Parfois, j'aime bien vous proposez un titre que je vais ensuite allègrement contredire dans le billet. C'est le cas ce soir, pour un roman sorti au début d'année et qui a certainement pâti de la sortie quelques jours après du raz-de-marée éditorial "City on Fire". Et c'est bien dommage, parce que ce premier roman, signé par un journaliste américain, est très intéressant, nous proposant une espèce de tragédie grecque en plein coeur de New York. "Manhattan People", de Christopher Bollen (publié chez Calmann-Lévy), date de 2011, mais il reste tout à fait pertinent pour évoquer la génération X, devenue trentenaire dans les années 2000. Big Apple est évidemment un personnage à part entière du livre, mais pas franchement sous un angle de carte postale. On se demande même, par moments, si ce n'est pas le véritable méchant de l'histoire...
Joseph est né dans l'Ohio, mais dès l'âge de 18 ans, il a quitté un environnement familial un peu oppressant pour tenter sa chance à New York. Ayant découvert le théâtre dans son adolescence, il a décidé, comme tant d'autres, de devenir acteur. Près de 15 ans après, il n'est pas une star, loin de là, mais gagne sa vie, sans plus, en particulier grâce à des tournages de publicités.
Lorsqu'il ne court pas les castings, il se rend à des réunions de groupes de paroles conspirationnistes, qui ont crû et multiplié dans les années qui ont suivi les attentats du 11 septembre. Joseph n'est pas parano, mais il est persuadé que pèse sur lui une étrange malédiction et ces rencontres ont pour but d'exorciser une peur qui le gagne au fil des jours.
On rencontre Joseph en juin 2007, le 14, pour être précis, le jour de son mariage. Pas un mariage en grande pompe, c'est même tout le contraire. Une cérémonie civile vite faite, bien faite, un échange de consentements et d'alliances, sans aucune présence familiale à leurs côtés, et voilà Delphine Kousavos devenue Madame Delphine Guiteau.
Del est le second personnage dont nous allons parler. Originaire d'une minuscule île grecque, elle n'est pas américaine, mais vit à New York depuis une dizaine d'années. D'abord comme étudiante, à Columbia, puis comme candidate à la fameuse Carte Verte, qui permet d'être résident permanent sur le territoire américain.
En attendant ce précieux sésame, Del bosse au zoo du Bronx et s'occupe de nettoyer les terrariums où évoluent les serpents. Bien loin de ses compétences en herpétologie. Elle déteste ce boulot et ses contraintes, mais il est nécessaire pour obtenir le précieux sésame. Tout comme son mariage, d'ailleurs, mais ce n'est pas du tout pour cela qu'elle a épousé Joseph.
A Columbia, pendant ses études, Del a fait la connaissance d'une étudiante en littérature, Madi, avec qui elle est devenue inséparable. Née en Floride, Madi a un père indien, de religion sikh, et une mère américaine. Une double culture qui l'a poussée, après avoir renoncé à la poésie, à faire des choix assez surprenants...
Elle s'est en effet orientée vers la finance et travaille désormais dans une société dont elle est la vice-présidente. Son objectif : convaincre les sociétés de téléphonie de délocaliser leurs centres d'appels en Inde pour, d'une certaine manière, rééquilibrer la balance entre pays riches et pays émergents. Une démarche qui ne plaît pas à tout le monde, loin de là.
Madi a un frère qui vit, lui aussi, à New York. Raj était globe-trotter avant, du jour au lendemain, de ressentir les effets d'une phobie qui le contraint à sortir le moins possible de son appartement. Il ne pratique donc plus la photographie que comme un art. Il s'est spécialisé dans des photos d'intérieurs designs, mais aussi dans les portraits et prépare une prochaine exposition.
