mercredi 29 novembre 2017

"On devient rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi" (Louis-Ferdinand Céline).

On pourrait discuter le choix de ce titre, j'en conviens volontiers. On pourrait arguer que choisir une citation de l'auteur permettrait de se faire une idée de son style. Ce à quoi je répondrais que la phrase de Céline, extraite du "Voyage au bout de la nuit", est citée dans notre roman du jour, dans une de ses scènes les plus marquantes, et c'est la réaction des personnages lorsqu'il l'entendent qui m'a incité à faire ce choix. Et, finalement, elle est assez juste et assez cruelle, mais montre bien aussi l'état d'esprit de ces jeunes gens. "Fief" (disponible en grand format aux éditions du Seuil) est le premier roman de David Lopez, romancier né au milieu des années 1980, et c'est la chronique d'une bande de jeunes adultes qui refusent de quitter l'enfance, faute d'un horizon disponible. Ce roman, c'est une plongée dans le spleen d'une génération en perdition, mais qui ne fait pas grand-chose pour inverser la tendance. Un roman très contemporain, servi par une écriture vive, fidèle à la façon de parler haute en couleur de ces garçons, membres d'une génération "sexe, drogues douces et hip-hop" cimentée par une amitié profonde et le même désenchantement...



Il y a Jonas, Ixe, Poto, Sucré, Miskine, Habib, Lahuiss et quelques autres. Ce sont tous de jeunes hommes qui sont nés et ont grandi dans un des lotissements qui a permis à une ville moyenne, pas vraiment en zone rurale, mais assez éloignée du grand centre urbain le plus proche. De toute leur vie, ils n'ont guère connu que ce coin-là, ces quelques rues, pâtés de maison. C'est leur fief.

Si je voulais être méchant, je dirais que ce sont de sympathiques branleurs. De quoi vivent-ils ? On n'en sait rien, mais ça glande fort dans ce groupe. On s'occupe comme on peut, les parties de foot, des jeux de cartes, qui occasionnent quelques soirées bien délirantes, quelques sorties, parfois hors de leur zone favorite, mais, les rares fois où on les laisse participer, ils sentent vite qu'ils ne sont pas à leur place.

Et puis, pour passer le temps, il y a aussi la fumette, et même un peu de culture, en tout cas, un premier plant a été mis en terre dans le jardins d'un des potes, l'alcool, le rap... Une dolce vita qui ne respire pourtant pas franchement la joie de vivre : oh, bien sûr, ensemble, ils s'éclatent, ils se marrent bien, mais il flotte au-dessus d'eux comme une espèce de spleen tenace.

Ces mecs-là sont nés dans une espèce de zone grise, dans tous les domaines. J'ai évoqué la géographie, mais en fait, tous les compartiments de leur existence répondent à ce schéma, à cet entre-deux aux allures de no man's land, qui font qu'ils sont coincés, physiquement, socialement, mais aussi sur le plan de la maturité. Ce sont des gamins qui refusent de grandir, faute d'avenir possible.

Entre ville et campagne, appartenant à des classes moyennes, ni aisées, ni dans la dèche, pas plus bêtes que d'autres, mais ne sortant pas du lot, ayant des passions et des qualités, mais incapables de les mettre en valeur et de s'appuyer dessus pour construire quelque chose, des glandeurs, oui, peut-être, mais qui, lorsqu'ils se motivent, sont capables de faire les choses bien.

Même lorsqu'il est question de sexe, on retrouve cette incapacité à accomplir les choses pleinement. Jonas entretient une relation avec Wanda, une jeune femme issue d'un autre quartier et d'une classe supérieure à celle de Jonas, comprend-on. Une relation essentiellement sexuelle, même si l'on découvrira la tendresse qui peut les unir, où Jonas s'abandonne, s'oublie, se sacrifie...

