mardi 28 août 2018

"Mais quand on donne l'impression d'être fou tout le temps, (...) alors là on fait peur, même à ses amis de guerre. Alors là on commence à ne plus être le frère courage, le trompe-la-mort, mais bien l'ami véritable de la mort, son complice, son plus que frère".

Voilà un titre de billet inquiétant, mais qui, je trouve, donne une bonne idée d'un des éléments importants de notre roman du jour, la question de la folie. Mais c'est un peu léger, tout de même, et il va nous falloir parler de ce roman de la rentrée littéraire avec quelques précautions, car il y a beaucoup à y découvrir, malgré sa brièveté (175 pages). "Frère d'âme", de David Diop (en grand format aux éditions du Seuil) est une histoire pleine de violence et de mort, et pas des plus belles, mais c'est aussi un livre plein d'un certain humour et d'une vraie poésie, dans sa seconde partie. Une histoire d'amitié, mais aussi une histoire de guerre. Un conflit dans lequel se retrouve plongés bien malgré eux les deux personnages centraux, deux "plus que frères", inséparables depuis toujours. Inséparables pour toujours...



A tout juste 20 ans, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, deux amis d'enfance inséparable, ont dû quitter leur village natal et même leur pays, le Sénégal, pour rejoindre la France. Mais, cela ne se passe pas au meilleur moment : en Europe, la Première Guerre mondiale fait rage, et les deux jeunes hommes ont été mobilisés au sein d'un régiment de tirailleurs sénégalais.

Les voilà dans les tranchées, soumis à cette vie très dure, rythmée par les assauts, les bombardements, la peur, l'inconfort. Et la mort, aussi. Car, à chaque sortie, à chaque charge, on tombe autour d'eux et on ne se relève pas. Des corps abandonnés dans le no man's land, profondément labouré par les obus qui s'abattent presque sans cesse.

Alfa Ndiaye et Mademba Diop font de leur mieux, inséparables jusque dans ces assauts suicidaires vers les tranchées adverses. Jusqu'à ce jour où Mademba est tué. Une mort sale, longue à venir, douloureuse, injuste... Alfa va demeurer à ses côtés jusqu'à la fin, allongé dans la boue et le sang, veillant son ami, son plus que frère jusqu'à ce qu'il rende l'âme.

Pour Alfa, plus rien ne compte, ni les ordres, ni le danger, il retourne dans sa tranchée bien après les survivants de son régiment, chargé du corps sans vie de Mademba, qu'il n'a pu se résoudre à laisser là où il est tombé. Alfa ne se résigne pas à cette inimaginable séparation, à cette rupture qui fait vaciller tout son être, et plus encore sa raison.

Alfa ne pense plus qu'à une chose : venger Mademba. Au milieu du carnage, ce grand jeune homme, costaud, impressionnant et poussé par une détermination extraordinaire, va entreprendre de régler ses comptes avec l'ennemi, d'une manière terrible, hors de tout cadre hiérarchique. Le voilà électron libre, sortant avec les autres des tranchées, mais menant sa guerre.

Aux yeux de ses camarades, mais aussi de ses officiers, il devient rapidement un héros, au courage extraordinaire. On le décore, on le félicité, on le congratule. Mais, au fil des jours, alors qu'il disparaît de plus en plus longtemps et que son rituel vengeur s'affirme, s'affine, l'ambiance change carrément : on le regarde avec peur, on le prend pour un monstre, un sorcier...

Il n'est plus un héros, mais un porte-malheur, quelqu'un qu'on ne veut plus approcher, côtoyer, parce qu'il est devenu le plus que frère de la mort... Une mort qui ne veut pas le prendre, contrairement à tous ceux qui continuent à tomber à chaque assaut. S'il disparaissait, tout le monde en serait soulagé, mais il semble invincible...

Alors, on cherche d'autres solutions, y compris lui ordonner de quitter la première ligne et de repartir à l'arrière, où il ne risquera plus de nuire au moral des troupes... Suffisant pour les autres, mais pour Alfa ? Dégagé de sa mission, mais toujours marqué par la mort de son ami, et ressentant une forte culpabilité, le voilà qui replonge dans le passé, loin des tranchées. Dans sa jeunesse sénégalaise...

Beaucoup de choses dites et à la fois très peu. J'ai évoqué des faits, mais pas leur déroulement détaillé ou leur contexte, et c'est fait exprès. On entre immédiatement au coeur de l'histoire, aucun contexte, il va venir petit à petit, et l'on se retrouve aux côtés des deux amis, alors que Mademba vient de mourir. Au moment où quelque chose se brise irrémédiablement chez Alfa...

