lundi 13 novembre 2017

"Je ne suis pas un être humain mais un esprit et un démon venu des tréfonds bouillonnants de l'Enfer. Je suis celui que vous (...) appelez le Tueur à la hache".

Nous reviendrons sur ce titre un peu plus loin, car il mérite explication, mais d'abord, direction la Nouvelle-Orléans, pour un thriller historique qui nous plonge au coeur de cette ville si particulière, en 1919. Au départ, une histoire vraie, ce qu'on pourrait qualifier de fait divers, en tout cas une affaire qui reste à ce jour non-élucidée. Mais, avec "Carnaval" (en grand format au Cherche-midi et disponible en poche chez 10/18 ; traduction de Jean Szlamowicz), Ray Celestin ne nous raconte pas cette histoire, il s'en inspire pour imaginer une intrigue très riche et une enquête chorale, qui ne se contente pas d'être une énième histoire de tueur en série. Il sera impossible de tout évoquer dans ce billet, car cela nous emmènerait trop loin (j'avais même une idée de titre différente, écartée pour la même raison), mais la construction de ce livre est tout à fait passionnante. Et fait de la Nouvelle-Orléans un personnage à part entière de son roman...


Un couple d'épiciers originaires de Sicile est sauvagement assassiné dans le quartier de Little Italy, à la Nouvelle-Orleans. En ce printemps 1919, l'information fait courir un frisson d'horreur et de peur dans le dos des habitants de la ville. En effet, ce crime, apparemment perpétré avec une hache, n'est pas le premier du genre.

Ce n'est pas seulement la violence déployée par l'assassin qui met les policiers sur cette voie, mais un indice relevé sur les scènes de crime : des cartes de tarot, qui prennent dans ce contexte un aspect bien sinistre, ont été abandonnés sur les corps ou à proximité. De quoi exciter l'imagination et alimenter les rumeurs les plus folles.

Et la ville n'a pas besoin de cela. En 1919, c'est une cité qui ne connaît guère la mixité. Le racisme et la ségrégation sont encore très puissants et l'on a vite fait d'assimiler ces cartes au culte vaudou et d'accuser celui qu'on appelle désormais "le Tueur à la hache", d'être issu de la communauté noire. Mais, pourquoi tuer des Siciliens, dans ce cas ?

Michael Talbot est le policier en charge de l'enquête. Dire qu'il joue gros sur ce dossier est un euphémisme. S'il échoue ou s'il tarde trop à arrêter le coupable, il sera très certainement un fusible que sa hiérarchie fera sauter sans se poser de questions. Et même avec satisfaction et soulagement, car on va vite comprendre que Michael est un homme encombrant...

Le passé de Michael, et les raisons qui en font quasiment un paria parmi les policiers de la Nouvelle-Orléans, je ne vous les raconterai pas ici, il faudra les découvrir. Mais, la pression monte sur lui, qui ne peut guère compter que sur l'aide de Kelly, un jeune policier en uniforme, tout juste entré en service, mais déterminé à bien faire.

Ensemble, ils se lancent sur les traces de cet assassin qui, à chacun de ses crimes, semble se montrer de plus en plus violent et sanguinaire. Et pourtant, malgré cela, il ne laisse derrière lui aucun indice sérieux qui puisse permettre de remonter sa piste. Au grand désespoir de Talbot, qui sent le couperet se rapprocher de sa nuque, l'enquête piétine et l'on redoute de nouvelles victimes.

Mais, Talbot n'est pas le seul à être sérieusement ébranlé par cette affaire. Dans les milieux économiques et politiques aussi, on s'inquiète ou on essaye de jouer avec ces événements pour en tirer avantage. Même la puissante famille mafieuse, les Matranga, qui tient la ville grâce au bordel, aux débits d'alcool et au trafic de drogue, s'inquiète.

Carlo Matranga, le chef de clan, ordonne alors qu'on retrouve le Tueur à la hache et qu'on mette un terme à ses agissements qui nuisent aux affaires de la Famille. Pour cela, il demande à Luca d'Andrea de mener l'enquête. Ancien policier, l'homme sort juste de prison, après avoir été condamné pour ses accointances avec la Mafia.

Vieilli, usé, désabusé, il n'a pas vraiment envie de s'y remettre, encore moins dans ces conditions, mais, pendant sa réclusion, il a tout perdu et Carlo Matranga lui promet, en cas de réussite, de lui rendre tout ce qui lui a été pris. Redevable et pas vraiment en position de refuser quoi que ce soit à Carlo, Luca mène lui aussi son enquête.

Pas de pression particulière pour Ida Davis, si ce n'est celle qu'elle se met elle-même. La jeune femme, qui a tout juste la vingtaine, souhaiterait devenir enquêtrice. Mais, la police ne recrute pas de femme. Alors, elle s'est tournée vers l'agence privée la plus célèbre du pays, l'agence Pinkerton. Elle a postulé à l'agence de la Nouvelle-Orléans et y a été embauchée...

