lundi 27 août 2018

"Je me suis toujours sentie un peu comme une intruse, un intermédiaire entre les frères Van Gogh".

La personne qui dit ces mots est quelqu'un que le grand public connaît sans doute assez peu. Elle s'appelait Johanna et était l'épouse de Théo Van Gogh, frère cadet du peintre, mais aussi son confident. L'être le plus proche de Vincent, une relation fusionnelle assez exceptionnelle. Si l'on connaît l'histoire de celui qu'elle appelle Van Gogh, si l'on connaît sa fin tragique, on sait souvent moins ce qui s'est passé par la suite. Et encore moins le rôle fondamental que Johanna a joué pour que l'oeuvre de Van Gogh soit enfin reconnu. Dans "la Veuve des Van Gogh" (désormais disponible en poche dans la collection Piccolo des éditions Liana Levi ; traduction de Fanchita Gonzalez Batlle), le romancier argentin Camilo Sanchez met cette femme de tête sur le devant de la scène, alors qu'elle traverse certains des pires moments de son existence. Il dresse également en creux un portrait bouleversant de Vincent Van Gogh et permet de découvrir son oeuvre exceptionnellement abondante d'un nouvel oeil. Enfin, il évoque ce lien fraternel extrêmement fort entre les Van Gogh...



Le 29 juillet 1890, Vincent Van Gogh meurt à l'auberge Ravoux, à Auvers-sur-Oise, à l'âge de 37 ans. Deux jours plus tôt, il s'est tiré une balle de pistolet dans la poitrine, mais au lieu de se tuer sur le coup, il agonise pendant 48 heures. Prévenu, son frère cadet, Théo, accourt et passe à ses côtés les dernières heures de la vie du peintre, alors complètement inconnu.

Le lendemain, Théo rentre à Paris, où il vit dans un appartement au 8, rue Pigalle, dans le quartier de Montmartre. En le voyant arriver, Johanna, son épouse depuis avril 1889, le trouve vieilli de dix ans, alors qu'elle ne l'a pas vu depuis seulement trois jours. Elle l'a attendue, s'occupant de leur jeune enfant, un garçon né au début de cette année, et qu'ils ont prénommé... Vincent.

Johanna tient un journal depuis des années déjà et, ce jour-là, elle entame justement un nouveau cahier dans lequel elle va consigner ses impressions. Parmi les premières, donc, l'impression de Théo a vieilli brusquement à la mort de son frère, avec qui il était lié comme avec personne d'autre, pas même elle, son épouse, la mère de son fils.

Un relation fusionnelle, mais aussi complexe, tumultueuse, comme en témoignent les 652 lettres que le peintre lui a écrites et qu'il a conservées. Et ce n'est pas la seule chose que Théo possède de Vincent, pardon, de Van Gogh, comme l'appelle Johanna : dans l'appartement, des dizaines, des centaines de toiles peintes par l'artiste...

Johanna n'a que très peu connu Vincent, du moins directement. Le nombre de fois où elle l'a vu se compte sur les doigts d'une main. Pourtant, à travers Théo, elle a l'impression de le connaître comme si elle vivait presque avec lui. Elle sait que son mari envoyait de l'argent à son frère, chaque mois, avec une régularité de métronome.

Mais, maintenant que Van Gogh est mort, c'est à elle de prendre les choses en main, car Théo sombre dans une dépression dont il ne va plus sortir. Johanna garde la tête froide, règle les questions administratives, s'occupe du ménage et du bébé... Ce qu'elle ignore, c'est que Théo ne vas survivre que six mois à son frère aîné...

Comme si la mort de l'un avait entraîné la mort de l'autre... Et Johanna, jeune mère, se retrouve alors veuve. Avec la sensation d'avoir perdu non pas un mais deux hommes, tant Théo était indissociable de Van Gogh. Elle décide alors de rentrer dans son pays natal, les Pays-Bas, et n'emporte que la correspondance de Van Gogh et quelques toiles, parmi la multitude entassée dans l'appartement.

