La jalousie... Y a-t-il plus vieux sujet de littérature que celui-là ? A part peut-être l'amour, et encore, et puis, les deux thèmes sont inextricablement liés, de toute manière. En voici donc un nouvel exemple, avec un roman sur la crise de la quarantaine, sur le manque de confiance en soi mais aussi sur l'égoïsme. Il suffit d'un doute, infime, pour déstabiliser un couple, une famille, jusqu'à un hypothétique drame... "Charles Draper", publié aux éditions Lattès, est le quatrième roman du journaliste Xavier de Moulins, un livre aux accents chabroliens, mais au arrangés au goût des années 2010 et à l'ère des nouvelles technologies. Avec, derrière la stricte histoire de Charles Draper et des siens, quelques sujets de réflexion sur une génération installée qui n'est pas exemptée de doutes et d'inquiétudes... Et, au coeur de tout cela, un personnage qui ne plaira pas à tout le monde : le fameux Charles Draper...
Depuis une dizaine d'années, Charles Draper est l'heureux époux de la belle Mathilde. Ils se sont connus lorsqu'ils étaient étudiants, se sont perdus de vue puis, quelques années plus tard, se sont retrouvés par le plus grand des hasards pour ne plus se quitter. De cet amour sont nées deux adorables petites filles, Fleur et Margaux.
Lui dirige une société de déménagement, qui tourne bien, elle est institutrice. La famille Draper vivait rue Vaugirard, à Paris, jusqu'à ce qu'ils décident de changer de vie. Quitter Paris, le stress, le monde, le bruit, pour aller s'installer à la campagne, au calme. Mathilde a trouvé rapidement un poste dans une petite école où elle s'épanouit et la famille s'est installée dans une fermette.
Charles Draper, lui, a conservé un pied-à-terre à Paris, car il lui faut bien rester proche de son entreprise. Il passe quatre jours de la semaine dans la capitale et revient chaque weekend auprès des siens. Un rythme particulier auquel la famille Draper s'est habituée avec le temps. Pas question de revenir en arrière ou de laisser tomber la boîte.
Et puis, à l'automne 2014, le doute apparaît... Minuscule, d'abord, au point de se dire qu'on se trompe. Mais, au fil des semaines, cette distance, infime au départ, semble s'étendre comme une fissure qui s'élargit. Charles Draper sent Mathilde lui prêter moins d'attention, il a l'impression qu'elle a la tête ailleurs lorsqu'il la rejoint...
Deux idées s'imposent alors à lui : il est le premier responsable de cet éloignement, parce que, à 45 ans, il s'est un peu laissé aller, il a pris du bide, une bedaine qui, à elle seule, pourrait expliquer que Mathilde se fasse distante ; et, peu à peu, germe l'idée terrifiante qui va s'imposer avec de plus en plus de force, d'un amant, d'un autre homme aimé par Mathilde... Un autre homme que lui, Charles Draper.
On suit alors le virus de la jalousie s'étendre dans l'esprit et le coeur de Charles Draper qui entre alors en guerre contre lui-même et ce bide qui l'exaspère. Et puis, dans le même temps, on le voit affronter ce qu'il considère comme le désintérêt de Mathilde envers lui. Son épouse n'est pas seulement distante, elle est distraite, plus intéressée par les sms qu'elle reçoit que par son mari...
Pendant que Charles Draper dresse mentalement la liste des hommes que Mathilde pourrait fréquenter, un comble, elle qui ne voyait jamais personne quand elle était à Paris, il met tout en oeuvre pour la reconquérir, pour retrouver l'image de lui qui avait su lui plaire dix ans plus tôt et qui a disparu. Dix ans... C'est à la fois peu et tellement long !
Xavier de Moulins n'a pas choisi de nous raconter l'histoire de Charles Draper par la voix de Charles Draper lui-même. Le roman est écrit à la troisième personne du singulier et pourtant, le lecteur a le sentiment d'adopter le point de vue du personnage. C'est loin d'être anodin, car cela influence les impressions du lecteur face à cette histoire.