Mais, depuis, elle ronge son frein. On lui a donné un simple poste de secrétaire, bien loin de ses ambitions. Alors, elle a décidé de faire ses preuves, sans en parler à son chef, Lefebvre, un créole blanc qui ne quitte plus guère son bureau, se noie dans l'alcool et ne cesse de grossir un peu plus chaque jour. Et quoi de mieux que l'affaire du Tueur à la hache pour montrer ses compétences ?

Ida se lance donc elle aussi dans sa propre enquête. Jeune fille noire à la peau très claire, elle craint d'être mal perçue lorsque ses investigations la mèneront dans les quartiers noirs de la ville. Aussi, décide-t-elle de demander son aide à un de ses amis de longue date, un jeune musicien qui commence à se faire un nom en jouant du cornet dans des orchestres de la ville : Lewis Armstrong.

Enfin, dernier enquêteur très intéressé par l'affaire du Tueur à la hache, Riley. Lui est journaliste pour un des quotidiens les plus en vue de la Nouvelle-Orléans. Son rôle est en retrait par rapport aux trois autres, mais il couvre cette affaire depuis le début et essaye, par des moyens pas toujours très déontologiques, comme on dirait aujourd'hui, d'en savoir plus.

Ce qu'il écrit, en brodant, en remplissant les blancs, en prenant partie, attire apparemment l'attention du Tueur à la hache qui lui adresse un courrier sans équivoque, une lettre d'où suintent folie et violence, menace et raillerie... Ainsi interpellé, Riley se rend compte qu'il tient là quelque chose d'énorme, d'exceptionnel. Ne manque plus que LE scoop : l'identité du tueur.

Chacun de ses personnages a des zones d'ombre, des secrets qui vont nous être révélés petit à petit, au gré de leurs enquêtes, qui empruntent parfois les mêmes chemins sans pour autant se croiser vraiment. Chacun ses méthodes, ses pistes, ses informations. Et chacun sa parcelle de vérité d'une histoire bien plus complexe que la simple odyssée meurtrière d'un fou sanguinaire.

Cette lettre reçue par Riley est vraie. La phrase placée en titre de ce billet en est extraite. L'intégralité de ce texte, assez sidérant, je dois dire, est citée dans le prologue de "Carnaval" puis, une nouvelle fois, dans le cours du roman. Avant d'aller plus loin, il nous faut parler de la véritable affaire du Tueur à la hache, The Axeman, pour le terme en version originale.

Il y a bien eu une série de crimes très violents en 1919 à la Nouvelle-Orléans. Une série qui s'est brusquement interrompue, sans qu'on sache pourquoi. Sans qu'on sache qui était cet assassin impitoyable et insaisissable. Au point qu'on a construit une véritable légende autour de lui, alors qu'il paraît même difficile d'être certain qu'il s'agit d'un seul et même meurtrier.

Cette fameuse lettre va ajouter au trouble et à la panique dans la population, car son auteur, qui affirme donc être le Tueur à la hache, y fixe un rendez-vous, expliquant qu'il adore le jazz et qu'il ne tuera pas ceux qui jouent ou écoute cette musique à l'heure dite... De quoi provoquer une incroyable danse macabre dans cette ville où la musique est pourtant partout.

C'est d'ailleurs un ragtime qui va immortaliser cette affaire du mystérieux tueur à la hache, sorte d'équivalent de l'affaire de Jack l'Eventreur : la violence, la lettre qui nargue les autorités et le public, l'interruption soudaine, les soupçons et l'absence de preuves et, au final, l'incertitude définitive sont autant de points communs...


Mais, on pourrait aller plus loin : car, entre Londres au temps de la reine Victoria et la Nouvelle-Orléans, si on a l'impression d'être dans deux mondes très différents, on est aussi dans un contexte particulier, dans des villes à l'identité très affirmée et qui ont tremblé pendant des semaines, des mois, redoutant de nouveaux drames.

Avec "Carnaval" (d'ailleurs intitulé en anglais "The Axeman's jazz"), Ray Celestin ne choisit pas de mener à son tour l'enquête, de proposer un roman à thèse comme ont pu le faire Patricia Cornwell ou Michel Moatti à propos de Jack l'Eventreur. Non, Celestin s'empare de l'affaire du Tueur à la hache, mais pour construire une pure fiction.

On le comprend rapidement, car si l'on jette un oeil aux faits, on voit que le romancier en utilise quelques-uns, mais dévie ensuite rapidement. Donc, soyez-en bien conscient, ce que l'on découvre au final, ce n'est pas l'identité la plus plausible du Tueur à la hache, mais le résultat d'un travail d'imagination qui s'inspire d'un fait réel.

En fait, Ray Celestin applique à son roman une espèce d'effet papillon. La série de meurtres du Tueur à la hache est en quelque sorte le battement d'ailes du papillon (certes, bien moins joli et bien plus violent) qui va déclencher une tempête peu de temps après. Et cette tempête, il faut la prendre au figuré, mais aussi au propre.