Raj est l'ex de Del, il aurait d'ailleurs pu être son époux, mais ça ne s'est pas fait. Peut-être aussi parce que Raj est un introverti, un garçon qui vit excessivement mal sa double culture, qui a souffert plus que Madi de la séparation de ses parents et de l'éloignement de son père. Sa relation avec Madi est sans doute ce qu'il y a désormais de plus important pour lui.
Enfin, il y a William. Comme Joseph, il est comédien. Mais au contraire de son ami, il a bien du mal à trouver des engagements. Deux ans que sa carrière est au point mort et, avec l'arrivée de la trentaine, il se trouve à la croisée des chemins. Finalement, New York n'est pas pour lui. Il faudrait peut-être envisager un nouveau départ. Ou même un changement de cap.
Mais William a du mal à se résoudre à cette situation d'échec. Il en conçoit même une certaine aigreur et, s'il ne la jette pas franchement au visage de Joseph, qu'il jalouse pour sa réussite tranquille et sans doute pour simplement ce qu'il est, il sent bien que la relation se dégrade. Il se console auprès d'un mentor, Quinn, une des dernière figures du New York des années 80, décimé par le sida, personnage excentrique et sans tabou qu'il considère comme un père.
Voilà les cinq personnages autour desquels s'articule "Manhattan People". Curieusement, ils ne sont pas tous liés les uns aux autres. Joseph ne connaît pas Madi et Raj, Del, pour sa part, n'apprécie guère William qu'elle n'a rencontré que quelquefois. Pour ceux qui s'imaginaient que le roman de Christopher Bollen était une sorte de "Friends", version 2000, c'est raté.
Quant à la phrase de titre de ce billet, prononcée par Del, le lecteur va se rendre compte bien avant elle qu'elle est fausse. Le destin est en effet un personnage-clé. Une sorte de Deux ex-Machina qui va venir bouleverser l'existence de ces trois jeunes hommes et deux jeunes femmes. Cet été 2007 sera un tournant de leur vie à tous, et parfois durement...
Je ne vais pas entrer dans le détail des événements qui vont tout chambouler. D'abord, parce que le premier se produit quasiment à la moitié des 530 pages du livre. Ensuite, parce qu'on se doute bien qu'il va se passer quelque chose, j'entends par-là un événement extraordinaire. Reste à savoir quelle forme prendra ce détonateur et quelles conséquences il engendrera.
Certains trouveront peut-être que Christopher Bollen a exagéré, que son point de départ est trop gros, improbable. Mais, ne croyez-vous pas au hasard et à sa puissance, aux coïncidences ? Et voilà pourquoi, pour moi, "Manhattan People" est une tragédie en plein New York. Tragédie au sens littéraire et antique, voulais-je dire.
Le Destin s'immisce dans la vie de personnages qui n'en demandaient pas tant. Cinq personnages qui sont tous en quête de quelque chose car, finalement, aucun n'a encore atteint la stabilité qu'on peut attendre dans l'existence. Personnellement, professionnellement, affectivement, chacun d'entre eux se cherche, poursuit des buts ou s'interroge.
Les réponses vont s'imposer à eux, c'est le cas de le dire. Comme si les Parques avaient brusquement décidé de se pencher sérieusement sur leur cas et de compliquer un peu plus une vie. Pourtant, à l'issue de cet été capital, il faudra bien prendre en main ce destin. Comme si tout cela était salutaire, finalement, au moins pour une partie d'entre eux.
Un mot sur le titre original du roman, "Lightning People". Difficile de le traduire, je crois. Enfin, pour moi, avec mon niveau d'anglais, of course. Mais "Lightning", c'est la foudre, ça j'en suis sûr. Le roman s'ouvre sur un prologue, qui est le seul passage du livre à la première personne du singulier et dans lequel il est beaucoup question d'orages, d'éclairs et de foudre.
"La foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit, jusqu'à ce qu'elle le fasse", y lit-on. La foudre, instrument du hasard par excellence, quitte à griller sur place un ou deux être humains à chacun de ses impacts. Un conseil, relisez ce prologue après avoir terminé le livre, il prendra une toute autre dimension.