En fait, tout au long de ce roman, dont les chapitres sont autant de tranches de vie, de moments que l'on passe aux côtés de Jonas, personnage central et narrateur, et de ses copains, on a l'illustration de cette ambivalence, qu'ils jouent les kaïras en allant effrayer les bourgeois des quartiers voisins, ou qu'ils se défoncent (sans mauvais jeu de mots) pour défricher le jardin où ils veulent planter leur herbe.

Ils sont accrochés à cet endroit comme des moules à un rocher. On se dit que l'avenir serait ailleurs, mais eux ne l'envisagent pas ainsi, à l'exception notable de Lahuiss, celui qui a réussi, qui a fait des études et qui, forcément, se détache petit à petit du groupe. Il est celui que tous les autres pourraient être s'ils le voulaient vraiment, mais à quoi bon...

Voilà, c'est exactement ça : Jonas et ses postes, ce sont des aquoibonistes, des faiseurs de plaisantristes, comme écrivait Serge Gainsbourg pour sa Birkin. Leur vision de l'existence est désinvolte, blasée, complètement désenchantée, exempte de rêves et d'ambitions... Mais est-ce totalement de leur faute ? La société autour d'eux ne semble guère leur fournir d'opportunités...


Je l'ai dit, le personnage qui est le moteur du roman, c'est Jonas. On ne connaît pas son âge, mais il doit avoir une bonne vingtaine d'années. Il a grandi dans ce lotissement auprès de son père (de sa mère, on ne sait rien), avec lequel il y a un étonnant mimétisme. Et c'est d'ailleurs peut-être aussi de là que peut venir le problème...

Jonas s'est mis très jeune à la boxe et a montré suffisamment de qualités pour, au fil du temps, devenir un boxeur amateur au palmarès qui mérite le respect. Mais, comme pour tout ce qu'il entreprend, il n'a jamais eu la volonté de viser haut. Et, lorsqu'on fait sa connaissance, il vient de connaître une sévère défaite, un KO qui a laissé des traces et un doute tenace.

Il est comme ça, Jonas, au moindre obstacle, il renâcle. Il a perdu, nettement, et, même s'il envisage sérieusement une revanche, dans son for intérieur, on sent qu'il a laissé sur le ring ce jour-là une bonne partie de sa motivation. Un baroud d'honneur avant de raccrocher les gants et de passer à autre chose, et tant pis pour les espoirs placés en lui par son entraîneur.

Jonas, c'est le genre de type qui réussit à être à la fois très attachant et aussi terriblement agaçant. C'est d'ailleurs valable pour ses potes, également. Oui, ils sont touchants, ces mômes qui semblent avoir grandi sans le vouloir, et dans le même temps, on a envie de leur filer quelques coups de pieds au derrière pour leur dire de se bouger, parce que, s'ils attendent, rien ne viendra.

Mais, ils n'attendent rien, en fait. Ils sont incapables de concevoir une existence en dehors du fief, en dehors des habitudes du quotidiens, des potes, de cette bulle hors du monde qu'ils ont construite et qui constitue leur unique zone de confort. Sont-ils asociaux, ou est-ce la société qui ne veut pas d'eux ? Il y a sans doute un peu des deux, avec cette peur du dehors qu'on ressent.

Des tranches de vie, ai-je dit... Finalement, chaque chapitre est presque une nouvelle montrant un aspect de la vie de Jonas, parfois seul, le plus souvent au sein de son groupe d'amis, leurs aventures quotidiennes auxquelles leur gouaille, leur humour, leur folie douce apportent un contrepoint à leur ennui, leur vague à l'âme.

Oui, ils sont très drôles, ces garçons, parfois malgré eux, parce qu'ils sont maladroits et pas toujours très fins, autre double facette de leur personnalité. Je pourrais vous ressortir le bon vieux cliché de la politesse du désespoir, mais c'est vrai qu'il y a, dans ce comportement bravache, arrogant, crâneur, une sorte d'armure face à ce monde qui les effraie.