Elle s'installe près d'Amsterdam, ouvre une pension, vit de peu, mais s'intéresse surtout aux Van Gogh, à ces lettres du peintre qu'elle lit, dans l'ordre chronologique, après la mort de Théo. Et découvre alors un Vincent dont elle ignorait tout. Et elle décide alors de tout mettre en oeuvre pour que le peintre disparu connaisse enfin le succès qui l'a ignoré toute sa vie...

C'est un résumé qui plante le décor, en fait. Qui rappelle le contexte historique de cette histoire, sans entrer dans le détail. Le roman s'étend sur une période d'un an et demi, le temps pour Johanna de remplir le cahier ouvert au lendemain de la mort de Van Gogh. Une période clé de sa vie, la fin d'une époque (curieux d'écrire cela en parlant d'une jeune femme de 28 ans) et le début d'une autre.

Camilo Sanchez ne fait pas de Johanna la narratrice de son roman, en tout cas, pas directement. C'est un narrateur neutre qui prend les commandes, mais s'appuie sur le fameux journal de Johanna, dont on trouve régulièrement des citations au fil du livre. Et c'est ce qui donne la sensation que c'est bien Johanna qui dirige l'histoire comme elle l'entend.

La discrète mais indispensable Johanna, née Bonger, issue d'une famille calviniste néerlandaise où l'on ne devait guère apprécier les Van Gogh, et moins encore les frasques de ce peintre sans talent, incapable de vendre la moindre toile et vivant aux crochets de son frère sans avoir l'air de se soucier de cette situation, même pas après le mariage de son frère et la naissance de son neveu...

Johanna, capable d'accepter cette relation si étroite entre Théo et Van Gogh. Une relation pleine d'affection, mais également orageuse, tumultueuse. Une relation qui ne s'instaure pas sur un pied d'égalité : Van Gogh écrase complètement Théo qui cède à toutes les demandes de son aîné, semble incapable de vivre sans lui.

Et semble également vouloir le garder pour lui. C'est une des ambiguïtés, d'ailleurs, du lien entre eux : Théo est marchand d'art, il aime et admire son frère, l'encourage dans sa vocation tardive de peintre (on va y revenir), et pourtant, il ne vend pas ses oeuvres. Les toiles s'entassent dans l'appartement de Théo et Van Gogh, de son vivant, ne vendra qu'une oeuvre, n'exposera quasiment jamais nulle part...

Au contraire, Johanna entreprend de réparer ce qui n'a pas fonctionné du vivant des frères : elle veut faire découvrir l'extraordinaire talent de Van Gogh, qu'on l'expose, qu'on le découvre, qu'on le vende, qu'on le critique... Sans doute était-il trop en avance, il y a de nombreuses hypothèses autour de Van Gogh, des maux qui le faisaient souffrir, cette maladie mentale qui l'aurait pousser à se mutiler puis à se tuer...

A travers ses lettres, Johanna découvre un Van Gogh différent, extraordinaire. Un homme doué de multiples talents. Pour le dessin, bien sûr, mais aussi pour les mots. Elle voit en lui un poète, pas seulement parce que l'on trouve des poèmes dans le cours de la correspondance, mais parce qu'il parle de ses oeuvres comme personne d'autre ne pourrait le faire.

Un grand poète et un grand peintre, voilà ce que pense Johanna. Après Théo, elle est sans doute la première à prendre conscience de l'immense artiste qu'il était, au contraire de ceux qu'il a payé avec ses toiles (l'un d'entre eux utilisera son portrait pour boucher un trou dans son poulailler pendant 10 ans !) ou ceux qui décrièrent son travail lors de trop rares expositions.

A travers ce court roman (160 pages à peine), on découvre un Van Gogh méconnu, qui saura certainement vous toucher bien au-delà de ce qu'on peut ressentir en regardant ses toiles les plus célèbres. Camilo Sanchez jalonne son récit d'indication sur la vie, l'oeuvre de Van Gogh, et on en apprend énormément sur le peintre.

