Soyons franc, j'ai surtout choisi cette citation, qui revient à plusieurs reprises dans le livre et dont on comprend la portée à la dernière page, parce que l'explication m'a touché. Ce n'est pas forcément une illustration directe du roman dont nous allons parler, mais ces quelques mots sont remplis d'une vive émotion qui, elle, est en lien avec notre intrigue. Direction l'Islande pour retrouver Erlendur, Sigurdur Oli et Elinborg, le trio de flics créé par Arnaldur Indridason. "Hiver arctique", disponible en poche chez Points, est peut-être la moins islandaise des enquêtes d'Erlendur que j'ai lues pour le moment, parce que son thème central, l'immigration, le refus de l'autre lorsqu'il vient d'ailleurs, nous concerne tous. Mais, au-delà de l'intrigue et de ses ramifications, c'est bien le personnage d'Erlendur que l'on observe, se débattant avec tous ses démons. Car, chaque piste, chaque élément de l'histoire renvoie le policier à ses douleurs, ses doutes, les questions auxquelles il n'a pas su apporter de réponse... Pas certain qu'on en soit encore au stade de la catharsis, mais on s'en approche, doucement.
Après un début d'hiver doux, le froid est brutalement tombé sur l'Islande en ce début d'année. Et c'est dans la neige qu'on découvre un corps, au pied d'un immeuble d'un quartier de Reykjavik. Le corps d'un enfant, âgé d'une dizaine d'années. Le premier examen fait apparaître une profonde blessure au ventre. Il a sans doute été blessé à proximité et a réussi à revenir là pour s'y éteindre.
L'accident, envisagé un temps, est vite écarté, c'est bel et bien un meurtre qui a eu lieu. Et l'identité de l'enfant va poser de nouvelles questions. En effet, Elias, c'est le prénom de la jeune victime, est d'origine thaïlandaise. Sa mère, venue sur l'île pour épouser un Islandais, dont elle s'est séparé depuis, travaille dans une confiserie voisine.
Et si on avait affaire à un crime raciste ? L'hypothèse n'a rien de très agréable, dans un pays où les questions migratoires commencent à poser problème à un nombre croissant d'autochtones. A moins que l'enfant n'ait fait une mauvaise rencontre... Mais la manière dont il a été tué ne ressemble pas vraiment à un crime pédophile, même si on ne peut encore totalement écarté cette possibilité.
Et puis, un autre élément inquiète non seulement les enquêteurs arrivés sur place, mais aussi la mère de l'enfant, Sunee : son autre fils, un garçon d'une quinzaine d'années, né en Thaïlande et qu'elle a fait venir à ses côtés quelques années plus tôt, a disparu. Il devrait être à la maison, à cette heure-là et personne ne l'a vu dans les parages.
Voilà l'état des lieux lorsque Erlendur et ses adjoints, Sigurdur Oli, qui connaît le quartier pour y avoir vécu et s'y être fait remarquer dans sa jeunesse, et Elinborg, entament leurs investigations. Une affaire sensible, ils le savent, qu'il va falloir résoudre rapidement pour ne pas que des rumeurs en tout genre commencent à courir...
Sigurdur Oli se démène sur cette affaire, Elinborg ne se ménage pas, malgré la grippe d'une de ses filles, mais Erlendur, sans pour autant tirer au flanc, n'est pas aussi impliqué qu'il ne l'est habituellement. L'austère policier a manifestement la tête ailleurs. Il n'aime pas laisser des dossiers en plan. Or, lorsqu'on a retrouvé le corps d'Elias, il travaillait sur une autre affaire qui l'obsède.
Une femme qui a disparu, sans laisser de traces. Une histoire de couple qui a mal tourné, il en est certain, il ne sent pas, mais alors pas du tout le mari de la disparue. Il n'est pas persuadé qu'il ait pu tuer son épouse, mais l'homme est un habitué des relations extra-conjugales et la femme trompée aurait pu fuir pour cette raison. Et peut-être se suicider, il en a peur...
Ce n'est pas la seule chose qui trouble Erlendur. Marion Briem, son ancienne supérieure, se meurt du cancer, dans une terrible solitude. Il l'accompagne comme il peut, la visite autant que possible, mais l'approche inéluctable de son décès le fait cogiter. Lui, le flic, sans cesse au contact de la mort, mais une mort rendue abstraite, appréhende difficilement cette échéance.
