'avance peut-être en écrivant cela, mais tant pis) de Cécile Coulon. Car son roman diffère de "Fahrenheit 451" assez nettement, mais j'ai aussi l'impression qu'il s'inscrit dans une certaine continuité, presque une lignée généalogique, avec, derrière la fable caustique, une satire de notre société contemporaine et de sa vision de la culture...
Dans "le rire du grand blessé", pas d'autodafés, nous découvrons un pays déjà purgé de sa littérature. Que sont devenus les livres d'antan ? On ne le sait pas précisément. Et surtout, ils ont été remplacés par d'autres livres, la lecture devenant un outil de contrôle de la population quand, chez Bradbury, il fallait éradiquer toute forme de culture pour lui substituer la religion de la consommation.
Chez Cécile Coulon, la lecture est l'opium du peuple. Enfin, opium, pas vraiment, parce que le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'endort pas ses pratiquants ! Au contraire, elle les excite, leur fait perdre raison et mesure le temps qu'il faut au Liseur pour achever le texte qu'il a en main. On s'arrache aussi ces fameux livres officiels, portant une estampille particulière en fonction de son genre. Plus un macaron qu'un bandeau, comme nous en voyons tant en cette rentrée littéraire.
Bref, la population se divise en deux catégories, ceux qui ont un flingue (et qui ne savent pas lire) et ceux qui cr... euh, non, ceux qui savent lire, ont accès aux livres officiels et peuvent s'offrir de temps en temps des place pour assister à une "Manifestation à Haut Risque". Tout ça pour évacuer un trop-plein d'émotions, comme si rien, dans un pays placé sous le joug d'un pouvoir omnipotent, ne pouvait le permettre.
Les agents, en particulier 1075, qu'on suit dans ce roman, paraissent dénués de toute émotion. Comme des machines programmées pour ne pas les ressentir. On comprend que leur analphabétisme est ce qui les "protège" de cette propension humaine, incompatible avec la direction dans laquelle le Grand, dans sa sublime clairvoyance et son immense magnanimité, entend guider son peuple...
Ne vous y trompez pas, le coeur du roman n'est pas dans l'insensibilité de 1075, même si elle n'est pas anodine, mais bel et bien dans la nature des émotions qu'on suscite chez ce peuple qui a besoin d'un défouloir pour rester sage et docile. Le titre de ce billet, qui veut rappeler le fameux panem et circenses romain, fait allusion à cet état de fait. Cécile Coulon imagine un pays où la lecture n'est pas utilisé pour formaté l'esprit du peuple, mais bel et bien sa sensibilité...
J'ai utilisé plus haut le terme "calibré", que j'ai d'ailleurs pris soin déjà d'encadrer de guillemets, car je l'ai extrait du roman, c'est exactement ça. L'Ecriveur, à qui l'on doit les livres officiels et les textes lus par le Liseur dans les stades, produit en masse ce que le public attend, des trucs sans doute écrit au kilomètre qui qui font vibrer les cordes sensibles du public, rien qu'en quelques mots...
Finalement, il suffit de voir le macaron pour ressentir l'émotion, le reste, c'est totalement accessoire... Un réflexe conditionné, presque, on vous dit livre Frisson et hop, vous voilà terrorisé, un livre Tendresse, et vous sentez un irrépressible besoin d'aimer votre voisin, de partager ce doux sentiment avec lui, etc. Efficacité garantie, mieux que si on appuyait sur un bouton...
Là, je blablate, je vous décrit tout cela en ne sortant pas du cadre de la fable fort sarcastique d'une écrivaine (tout le contraire d'un écriveur) de talent, Cécile Coulon, mais évidemment, je vais m'en écarter pour vous donner une vision toute personnelle de la chose... Ce maelström livresco-émotionnel ressemble beaucoup, de mon point de vue, à la surabondante production éditoriale qui nous assaille tout au long de l'année, en particulier en cette période de la rentrée littéraire (hop, et on retombe sur ses pattes, et toc !).