En clair, on n'a pas un champ/contrechamp, on n'a pas d'un côté les arguments de Charles Draper et de l'autre, par exemple, ceux de Mathilde. Et, de cet angle, il est vrai que cette dernière donne l'impression d'être préoccupée, voire de cacher des choses à son époux. De là à se dire qu'il n'y a pas de fumée sans feu et que Charles Draper n'est pas la proie des idées fixes, il n'y a qu'un pas.
C'est un homme au bord de la crise de nerfs qu'on a devant nous. Et on le voit se métamorphoser sous nos yeux, d'un père et époux aimant en une espèce de bête traquée, rongé par la paranoïa et la jalousie comme par un mal virulent. Une descente aux enfers que l'emploi du temps de Charles Draper, quatre jours à Paris, trois auprès de sa famille, évidemment, n'arrange pas.
Mais, ce à quoi on assiste aussi, c'est cette guerre, j'ai utilisé le mot plus haut, que Charles Draper se déclare à lui-même. A certains détails, on comprend qu'on a affaire à un homme qui n'a jamais été très sûr de lui, qui a mis du temps à trouver un équilibre et que la rencontre avec Mathilde a été un déclic, un gage de sérénité.
Sans Mathilde, c'est toute la vie de Charles Draper qui devient bancale. Ce sont tous les vieux démons qui reviennent au galop et la défiance que ressent ce quadra d'un seul coup fragilisé vaut quasiment plus pour lui-même que pour sa femme : il n'est pas, n'est plus à la hauteur, il gâche ce qu'il a de meilleur.
La guerre de Charles Draper contre Charles Draper va trouver un théâtre d'opération inattendu : les salles de sport. On l'a compris, le principal complexe de cet homme repose tout autour de sa ceinture abdominale. Une bouée, certes pas insolite pour un homme de son âge, mais qui devient sa bête noire, son obsession.
Et voilà Charles Draper se muant en sportif assidu, prêt à tout pour faire disparaître les bourrelets disgracieux qu'il associe à tous ses maux et à tous ses problèmes. Une fois chassée la vilaine bedaine, il en est certain, Mathilde lui reviendra comme avant et la vie reprendra son cours... Les doutes et les envies d'ailleurs seront oubliées, effacées...
Cette activité physique va croître parallèlement et au même rythme que la jalousie qui gagne Charles Draper. A se demander laquelle des deux alimentent vraiment l'autre. Car, en aucun cas, la frénésie sportive de Charles Draper ne va résoudre son principal problème et sa certitude d'être cocu, le mot est lâché, ne va aller qu'en s'amplifiant...
Les Draper, c'est un couple assez emblématique de notre époque. Peut-on les qualifier de bobos ? Oui, même si le terme est parfois un peu fourre-tout. Disons qu'on a une famille de la classe moyenne supérieure qui fait ce choix, on le sait, assez tendance, de délaisser les grandes villes pour les grands espaces. Un choix qui n'est pas toujours, loin de là, une réussite.
Mais, Mathilde s'épanouit parfaitement dans cette nouvelle vie. Elle est ravie d'enseigner à une classe paisible et peu nombreuse, au lieu d'affronter les classes parfois difficiles de la capitale ou de la proche banlieue. Un épanouissement qui s'étend à sa vie extra-scolaire, aussi, avec des amitiés qui se créent, des rencontres qui se font, des hobbys qui se découvrent...
C'est peut-être d'ailleurs ça que Charles Draper va remarquer en premier : que Mathilde, à l'automne 2014, ne paraît plus aussi épanouie qu'avant... Cette préoccupation, il y voit, à tort ou à raison, un indice de culpabilité. Et si Mathilde lui cachait quelque chose ? On retrouve alors un élément là encore très générationnel : le rôle du téléphone portable.
Cet objet devenu un prolongement de nous, dont on a du mal à se séparer, qu'on utilise n'importe quand, n'importe où, un fil à la patte qu'on emmène partout où l'on va, qui nous transmet des messages quoi qu'on fasse, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Le parfait complice des activités clandestines...
Si Mathilde a une double vie, elle n'est pas très discrète, puisqu'elle semble focalisée sur son portable, recevant ou envoyant de mystérieux messages à un (des ?) interlocuteur(s) tout aussi mystérieux... Une habitude du quotidien qui, dans l'esprit de Charles Draper, devient la pièce à conviction majeure sur laquelle se fonde sa jalousie...