Dès les premières pages, on découvre cette tradition familiale qui veut que, à chaque génération, on prénomme l'aîné Vincent. Johanna a accepté de se plier à cette tradition, mais à la mort de Van Gogh, elle le regrette un peu... Son fils, le seul des Van Gogh qu'elle appellera Vincent, elle fera tout pour le protégé de ce qui ressemble à une malédiction familiale...

Dès les premières pages du livre, on apprend ainsi que, un an jour pour jour avant la naissance du peintre, ses parents avaient eu un autre enfant, mort-né. Prénommé Vincent. Enterré dans le cimetière jouxtant l'église dont son père est le pasteur. Enfant, on emmène Vincent sur la tombe de son frère... qui porte le même prénom...

Cette histoire m'a rappelé celle d'un autre peintre célèbre, Salvador Dali, qui a connu le même genre d'histoire... A chacun son traumatisme, et les deux l'ont vécu différemment. Mais avouez que d'emblée, le jeune Vincent Van Gogh se retrouve marqué profondément par un drame et l'image d'une tombe à son nom...

On en apprend aussi sur l'oeuvre du peintre. Son abondance, d'abord, on parle de centaines de toiles dans l'appartement, plus celles qu'il offrait en paiement, ce sont donc sans doute des milliers de tableaux que Van Gogh a peints, dont un bon nombre ont dû se perdre en route, être détruits par leurs propriétaires, persuadés d'avoir récupéré une croûte.

Des. Milliers. D'oeuvres. Le chiffre fait frissonner, mais quand on sait que Van Gogh n'est réellement devenu peintre qu'à 27 ans, soit moins de 8 ans avant sa mort. Et, non seulement il peint sans cesse, mais son oeuvre est multiple, aborde de très nombreux genres picturaux, et pas uniquement ceux que l'on connaît à travers ses portrait ou "les Tournesols".

Si l'on pense à Van Gogh, on pense souvent aux couleurs, à ces couleurs vives dont il fait usage, en particulier le jaune, qui est comme une signature. Et qui sera aussi, de son vivant, un des freins. Il est en avance de près d'une vingtaine d'années sur les Fauves, qu'il influencera incontestablement. Et pourtant, avant cela, il a peint, dessiné, de toute autre manière.

Dans le roman de Camilo Sanchez, on croise évidemment nombre de tableaux du peintre, mais l'un d'eux revient plusieurs fois : "les Mangeurs de pommes de terre". Il le peint en 1885, avant de s'installer en France, un tableau pour lequel il réalise de nombreuses études et qu'il tenait pour son tableau le plus réussi...



Il y a de très belles lignes dans "La Veuve des Van Gogh", sur "les Mangeurs de pomme de terre", qui donnent envie de le regarder sous toutes les coutures. Au-delà de la technique, le sujet, ces personnages, leurs expressions... Un tableau qui hantait Van Gogh et qui symbolise peut-être même l'insuccès du peintre...

Dans son cahier, Johanna consigne une phrase qu'elle a entendu de la part de l'épouse d'un marchand d'art qu'elle essaye de convaincre de promouvoir l'oeuvre de Van Gogh : "Si chaque style était une vie, Van Gogh aurait vécu au moins huit vies en une décennie". En quelques mots, elle résume l'extraordinaire talent de Van Gogh, pourtant méprisé de son vivant...

Mais je parle beaucoup du peintre, peu de son frère... De leur folie commune, de cette folie qui semble attachée aux pas des Van Gogh (Théo est en fait mort de la syphillis et a perdu l'esprit ; leur soeur Wil, pionnière du féminisme que l'on croise dans le roman, passa une grande partie de sa vie en institution psychiatrique...) et qui est au coeur de ce que l'on sait habituellement du peintre (ou croit savoir).

Au milieu de tout cela, il y a Johanna, si stable, si calme, si posée. Si discrète, mais si sûre d'elle. Sûre de son jugement sur l'oeuvre de Van Gogh, la première à croire en lui. Le roman est aussi l'histoire de ses premières démarches pour faire reconnaître et exposer ces toiles. En premier lieu, sur les murs de sa pension de famille, pour en faire profiter les gens de passage...

