lundi 27 novembre 2017

"Vous n'avez jamais eu ce sentiment, madame ? Que ce monde était en faillite... que nous errions tous les yeux bandés, perdus au fond d'une nuit d'ivresse ?"

Comme souvent, j'essaye de trouver la citation qui me paraît le mieux donner une idée du livre dont nous allons parler. Ici, le titre rend parfaitement l'ambiance du roman, mais il manque certains éléments contextuels fondamentaux. Dont le lieu où se passe l'action, car c'est non seulement un élément central, mais c'est aussi ce qui m'a donné envie de me pencher sur ce livre. "Djibouti" est le premier roman de Pierre Deram (désormais disponible en poche chez Folio) et ce n'est pas un leurre : cette ville est le décor de cette histoire sombre et violente, désespérée et angoissante, servi par une écriture tout à fait intéressante. Une plongée dans cette ville de garnison, une espèce de huis clos débordant de testostérone, de frustration, d'ennui, pour des personnages privés d'horizon, de perspectives d'avenir et se dégradant lentement dans la chaleur étouffante de la Corne de l'Afrique.



Arrivé six mois plus tôt à Djibouti, Markus, jeune militaire français, s'apprête à quitter le pays. Définitivement. Il ne lui reste plus que 24 heures à passer dans cet endroit qui avait des airs de paradis avant d'y poser le pied et qui, en quelques semaines, en quelques mois, est devenu un véritable enfer qu'il ne regrettera pour rien au monde.

Depuis une quarantaine d'années, Djibouti accueille le plus important contingent de soldats français basés hors des frontières françaises, des soldats issus des trois principales armes : armée de terre, armée de l'air et marine. Ils assurent une présence visible dans une région du monde qui est devenue, et plus encore ces dernières années, un point stratégique.

Mais la vie à Djibouti n'a rien d'idyllique, lorsqu'on y est stationné. La chaleur est écrasante et il faut bien souvent attendre que la nuit tombe pour que l'on retrouve un rythme de vie. Que faire, alors ? Livrés à eux-mêmes, les soldats s'ennuient et n'ont guère d'autres opportunités que d'aller faire la fête dans les bars du centre-ville.

Des fêtes qui, l'alcool aidant, tournent rapidement au grand n'importe quoi. Cette dernière soirée de Markus dans le pays n'échappe d'ailleurs pas à la règle. Mais, cette fois, le jeune homme se détache de la masse de ses camarades, comme s'il commençait déjà à s'éloigner, à devenir spectateur de ces débauches sordides et grotesques.

A aucun moment, on évoque le travail, à proprement parler, que doivent effectuer ces militaires dans ce pays si différent du leur. On les suit une fois le service quotidien terminé dans ces soirées où l'on se lâche, où l'on se défoule et où l'on laisse toutes ses inhibitions au vestiaire. Résultat, saouleries, débordement de violence, démonstrations exacerbées de virilité, recherche de prostituées pour finir la nuit...

Jour après jour, nuit après nuit, cela se répète. J'allais écrire "inlassablement", mais le mot serait fort impropre tant on ressent une écrasante monotonie et un désenchantement général (garde à vous !) qui révèlent les symptômes d'un mal-être profond. Il y a, chez ces gaillards qui n'ont pas froid aux yeux, un désespoir qui s'installent et gagnent chaque jour du terrain, jusqu'à faire perdre la raison.

Un mal qui touche en fait tous les Occidentaux présents à Djibouti. Markus en fait l'amère expérience lui-même, on le comprend vite, et l'on se dit que son départ, seulement six mois après son arrivée, ne peut être que la conséquence de ce qu'il ressent. Mais, les soldats ne sont pas les seuls à devoir affronter ces conditions de vie délicates.

Ainsi, croise-t-il une femme de colonel qui, elle aussi, semble bien mal en point, au bord de l'abîme, incapable de supporter ce pays dans lequel elle a accompagné son officier d'époux, incapable de s'habituer aux us et coutumes de ces hommes qui débordent de violence et en sont réduits à l'exercer entre eux, contre eux.

J'évoque cette femme, qui sera au centre d'un épisode peut-être plus absurde encore que toute cette nuit, que tout ces mois de présence à Djibouti, que tout ce cirque militaire, parce qu'elle est aussi un personnage tout à faire représentatif de l'érosion qu'ils subissent tous aux portes d'un impitoyable désert, comme si le khamsin, ce vent étouffant, les rongeait comme il ronge la pierre et les sables.

Cette nuit d'errance, de bar en bar, de bagarre en bagarre, jusqu'aux bras d'une jeune femme où il pourra s'oublier une dernière fois. Le repos d'un guerrier désoeuvré, exempt de sentiments, une comédie sentimentale, oui, une comédie, comme tout le reste de ce triste spectacle ultramarin qui donne ses représentations chaque soir lorsque l'impitoyable soleil se décide enfin à aller brûler ailleurs.

"Djibouti" est le premier roman de Pierre Deram, polytechnicien né en 1989 et romancier prometteur. Je le crois vraiment, il y a une vraie force dans son écriture et dans la manière dont il installe une ambiance très particulière, qui attrape le lecteur pour en faire le témoin, aux côtés de Markus, des affres de ces troufions abandonnés là.

Pourtant, les premières pages du roman nous offrent une toute autre perspective. Survolant la région et ses paysages aussi somptueux qu'hostiles, on entre dans un univers inconnu, fascinant... On voit par les yeux de Markus, à travers les hublots de l'avion qui l'a transporté six mois plus tôt dans ce monde nouveau, qu'il a encore, à ce moment précis, envie de découvrir.