Au moment où la culpabilité s'installe. Celle de ne pas avoir su protéger son ami (et l'on comprendra bien plus tard que ce n'est pas anodin), celle aussi de l'avoir laissé agoniser bien trop longuement, de ne pas avoir su se résoudre à abréger ses souffrances. Alors, la fureur prend le dessus, l'envie de se venger, aussi absurde cette idée peut-elle paraître dans ce chaos.

De la même manière qu'on découvre les conditions de la mort de Mademba, Alfa, narrateur du roman, va dévoiler sa manière de se venger. Sans doute n'a-t-il jamais entendu cette expression, mais elle a rarement été aussi juste : oeil pour oeil, dent pour dent. Une réaction qui change complètement la manière dont on reçoit le début de ce livre.

Oui, c'est extrêmement noir et violent. Oui, on est au coeur du massacre, on assiste à ces meurtres au coeur du carnage. Mais, la façon dont Alfa raconte cela instille dans ces horreurs une sorte d'humour teinté de désespoir et de folie qui aboutit à un curieux mélange. Je ne vais pas dire qu'on se marre comme des baleines, mais certains passages sont assez drôles.

Jusque dans l'absurde de la situation que décrit Alfa, héros devenu paria, "soldat-sorcier" attirant le malheur sur ceux qui se tiennent trop près de lui. Soudain, lui qui n'avait pas forcément perçu cela depuis son arrivée, il se retrouve considéré comme un sauvage (le mot est dans le roman, je précise), comme l'incarnation de toutes les idées reçues qu'on peut avoir à cette époque sur les Africains.

Alfa fait peur, à tout le monde. A ses ennemis, même si on n'a pas leur point de vue, si ce n'est celui de ses victimes, mais surtout à ses compagnons de galère, qui rigolait de ses exploits avant d'y voir là des manières qui choquent leur moralité, qui stimulent aussi leur imaginaire : mais que fait exactement Alfa Ndiaye de ses victimes ?

Quand je parle d'humour, soyons bien d'accord qu'il ne s'agit pas de gags, de situations conçues pour être drôles, mais bien de situations si paradoxales qu'elles en deviennent absurdes, de mots qui, d'un seul coup, se retrouvent utilisés dans des sens presque à l'opposé de ce qu'ils disent exactement. Attendez, si vous ne trouvez pas ça très clair, un exemple arrive...

David Diop a déjà joué avec l'idée du sauvage, qui dans le cas présent, n'a plus rien de bon, pour reprendre cette si atroce formule ; il a introduit la notion de "soldat-sorcier" ; mais il manque l'oxymore qui claque et révèle l'embarras dans lequel se trouve les officiers commandant Alfa. Et l'un d'entre eux va le sortir : "la guerre civilisée" !

Oui, monsieur Alfa Ndiaye, ici, on fait la guerre civilisée, sous-entendu entre gentlemen respectant des règles bien définies, et il n'y a pas la place pour ces excentricités, pour ces actes sordides, pour ces pratiques d'un monde qui ne peut pas être civilisé, lui... Que sait-il de l'Afrique, celui qui parle ainsi ? Et se rend-il compte du ridicule de son expression, "la guerre civilisée" ?

Alfa Ndiaye, dans sa folie, n'est pas non plus exempt de cette absurdité : il considère qu'il a été inhumain en laissant Mademba Diop, son ami, son plus que frère, souffrir inutilement, alors qu'il pouvait abréger ses souffrances ; et, lorsqu'il tue ses ennemis aux yeux bleus, à sa façon bien particulière, il ne fait pas la même erreur. Et retrouve ainsi son humanité...

Tout est sens dessus dessous, dans cette histoire, les esprits des hommes, mais aussi la terre fracassée par les incessants bombardements, une terre mère qui accouche de soldats qu'on pousse à se jeter sur son ennemi, sous la mitraille, cible parfaite, chair à canon à l'espérance de vie sérieusement érodée... Alors, qui donc est fou ?

Car, il faut être fou pour accepter ces conditions de vie, ces combats désespérés, la proximité de la mort, la peur, la saleté et tout ce qui fait le quotidien des poilus. Plus encore, pour Alfa Ndiaye, il faut être fou pour sortir des tranchées le fusil à la main, la baïonnette au bout du fusil, un cri guerrier aux lèvres. Une folie passagère, qui cesse quand on regagne son trou, ces tranchées comme un ventre maternel...

Et c'est là qu'il s'est démarqué des autres : sa folie semble permanente. Je reprends le titre de ce billet, évidemment, avec ces mots très forts, qui marquent lorsqu'on les lit, comme beaucoup d'autres, tout au long de ces pages. Avec une nuance, et de taille : Alfa dit bien qu'il "donne l'impression d'être fou tout le temps".