Le livre, quel qu'il soit, a cette image, en partie justifiée, d'objet culturel par excellence. Mais, tout livre peut-il pour autant être outil culturel ? Enrichit-il, ouvre-t-il les horizons, développe-t-il la curiosité, les connaissances, donne-t-il à voir, à penser, permet-il de mieux comprendre le monde qui nous entoure ? La liste n'est pas exhaustive... La réponse est non, même si tout se discute, évidemment...
Toujours est-il que le mainstream, comprenez la production à laquelle le plus grand public a accès le plus aisément, ne brille pas toujours par ses qualités littéraires, mais joue avec les cordes sensibles du lectorat le plus nombreux. L'émotion low cost prime bien souvent, les médias véhiculent des choix faciles ou formatés, de la subversion en carton-pâte ou de la bien-pensance dégoulinante, laissant dans l'ombre l'original, le culotté, le courageux, le mieux écrit, etc.
Alors que Bradbury imaginait un monde sans culture, pour cause de pouvoir de nuisance subversive trop fort (rappelons que "Fahrenheit 451" est publié en plein maccarthysme), Cécile Coulon met le doigt sur cette culture en trompe-l'oeil qui finit par dominer les esprits et donner l'apparence lustrée de la culture. La satire est féroce, tant pour l'industrie du livre (tout est déjà dit dans cette expression) que pour un public sans doute dépassé par la surproduction qu'on lui met sous le nez et qui se raccroche à se qu'il peut, à commencer par les chiffres de vente...
Nous voici donc avec un roman qui parle du contrôle de la culture et des émotions pour tenir tout le monde dans un état de léthargie intellectuelle... Il n'y a pas que "Fahrenheit 451", là-dedans, vous voyez, comme moi, poindre un nuance orwellienne, dans tout cela ? La lecture, synonyme d'évasion, d'imagination, de liberté, se retrouve si solidement encadrée qu'on la limite à des sensations physiques certes puissantes, mais totalement artificielles...
Alors, je vous vois venir : oui, encore un élitiste, oh, le vilain élitiste, bouh, c'est moche, qui vient faire la morale et nous expliquer ce qu'il faut lire... Mais pas du tout ! Je ne crois pas que le but de ce roman (et certainement pas de ce papier) soit de culpabiliser le lecteur et de dire : "vous devez lire mieux !" Ni même de substituer une culture imposée, haut de gamme, celle-là, au mainstream.
Non, "me rire du grand blessé", sous ses dehors sombres et paradoxaux, est un véritable hymne à la lecture, la grande, la belle, celle qui produit de l'émotion pure, bio, garantie sans conservateur ni colorant, et pas ces ersatz que nous consommons parfois en quantité. Des livres qui font tourner les méninges et retournent les tripes et pas qui déclenchent des stimuli pavloviens parce qu'on vous dit de réagir ainsi.
En 130 pages seulement, Cécile Coulon parvient à installer son décor, son univers si particulier, à nous y faire progresser et à le remettre en question. La fin ouverte laisse au lecteur le soin d'imaginer ce qu'il adviendra de ce pays où la lecture est un narcotique de masse qui grave dans l'esprit de chacun "dormez tranquille, braves gens" quand la vocation de cette activité est de déranger, de déstabiliser, de remettre en cause les certitudes...
Et, en lisant "le rire du grand blessé", je suis prêt à parier que vous passerez par tous ces états, vous aussi. Pas parce que je viens de vous le dire en conclusion de ce billet, mais parce que la prometteuse Cécile Coulon aura réussi à provoquer chez vous ces émotions contradictoires, allant du rire à l'inquiétude, grâce à un récit de genre (tiens, combien de détracteurs de la SF aimeront ce livre, présenté en littérature générale ?) parfaitement troussé.
Une découverte, pour moi, et une auteure pleine de fraîcheur et d'originalité, à suivre attentivement !
Je n'avais pas encore repéré ce livre dans la masse de la rentrée, mais je le note !
RépondreSupprimermerci!
RépondreSupprimerC. Coulon