Est-ce parce que l'inébranlable Erlendur ne parvient pas à se concentrer à 100% sur la mort d'Elias, mais l'enquête piétine, s'embourbe. Les pistes sont nombreuses et aucune ne mène à grand-chose, si ce n'est à ouvrir de nouvelles portes vers de nouvelles affaires... Face à des témoins possibles qui affichent tous une bien mauvaise volonté, d'abord préoccupés par eux-mêmes, les policiers rament.
Beaucoup de choses à dire... Essayons de les prendre dans l'ordre. En commençant par la question de l'immigration. Elle est centrale, dans "Hiver Arctique", puisque la famille touchée est donc originaire de Thaïlande. Le livre, publié en 2005 en Islande et en 2009 en France, se déroule alors que l'immigration est encore un phénomène récent dans le pays.
Il faut dire que l'Islande est géographiquement très à l'écart et ce n'est pas forcément là qu'on pense à émigrer lorsqu'on envisage cette option. Pourtant, comme dans nombre pays d'Europe, le recours à une main d'oeuvre étrangère se fait sentir dans le pays et, curieusement, elle vient pour un bon nombre de pays asiatiques.
C'est dire si la différence culturelle est grande, et pas seulement : Sunee vient de Thaïlande, pays tropical, pour s'installer dans ce pays volcanique aux hivers interminables... Pas très étonnant que l'intégration, puisqu'il faut bien employer ce terme qui fâche, se passe parfois difficilement, tant la langue, les traditions, la manière de vivre sont différentes.
Si Elias parvenait à s'en sortir, montrant même des qualités remarquables en classe dans certaines matières, il connaissait, comme sa mère et son frère, quelques difficultés à s'exprimer pleinement dans la langue islandaise. Sunee, sachant cela, fait d'ailleurs appel à une interprète dès qu'elle a des questions difficiles à affronter, pour éviter tout malentendu.
Mais Nirin, son fils aîné, né en Thaïlande et arrivé tardivement dans le pays, ne réussit pas à se faire à sa nouvelle existence. Il ne songe qu'à repartir en Asie, refuse d'apprendre l'islandais, se marginalise... Sa méfiance vis-à-vis des policiers et son refus de les aider dans l'enquête sur la mort de son frère laissent penser qu'il a peut-être des choses à cacher. Et des choses graves...
En face de la famille d'Elias, il y a un certain nombre de témoins islandais, dont certains n'hésitent pas à afficher leur hostilité envers les étrangers. C'est par exemple le cas d'un des professeurs de l'école où étudient Nirin et Elias... Les tensions sont palpables, tout au long du livre, et on peut se dire que Indridason tire la sonnette d'alarme avant que ce sujet ne devienne plus que brûlant.
Voilà pourquoi, par rapport aux précédentes enquêtes d'Erlendur, j'ai trouvé que "Hiver arctique" était, entre guillemets, le moins islandais des romans d'Indridason. On n'y trouve pas les spécificités culturelles, historiques, politiques, géographiques, sociales qu'on croise dans les autres livres. Et pour cause : ces débats, on ne le sait que trop, hélas, agitent aussi notre société, et toutes les sociétés occidentales.
On retrouve en Islande les mêmes maux que dans la vieille Europe continentale : individualisme, valeurs en berne, repli sur soi, peur de l'avenir, rejet de l'autre... Un personnage a beau dire que les étrangers occupent des postes dont ne veulent plus les Islandais, on entend là les sempiternels refrains sur le pain ôté de la bouche...
Le roman a dix ans, je le répète, et pourtant, je viens de le lire en le prenant de face, comme s'il entrait en résonance avec ce que nous connaissons dans notre Hexagone. A travers le prisme islandais, on s'interroge aussi sur les maux de notre société et l'on comprend, au fil des pages, que la question migratoire, le racisme, la xénophobie (mots qui n'existent peut-être même pas dans la langue islandaise) ne sont pas les seuls problèmes qu'on doit affronter.
Attention, entendons-nous bien, souligner cette "non-spécificité" n'est pas une critique, c'est un constat. L'Islande est un pays qui possède un certain exotisme, qui pousse d'ailleurs, me semble-t-il, de plus en plus de touristes européens à s'y rendre. Mais, pour le lecteur qui ne connaît pas l'univers d'Arnaldur Indridason, ce n'est pas par ce titre-là que je commencerais.