Donner l'impression... Pas "être fou". Pour lui, il fait semblant, comme une provocation, un bras d'honneur lancé au destin et à la folie, bien réelle, il suffit de regarder tout autour, des hommes. Certes, mais, n'est-ce pas le propre du fou d'affirmer qu'il ne l'est pas ? Oh, il ne s'agit pas de philosopher ou de diagnostiquer, non, juste de poser la question qui s'impose : Alfa est-il vraiment fou ?

C'est, pour moi, l'enjeu majeur de "Frère d'âme", auquel on ne peut apporter de réponse catégorique. Peut-être cette assertion vous surprend-elle, et pourtant, c'est vraiment mon impression (après ce que je viens d'écrire, je devrais plutôt utiliser le mot sentiment ?). D'un côté, Alfa affirme que tout cela n'est qu'une comédie ; de l'autre, le récit d'Alfa qui glace...

Je ne trancherai pas (c'est le cas de le dire) cette question dans ce billet. Parce que ce sera à chaque lecteur de se faire une opinion. Mais, il faut aussi dire que David Diop sème le doute, et de façon très habile, en glissant dans son livre un élément qui explique parfaitement le titre de ce livre, et qui offre au lecteur une ambiguïté très intéressante.

Cet élément, je vais le qualifier de fantastique (si l'on reste sur un plan littéraire) ou de surnaturel. Mais, je ne suis qu'un lecteur européen, matérialiste, sceptique de nature, qui classe vite ce qu'il ne comprend pas sous l'étiquette "Irrationnel". Ce n'est pas forcément le cas pour tout le monde, à commencer par Alfa. Et par Mademba.

La construction du roman est intéressante : son ouverture in media res, comme on dit, puis un retour en arrière qui n'est pas juste un flashback, mais une vraie immersion. On aurait pu imaginer inverser ces deux parties, commencer, entre guillemets, par le début, mais David Diop a choisi de renverser tout cela, et l'on va comprendre pourquoi.

Je ne parle que très peu de cette partie se déroulant au Sénégal, peut-être même ne faudrait-il pas en parler du tout, car on est surpris de cette soudaine irruption des souvenirs. Alors, restons discrets, et contentons-nous de simplement dire que cette partie vient éclairer la relation entre les deux amis, les deux plus que frères.

Le dernier mot de ce billet concernera l'écriture de David Diop. On retrouve une caractéristique des littératures africaines : cette oralité que l'écrit transmet malgré tout. Alfa Ndiaye parle, nous parle, se confesse, déverse même son récit comme s'il nous livrait son histoire d'une traite, presque sans prendre le temps de respirer.

Et parce qu'il doit se dire que tout cela est trop incroyable pour être cru, il lui faut affirmer qu'il dit la vérité, qu'il relate bien ce qu'il a vécu. Alors, il jalonne son récit d'une expression qui revient sans cesse (je n'ai pas compté, mais ça doit être assez important) : "Par la vérité de Dieu". Un tic de langage affirmatif, péremptoire, et qui participe à sa façon à l'ambiguïté de ce récit.

La langue de David Diop est riche, vive, colorée, inventive, avec beaucoup de trouvailles, comme ce "plus que frère", qu'on retrouve là aussi un bon nombre de fois. Cette écriture, par sa vivacité et l'espèce de joie, de frénésie qui s'en dégage, tranche (c'est le cas de le dire) avec le contexte, en particulier celui de la première partie du roman, celle qui se situe sur le front.

Cette langue fait de "Frère d'âme" un bonheur de lecture, malgré la noirceur du contexte et la violence du propos (ou l'inverse), elle nous emmène dans la folie (ah oui, c'est mon avis, et le vôtre ?) d'Alfa Ndiaye, jeune homme qui n'avait rien demandé et s'est retrouvé au coeur de l'horreur, alors que tout cela ne le concernait finalement pas.

Ecrasé par cette machine à tuer qu'est cette guerre moderne, la première et malheureusement pas la dernière, la pire à ce jour, avant que l'homme n'imagine pire encore, Alfa Ndiaye refuse pourtant la résignation et l'abattement. Sa folie, sa colère, sa culpabilité sont autant d'éléments qui forment une sorte d'armure autour de lui.

Une armure qui semble protéger son corps, puisqu'il traverse le no man's land comme si c'était son territoire et que rien ne pouvait l'atteindre, mais surtout une armure qui vient protéger son âme, durement éprouvée par la mort de son plus que frère, la protéger de cette guerre et de ses traumatismes, oubliés lorsqu'il replonge dans sa vie d'avant. Dans leur vie d'avant.

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