Il y a un exemple parfait, cette scène dans laquelle apparaît la citation de Céline en titre de ce billet, peut-être la plus drôle de tout le livre. Voilà les amis se lançant un défi : faire une dictée pour savoir qui s'en sort le mieux question orthographe... Lahuiss s'improvise prof pour l'occasion et débute alors une scène complètement surréaliste, où ce qui serait une galère en d'autres circonstances, donne lieu à un joyeux délire.

Cette drôlerie, on la retrouve  aussi dans cette langue, très vive, très verte, et parfois très crue que les garçons utilisent entre eux. On s'en envoie des vertes et des pas mûres, des vannes, des insultes, on l'impression de coqs qui cherchent à impressionner leur basse cour, de cerfs se donnant oralement de grands coups de bois.

Il n'y a pas de hiérarchie, dans le groupe, bien sûr, mais ce verbe haut est une composante essentielle de ce groupe et même dans la narration de Jonas, on est surpris de la palette très large que l'on découvre en termes de niveaux de langue, du plus populaire et familier jusqu'à un langage nettement plus soutenu, quand il le faut. Dualité, toujours.

Et, comme avec Jonas et la boxe (plusieurs chapitres sont consacrés au noble art, dont l'avant-dernier, pour une soirée de compétition), on découvre brièvement les talents de Poto pour l'écriture. L'ami de Jonas propose un slam carrément bien troussé, qui montre que, lui aussi, aurait pu, avec un peu plus d'ambition, de volonté, mais aussi d'espoir, envisager de sortir de faire carrière.

J'ai utilisé les mots de bulle, de zone de confort, mais c'est vrai que ces garçons sont comme des poissons hors de l'eau dès qu'ils quittent leur petit monde à eux. Le mot fief, qui sert de titre au roman, est particulièrement bien choisi, ils habitent un domaine qui semble assiégé par le reste du monde. Un domaine dans lequel ils sont libres, heureux, sans crainte. Invincibles.

En lisant le roman de David Lopez, deux références me sont venues à l'esprit. L'une, littéraire, est assez logique, car les contextes sont très proches, sinon les histoires, l'autre, cinématographique, vous paraîtra certainement plus surprenante. Ces images me sont venues de manière très spontanées, et la seconde s'est peu à peu renforcée au fil des pages.

Commençons par la référence littéraire : il s'agit de "Sur une majeure partie de la France", de Franck Courtès. D'ailleurs, si vous cliquez et lisez le billet, vous verrez que son titre colle assez à tout ce qui a été dit sur "Fief" jusque-là. A une différence notable : Jonas et ses amis sont bien mieux intentionnés que les personnages imaginés par Courtès.

Pourquoi cette référence ? Parce qu'on est dans le même contexte géographique, entre ville et campagne, des lotissements sortis de rien, grignotant les terres longtemps cultivées, à la fois trop proche d'une grosse agglomération pour ne pas être en orbite et trop loin pour ne pas profiter pleinement de sa chaleur et de ses bienfaits.

Cette jeunesse désoeuvrée que décrivent Franck Courtès et David Lopez, c'est la même, en tout cas pour ce qui est de la situation dans laquelle ils se trouvent, dans cette zone grise sans véritable perspective d'avenir. Jonas et les personnages de "Fief" ont en revanche un comportement nettement plus bon enfant que ceux que doit supporter le personnage central du Courtès.

On pourrait porter un regard bêtement moraliste sur les personnages de "Fief", les montrer du doigt, les mépriser, mais franchement, ce sont de magnifiques losers qu'on apprend à aimer et pour qui on finit par avoir une vraie tendresse. Parce que la force de David Lopez, c'est de ne pas s'arrêter au vernis provocateur et zonard qu'ils affichent, mais de les montrer tels qu'ils sont vraiment.