Si le livre s'arrête en 1892, il faut savoir qu'elle poursuivra ce travail sans relâche jusqu'à la Première Guerre mondiale. En effet, l'année 1914 sera marquée par deux décisions fortes de la part de Johanna, qu'on pourrait voir comme une parenthèse qu'on referme : d'abord, elle fait publier la correspondance qu'entretenaient Vincent et Théo ; puis elle réunit les deux frères à Auvers-sur-Oise...

Pardon, je vais peut-être un peu loin, même si ces éléments sont postérieurs à la période du roman. Ces éléments, je les glane aussi à travers certaines notes de bas de page, très intéressantes pour comprendre les choses, avec le recul ou les connaissances que n'avait pas Johanna. Et ils permettent de compléter le portrait du peintre, de son frère et de l'épouse de ce dernier.

Johanna n'est pas une intruse dans ce roman, bien au contraire. Elle en est l'âme, et Camilo Sanchez trouve le juste équilibre pour que Van Gogh ne lui vole pas la vedette. Le titre de ce billet se trouve dans les toutes premières pages du roman, et donc sans doute dans les toutes premières pages de ce cahier qu'elle ouvre au lendemain de la mort du peintre.

Le mot "intruse" est terrible, "intermédiaire" à peine moins rude... Le second est d'ailleurs surprenant, puisqu'elle n'a quasiment pas eu de lien avec le peintre. Mais, c'est aussi à ce moment-là qu'elle entre en scène, qu'elle prend son destin en main, et celui de sa famille avec. Car, oui, dès cet instant, elle devient bel et bien une Van Gogh.

Son destin n'est pas extraordinaire, mais sa manière de mener désormais sa vie comme elle l'entend, sur les plans privé comme professionnel, est tout à fait remarquable en cette fin de XIXe siècle. Et sa fougue à obtenir justice pour son beau-frère force tout simplement le respect. Jamais elle ne s'est découragé, elle a insisté jusqu'à ce que la digue cède...

Dans le roman, ce ne sont que les premières fissures, le chemin sera encore long avant que le nom de Van Gogh soit reconnu, plus encore pour qu'il soit connu. Mais, je ne pense pas qu'elle ait imaginé une seule seconde que les toiles de Van Gogh atteindraient un jour des sommes records aux enchères... Car il est évident qu'à aucun moment, ce n'est l'argent qui la motive.

Camilo Sanchez sort de l'ombre ce personnage qui n'aspirait certainement pas à la lumière pour elle-même, mais qui a consacré une grande partie de son existence à changer le regard sur un artiste d'exception qu'elle n'avait pas rencontré 5 fois dans sa vie, mais qu'elle connaissait sans doute mieux que les propres parents du peintre.

Sur la couverture de l'édition en grand format, le visage de Johanna Van Gogh, née Bonger, apparaissait sur les trois-quarts de l'image, immortalisée dans le bleu de "la Nuit étoilée", éclairée par une lune d'un jaune solaire... Sur l'édition de poche, ne reste que la lune et ce trait caractéristique qui fait qu'on reconnait de suite une oeuvre de Van Gogh. Quel dommage !

Ce visage va clore ce billet, parce qu'elle est le personnage central de ce livre. La photo est datée d'avril 1889, le mois de son mariage avec Théo :


1 commentaire:

  1. Bonjour ! Merci pour cette belle mise en valeur d'un livre prêté il y a deux ans par un ami, qui m'a émerveillée et nourrie, et qui est resté bien trop confidentiel. Merci aussi pour votre remarque finale. Oui, quel dommage, cette frénésie mise par les éditeurs à renouveler les couvertures des livres "pour le poche", et souvent en moins bien et en dépit du bon sens...
    Vive Johanna Bonger, quoi qu'il en soit ! A votre connaissance - qui semble vaste - existe-t-il une édition de son journal en français ? J'ai cherché et n'ai point trouvé.

    Bien cordialement,

    Sophie Chérer

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