Djibouti, ce n'est peut-être pas aussi évocateur que Zanzibar ou Shangri-la, mais c'est un nom qui éveille immédiatement la curiosité. Je parle peut-être un peu pour moi, c'est vrai, car c'est ce nom qui m'a donné envie de lire le roman de Pierre Deram, sans a priori, sans connaissance particulière du sujet du roman.

Il y a du rêve, du dépaysement assuré derrière le nom de cette ville, qu'on aurait bien du mal à situer précisément sur une carte et qu'on peinerait encore plus à décrire. Pas plus que ces paysages incroyables qui l'entourent, déjà aperçus dans "Système", d'Agnès Michaux, récemment évoqué sur ce blog, à l'image du magnifique lac Assal, lac le plus salé du monde et point le plus bas du continent africain.


Il y a du rêve dans ces premières pages, aux allures de documentaire pour Géo ou National Geographic. Mais, rapidement, on revient sur terre, dans tous les sens du terme, puisque tout commence avec l'atterrissage et la découverte, cette fois, de la ville de Djibouti et de la vie quotidienne qu'on y mène.

Difficile de ne pas voir la différence de tonalité entre le Markus observant ces décors extraordinaires, encore plein d'idéal, et l'homme usé, abîmé, que l'on retrouve la veille de son départ. Un départ, ou une fuite, d'ailleurs, mais peut-être est-il celui qui a la plus grande lucidité et cherche à sortir de ce piège avant qu'il n'ait sa peau. Enfin, d'abord, son esprit.

Djibouti, vu à travers les yeux de Markus, à travers les comportements des autres personnages, militaires dont les grades s'effacent quand tombe la nuit et qui se retrouvent tous logés à la même enseigne. Devant l'ennui, on est tous égaux, il n'y a plus de hiérarchie, juste cette lente et insidieuse usure qui fait perdre les pédales.

Il y a, chez les personnages de "Djibouti" quelque chose qui rappellent les soldats perdus du "Désert des Tartares". La capitale est leur citadelle aux portes du désert et, si la situation est très différente de celle du fort Bastiani, si les activités y sont plus nombreuses, force est de constater qu'on n'y tue que l'ennui, et encore, pas du premier coup.

Ce qu'on ressent, autant que le désenchantement de ces soldats, c'est leur désoeuvrement. C'est presque dommage, d'ailleurs, de n'avoir aucun détail sur leurs activités professionnels, pour offrir un contrepoint et mesurer à quel point cette libération sauvage lors de ces soirées débridés est nécessaire pour ne pas imploser. Pour ne pas devenir dingue.

Mais, c'est sans doute aussi pour ces raisons, les différences de contexte, la possibilité de boire tout son saoul, et plus encore, de se défouler, de s'amuser (attention, terme à prendre avec précaution), de se battre, de baiser (pardonnez-moi la trivialité de ce qui vient, mais on a vraiment la sensation que ces soirées sont là pour se vider, dans tous les sens du terme...) que Deram va bien plus loin que Buzzati.

En lisant la quatrième de couverture de l'édition Folio, on croise, à la toute fin, une référence qui, effectivement, vient à l'esprit : "Au coeur des ténèbres". La même violence prête à déborder, la même incapacité à tolérer ce pays si différent de celui d'où l'on vient, à supporter cette nature, à la fois si belle, si dangereuse, si écrasante...

Oui, il y a quelque chose de Buzzati chez Pierre Deram, mais qui aurait choisi ses mots chez Conrad. L'écriture de Pierre Deram sert parfaitement son histoire. Elle est d'une grande force, très visuelle, mais également très crue, lorsqu'elle parle de sexe ou de violence. Lorsqu'elle évoque le désespoir et sa cousine proche, la folie.

Cette soirée nous montre une série de saynètes toutes plus éprouvantes les unes que les autres, où les humains se laissent aller, repoussant toutes les limites, transgressant toutes les valeurs et les tabous, perdant le sens des réalités pour s'avilir eux-mêmes, mais aussi avilir les autres... Djibouti est un terminus, une impasse, un aller-simple pour une décadence inexorable, sans retour.

Difficile de penser que ce que raconte Pierre Deram n'est issu que de son imagination. Ces épisodes, très durs, racontés avec précision, avec un côté visuel qui bouscule le lecteur, mais qui lui transmet toute l'absurdité de cette situation, celle de ces hommes lancés sur les chemins de la perdition. Et cette pente, descendante bien sûr, est abrupte...

L'histoire de "Djibouti" est forte, douloureuse, mais c'est aussi l'écriture de Pierre Deram qui renforce ces impressions. Ils sont ensemble, ils font corps, et pourtant, ces soldats souffrent d'une terrible solitude, tout comme les autres expatriés qu'on envoie là dans leur sillage. Comme si ce lieu interagissait sur les relations humaines. Un triangle des Bermudes déréglant directement les hommes et les femmes qui s'y aventurent.

Alors, oui, c'est dur, oui, c'est violent, oui, c'est désenchanté, oui, c'est cru, parfois très cru, même, et pourtant, il se dégage de ce livre, comme des paysages de la Corne de l'Afrique, une beauté vénéneuse et envoûtante qui fait qu'on lit ce court roman (130 pages) d'une traite. En se repassant en boucle cette phrase dont a hérité Markus :

"Nous sommes les enfants de la violence et de la beauté".

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