L'un des enjeux du livre, c'est de comprendre si Charles Draper a raison de se méfier ainsi de son épouse. Si ses présomptions sont fondées ou ne relèvent que d'une obsession nourrie par une haine de soi, revenue aussi subitement qu'une poussée de fièvre. Xavier de Moulins entretient parfaitement l'ambiguïté, sans pour autant justifier les actes de son personnage.
Car, il faut le dire, Charles Draper n'est pas le personnage le plus sympathique qu'on puisse croiser, dans un livre ou ailleurs. Il se dégage de lui une certaine froideur qui pourrait presque le rendre inquiétant. Et les comportements qu'il adopte au fur et à mesure de l'histoire n'aident pas vraiment à le prendre en pitié.
Et puis, il y a ce nom... Vous aurez noté que depuis le début du billet, je l'appelle "Charles Draper". Un prénom et un nom toujours associés, presque comme s'ils ne formaient qu'un seul mot, Charledraper... Longtemps, je me suis demandé si on allait l'appeler simplement Charles, ou Monsieur Draper. Soyons franc, c'est le cas, mais le plus souvent, c'est Charles Draper, comme le titre du livre.
Comme on dit Jack Bauer, comme on dit Steve Austin, on dit Charles Draper et là encore, cela donne une impression étrange. Comme une certaine distance. Mais, en fait, c'est plus Charles Draper comme on dit Samuel Hall, personnage central qui nous déteste tous de la chanson d'Alain Bashung. Car il n'est pas un héros, un justicier, mais un homme en colère, jaloux et, on va s'en rendre compte également petit à petit, égoïste, à qui l'angle du livre confère le beau rôle...
Il y a chez Charles Draper quelque chose du personnage que François Cluzet incarne dans "l'Enfer", de Claude Chabrol. Cette référence cinématographique s'est imposée à moi, d'abord en raison du thème commun entre le livre et ce film, mais sans doute encore plus parce que c'est Claude Chabrol qu'on trouve derrière la caméra.
Il y a dans le livre de Xavier de Moulins une ambiance familiale lourde de non-dits et de secrets tus qui rappellent ces atmosphères dans lesquelles excellaient le réalisateur. Le romancier installe cela dans notre société contemporaine, et non plus dans la bourgeoisie des années 1960-70, mais les ressorts sont très proches. Et l'imminence d'un drame se ressent aussi.
Pourtant, c'est à un autre film qu'il est fait référence dans "Charles Draper", dès l'exergue, puis plus loin dans le corps du récit, cette fois. Il s'agit d'un autre film d'un réalisateur de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard : "le Mépris". On peut même entrevoir un parallèle entre la situation qu'imagine Xavier de Moulins et l'histoire de ce classique du cinéma français.
Alors que le couple se défait, que Charles Draper laisse place à une version "Mister Hyde" de lui-même, le mépris fait effectivement son apparition. Un mépris forcément réciproque, d'un côté, celui de Charles Draper, parce qu'il y a le sentiment de trahison, de l'autre, celui de Mathilde, parce que le comportement de son mari l'insupporte, qu'elle y voit un enfantillage... Mais lequel est le plus méprisable des deux ?
Un dernier mot sur un final qui m'a un peu surpris, désarçonné, même. Evidemment, je ne vais pas vous expliquer pourquoi... Je crois que le point de vue sur ces dernières pages variera d'un lecteur à l'autre, dans la réception, la perception de ces ultimes événements. J'ai relu deux ou trois fois ces dernières pages, pour être sûr. Et je ne suis pas encore complètement certain d'avoir arrêté une décision...
J'ai une idée, une hypothèse, qui me semble cohérente et m'appartient. Une lecture de ce dénouement qui parachève "l'oeuvre" de Charles Draper, sa montée en tension et sa fièvre jalouse. Xavier de Moulins joue avec le rêve et la réalité, l'imaginé et le vécu, l'agissement et l'acte manqué... Comme s'il y avait un peu de Patrick Bateman, l' "American Psycho" de Brett Easton Ellis, dans Charles Draper...
Quelle belle analyse! Je suis sur la même longueur d'ondes…
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