En effet, la météo va tenir une place particulière dans le livre, avec l'arrivée d'une tempête qui menace la ville. Nous le savons, et plus encore depuis l'ouragan Katrina, en 2005, la Nouvelle-Orléans est non seulement entourée d'eau, océan, bayous, fleuve, mais elle est construite sur une zone située au-dessous du niveau de la mer et doit donc à la solidité et la hauteur de ses digues de ne pas être engloutie.

Le Tueur à la hache se présente comme un représentant de l'enfer, et celui-ci va se déchaîner, poussant à se demander s'il s'agit de la malédiction annoncée ou d'une sorte de purification providentielle... Le nettoyage à grandes eaux d'une ville qui ressemblait de plus en plus aux écuries d'Augias, et pas forcément là où on pourrait le croire.

Je ne suis jamais allé à la Nouvelle-Orléans, je n'en ai qu'un image forcément un peu faussée, à travers les romans, les films ou les séries. Et j'en ressors très souvent avec cette impression d'une grandeur passée, lentement rongée par l'humidité, le climat et le temps qui passe. Un lieu qui a suscité tant de légendes, des zombies aux vampires, et ça ne m'étonne pas, le cadre semble propice.

Encore une fois, avec "Carnaval", j'ai eu cette impression d'une période difficile, d'une ville en souffrance, en déclin. En décrépitude. Est-ce par le jazz, cette musique qui émerge véritablement à cette période, qu'elle pourra entrer dans une nouvelle ère ? C'est bien possible, à condition que tout change en profondeur.

Mais, à suivre le personnage de Lewis Armstrong (j'ai conservé l'orthographe du roman, mais il s'agit bien du futur Satchmo), on se dit que la situation risque de rester immuable encore un bon moment et que, pour s'en sortir, il n'y a qu'une possibilité : quitter la Nouvelle-Orléans et construire sa vie ailleurs, sous des cieux plus cléments...

Noirs, italiens, irlandais, on croise plusieurs importantes communautés dans ce roman, qui feraient presque penser qu'on est dans une version louisianaise du New York de Martin Scorsese, mais cette ville est une émulsion : aucune de ses composantes ne se mélange aux autres. C'est le grand sud des Etats-Unis et, plus de soixante ans après la fin de la Guerre de Sécession, les choses n'ont guère évolué.

Du Quartier Français à Storyville, les quartiers chauds, en passant par Little Italy, les docks et les bayous, on découvre la Nouvelle-Orléans sous ses différents aspects, véritable personnage de cette histoire. On ne la découvre pas seulement dans sa géographie ou dans sa structure sociale, soumise à bien des tensions, mais aussi dans toute sa singularité.

La Nouvelle-Orléans, c'est une ville qui provoque, qui privilégie son identité et qui enfreint volontiers lois, règles et morales. Quand on a fermé les bordels de Basin Street pendant la guerre, parce que les GI's en stationnement dans le coin connaissaient un taux de maladies vénériennes largement au-dessus de la moyenne, on a déménagé les maisons closes et les affaires ont repris.

Au printemps 1919, la rumeur d'une loi prohibant l'alcool est de plus en plus forte dans tout le pays et, avant même qu'elle soit promulguée, on se prépare à ne surtout pas la respecter. Il y a quelque chose de désespéré dans cette fête sans fin qui semble animer la ville, une fête sur laquelle le Tueur à la hache vient jeter une lumière trouble. Il gâche la fête...

Ce qui marque dans "Carnaval", c'est ce que je qualifiais d'enquête chorale, puisqu'on a quatre enquêteurs indépendants, même si certains ont des liens, qui vont prendre l'affaire chacun par des bouts différents et reconstituer une sorte de puzzle. Quatre enquêteurs, quatre sensibilités, quatre personnalités, aussi, que l'on va découvrir.

Les secrets des uns et des autres vont apparaître, et permettre de mieux comprendre aussi leurs comportements et leurs relations aux autres. Mais aussi les enjeux qui découlent de cette affaire. Ceux qui touchent directement les différents personnages et ceux qui touchent la Nouvelle-Orléans. Pour donner à ce thriller des allures de roman noir.

J'ai apprécié que Ray Celestin n'opte pas pour un énième roman de serial killer (même si je crois que j'aurais été tout aussi curieux de le lire, pour son contexte), mais qu'il nous offre autre chose, un thriller plus ample avec un final dantesque, dont le dénouement donne un côté plus sombre encore à l'ensemble.

Voilà un moment que j'avais envie de découvrir le travail de Ray Celestin, j'ai mis le temps, mais je ne regrette rien. Je pourrais vous parler de "Mascarade", son deuxième roman publié en France, toujours au Cherche-Midi, qui est une suite sans en être vraiment une, mais c'est difficile dans dire plus sans dévoiler quelques aspects de "Carnaval", alors restons-en là.

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