De la même façon, dans "Hiver arctique", les cogitations d'Erlendur et la façon dont tout ce qui se passe nous ramène à son passé, sa vie, ses démons intérieurs, nécessitent d'avoir connaissance un peu plus détaillé de tout ce contexte personnel. A travers, bien sûr, la lecture de précédentes enquêtes. Mais, détaillons un peu...
Lorsque la question de la drogue se pose en cours d'enquête, on repense à la fille d'Erlendur, ancienne toxico, sauvée in extremis par son père, avec qui les relations restent pourtant très tendues. On a la sensation, et depuis longtemps, que Erlendur ne sait pas communiquer avec sa fille, qu'elle le provoque sans cesse par ses frasques et ses abus, en vain.
La voilà dans une bien meilleure période, avec toujours cette volonté d'aller vers lui. Mais, là encore, avec tout ce qu'il a en tête, ça ne se passe pas très bien. Erlendur, qui n'est pas le plus expansif et extraverti des personnages, ne s'ouvre toujours pas et les tensions avec sa fille s'avivent, malgré l'entremise du fils, qui essaye comme il peut de renouer le lien entre son père et sa soeur.
Pourtant, dans "Hiver arctique", on voit apparaître un léger mieux, une avancée, sensible mais encore discrète. Et elle concerne ce sujet qui hante depuis toujours Erlendur, et dont, finalement, comme ses enfants, on ne sait pas grand-chose : la mort de son frère lorsqu'ils étaient enfants. Un coin du voile, un petit coin, certes, s'est levé dans "Hiver arctique".
J'y vois la conjonction de son enquête au coeur de laquelle on trouve un enfant mort et un frère désemparé, mais aussi de la fin de vie de Marion Briem. Erlendur a enfoui ses souvenirs et les a enfermés dans sa mémoire dans un coffre inaccessible à d'autres que lui. Sa douleur, sa culpabilité, peut-être, il les affronte seul, et ça le ronge...
Au cours de cette enquête, on découvre quelques petits éléments supplémentaires sur cette histoire. Erlendur ne tend pas encore la main, il n'est pas encore près à se confier, mais on se dit que le coffre est peut-être déverrouillé. Et l'on se dit aussi que ce qui s'est passé ce jour-là, ce terrible jour où son frère n'est jamais rentré de la lande, dans un froid qui rappelle celui sévissant au moment de cette enquête, est peut-être un peu plus compliqué qu'on ne l'imaginait.
Oui, "Hiver arctique" est un roman où la profonde culpabilité d'Erlendur, flic hors pair mais homme imparfait, est au coeur de se livre, parce qu'elle se nourrit de tous les événements qui s'y déroule. Et l'exemple le plus frappant, c'est l'affaire de cette femme disparue, qui obsède le flic. Au point qu'on redoute qu'elle le plonge dans la folie.
Le mot n'est pas trop fort, je ne crois pas. Indridason joue remarquablement avec ce détail du récit, vous comprendrez pourquoi en cours de lecture, pour créer un sérieux malaise autour d'Erlendur. Un élément récurrent instille le doute sur l'état d'esprit du policier et, oui, j'ose le dire, sur sa santé mentale. A moins que ce ne soit mon imagination qui me joue des tours... Autant que la sienne en joue à Erlendur.
"Hiver arctique" est un roman sous tension, même si cette tension ne se manifeste pas à grand renfort d'effet comme dans un thriller à l'anglo-saxonne. On a là un polar islandais, forcément un peu froid, austère, sans chichi, mais c'est efficace, car longtemps, on ne sait pas plus par quel bout prendre l'intrigue que les enquêteurs.
Ils ne sont pas trop de trois pour réagir à chaque nouvelle pièce qu'ils découvrent, sans même savoir si elle appartient au puzzle qu'ils essaient de reconstituer. Ils ne maîtrisent pas leur affaire, ballottés d'une piste à l'autre, sans savoir laquelle privilégier, sans savoir s'ils ne font pas fausse route. Cela contribue à un suspense redoutable, malgré la relative lenteur qui peut déplaire à certains lecteurs.
Voilà un bon moment que je n'avais plus rendu visite à Erlendur et je me rends compte que ça m'avait manqué. C'est vraiment un personnage incontournable de la littérature policière européenne, plein de secrets et de failles restant à explorer. Mais c'est encore et surtout un formidable moyen d'appréhender une société islandaise qu'on connaît mal.
Parmi les livres de cet auteur, c'est celui que j'ai le moins aimé mais ce n'est pas pour ça que j'ai abandonné Erlendur. Et ta chronique me donne bien envie de le retrouver....
RépondreSupprimer