On aimerait faire comprendre à Jonas qu'il est capable, qu'il pourrait avoir mieux, qu'il n'est justement pas un loser indécrottable, qu'il ne tient qu'à lui d'avancer. Mais, comment faire tomber des certitudes, dont celle qu'ils sont prédestinés à cette situation. Ce mot, "prédestiné", je ne le sors pas de nulle part, il est dans le livre, dans un passage très fort, en fin de roman :

"Je pourrais faire ça pour eux. Ca aurait du sens. Leur montrer qu'on peut se battre. Lutter pour devenir meilleur. Qu'on n'est pas prédestinés. Que le travail peut mener à la récompense. Je pourrais avoir ce rôle. Sauf que moi je voudrais être à leur place. Moi aussi je voudrais être là-haut à regarder quelqu'un le faire pour moi."

Ce passage, c'est le résumé parfait de ce qu'est Jonas, de sa position le cul entre deux chaises en permanence, de cette absence de confiance en soi, d'un modèle à suivre. Quelques lignes plus loin, Jonas évoque son père "qui n'attend rien" de lui... Le modèle à suivre a failli, le père a montré la voie, mais cette voie sans issue, et le fils la suit, finalement, faute d'en connaître une autre...

J'ai parlé de tendresse, elle est réelle, je n'exagère pas. Elle est teintée de tristesse, c'est vrai, devant ce gâchis de ces jeunes existences qui mériteraient tellement mieux. Ils sont livrés à eux-mêmes, faute d'un encadrement familial et social. Leur éducation leur évite de trop dériver vers des choses plus graves (comme dans le Courtès), mais ils sont conditionnés à échouer...

J'ai bien fait monter la sauce, je vous ai tenu en haleine, j'en viens à la référence cinéma, sans doute un peu capillotractée, mais que je trouve assez juste. C'est cette tendresse, celle des personnages du roman entre eux et celle que le lecteur que je suis ressent, qui m'y amène, ainsi que le contexte général, celui qui constitue le fief.

Cette référence, c'est "les Enfants du marais", de Jean Becker... "On est des gagne-misère, mais on n'est pas des peigne-culs", dit le personnage incarné par Jacques Gamblin dans le film, et l'on retrouve dans cette maxime quelque chose qui rappelle la philosophie (c'est sans doute un grand mot) de Jonas et de ses amis.

Leur fief n'est pas un marais, c'est vrai, mais lorsqu'ils sont dans cette zone, certes restreinte, mais si accueillante, ils sont bien, heureux. Ils font abstraction du monde qui les entourent et dans lesquels ils se sentent si mal, pas à leur place. Et ils se sentent libres, exactement le but recherché par Serrault, Dussolier, Villeret, Gamblin et consorts dans le film de Becker.

Le film se déroule en 1932, une autre époque, un autre temps, mais Jonas, Ixe, Poto, Sucré, etc., ressemblent beaucoup à ces hommes qui ont choisi de vivre en marge pour vivre mieux. Sans contrainte. Qui sait si, dans une soixantaine d'années, un Jean Becker de 2080 ne fera pas un film reprenant les personnages de David Lopez, avec leur gouaille, leurs comportements, leurs habitudes ?

On sort de ce roman dans un drôle d'état : on se sent triste de quitter ces garçons, de les laisser à leur vie ordinaire, de les abandonner au même point qu'au début, sans progression, sans plus d'espoir. Mais, la force de ce livre, c'est de mettre de bonne humeur, par son humanité. Beaucoup auraient fait basculer ce type d'histoire dans le glauque, le sordide, le violent.

David Lopez prend une option tout à fait différente, en mettant en scène ces parias, ces gars qui ont une mauvaise réputation, à la mode Brassens, et qu'on montre du doigt dès qu'ils sortent de leur fief, dans une tragicomédie où la douceur contrebalance l'amertume, où la déconne contrebalance le doute, où les bêtises de potaches contrebalancent l'ennui...

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