Et, même si c'est une foudre à prendre au sens figuré qui s'abat sur nos personnages, l'effet (papillon) sera le même. Oui, Joseph, Del, Madi, Raj et William vont voir s'abattre la foudre, sur ou près d'eux. Leurs réactions, leurs évolutions, leurs choix, tout cela est au coeur de l'histoire de "Manhattan People", jusqu'à un final où l'on retrouvera les éclairs. Réels et figurés.
"Manhattan People", c'est aussi la chronique d'une génération. La mienne, en plus, peut-être me suis-je d'ailleurs retrouvé dans certains de ces personnages. Je l'ai dit, ils sont en quête. Elle n'est pas (encore) une génération perdue, mais elle a du mal à se lancer dans l'existence, à se trouver une personnalité propre.
A l'exception de William, dont on ne connaît pas les originaires, tous les autres sont des déracinés : Joseph l'homme du Middle West et de ses mornes plaines, Del, la ressortissante grecques et Madi et Raj, à la double culture. Sans doute cela joue-t-il dans leur difficulté à définir une identité solide sur laquelle fonder leur existence.
Il ne sont pas perdus, non, ils avancent, ils ont des situations, ils ont fait des choix, mais ils sont insatisfaits, inquiets, incertains, en manque de confiance. En eux, autant qu'en l'avenir. Même Madi, qui incarne une réussite professionnelle et matérielle, semble cacher sous une assurance tous ses questionnements existentiels et le grand écart qu'elle s'impose entre ses deux cultures.
Christopher Bollen nous plonge dans ce délicat tournant de la trentaine, lorsque les rêves de jeunesse doivent, contraint ou forcé, laisser la place au dur affrontement à la réalité. William incarne peut-être le mieux cela, membre de la cohorte des acteurs qui voient leur vocation échouer sur les écueils de Manhattan, comme d'autres se plantent à Los Angeles.
Enfin, il y a New York, personnage à part entière du livre. Mais, on est loin de la carte postale ou de la ville de tous les rêves. Le New York décrit par Christopher Bollen est un endroit dangereux, en proie à l'insécurité, sombre, presque menaçant, et pas seulement lorsque la foudre s'abat. Une ville où l'on reste en permanence sur ses gardes.
New York, la ville qui ne dort jamais, c'est un mythe. Le cosmopolitisme, un lieu qui se démarque du reste du pays, une des incarnations du rêve américain. Nos cinq protagonistes aussi avaient sans doute cela en tête quand ils ont décidé de venir à Big Apple, plein d'espoirs, d'envies, de désirs et d'ambitions.
Mais, ils ont pas mal déchanté depuis. L'attraction solaire de la ville a masqué le miroir aux alouettes qu'elle est pour beaucoup. Oui, on peut réussir à New York, mais on peut aussi s'y casser les dents. Y perdre des illusions, rencontrer une certaine folie, une déraison qui rend le quotidien différent. Et l'on peut s'y perdre, englouti par cette ville comme une étoile par un trou noir.
Christopher Bollen, lui-même membre de la génération X, lui-même new-yorkais d'adoption (il est né dans l'Ohio, comme Joseph), est journaliste. Une personnalité de la vie culturelle de cette ville si riche, critique artistique et littéraire dans divers organes de presse et rédacteur en chef d'Interview, revue fondée à la fin des années 60 par Andy Wahrol.
C'est donc sur des sujets qu'il connaît et maîtrise parfaitement qu'il écrit. Et, lorsqu'il nous emmène dans une exposition d'art contemporain, réalisé avec un goût, euh, particulier, dirons-nous, on se dit qu'il a sans doute puisé dans son expérience. Et, même s'il ne donne pas de New York une image idéalisée, on sent que cette ville est dans son ADN et qu'il a une vraie tendresse pour ses personnages.
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