mercredi 4 septembre 2013

"(...) la tragédie, c'était gratuit. C'était sans espoir. Ce sale espoir qui gâchait tout".

Début septembre, c'est quand même un peu tôt pour ouvrir un billet en hurlant : "j'ai trouvé LE livre de cette rentrée littéraire !!" Ce serait prématuré. En revanche, je vais partagé avec vous le premier très gros choc reçu en plein plexus. Ironie du sort, et je ne crois pas que mon impression soit liée à cela, le contexte rejoint l'actualité la plus brûlante du moment. De l'auteur, Sorj Chalandon, je restais sur une grande émotion, partagée lors de deux brèves rencontres dans des salons, avec son diptyque irlandais ("Mon traître" et "Retour à Killybegs"). Je m'attendais donc encore une fois à avoir les yeux qui picotent, le cerveau qui secrète des hormones plus vite qu'une usine sa production, et l'estomac noué... Eh bien, comme quoi, même un homme prévenu qui en vaut deux peut se prendre une grosse baffe... Avec "le Quatrième Mur" (chez Grasset), Sorj Chalandon, ancien grand reporter, prix Albert Londres dans les années 80, puise une nouvelle fois dans son expérience personnelle pour nous emmener au coeur d'une guerre, celle du Liban, tout ça pour y jouer du théâtre, eh oui... Retrouvant ses thèmes de prédilection, il a toutefois battu en brèche toutes mes certitudes idiotes de lecteur et m'a laissé pantelant, au final.





Georges est un jeune pion qui se destine à l'enseignement, en histoire, quand il va rencontrer l'homme qui va changer sa vie. Il s'appelle Samuel Akounis, il est originaire de Salonique, en Grèce, issu d'une famille juive qui a été décimée par les nazis. Cette rencontre a lieu dans un amphi de la fac de Jussieu, occupé par des militants d'extrême-gauche, alors que Sam vient raconter son expérience de militant en Grèce, la Grèce de la dictature des Colonels, et son exil.

Nous sommes en 1974, Georges est un militant maoïste engagé, c'est peu de le dire. Il est de tous les combats, de toutes les manifs, ne renâcle pas à faire le coup de poing avec les militants d'extrême-droite et la politique est sa principale occupation dans l'existence. Avec le théâtre. C'est cette activité qui va le rapprocher d'abord de Sam puis faire des deux hommes des amis inséparables, des frères.

Mais la deuxième moitié des années 70 va être marquée par la disparition progressive des mouvements maoïstes. Georges essaye en vain de passer son CAPES, Sam, lui, se découvre une passion pour un pays : le Liban. Malgré l'éloignement, les deux hommes restent proches, se voient occasionnellement quand Sam revient en France... Jusqu'au début des années 80...

Cette fois, Sam revient et Georges que c'est son dernier retour en France. Le cancer l'a rattrapé, Sam est condamné et le sait. Mais, avant de mourir, il a une dernière volonté à émettre : il veut que Georges reprenne le flambeau et le remplace à la tête du projet sur lequel il travaillait avant de tomber malade. Un projet complètement fou : monter dans le Beyrouth divisé, bombardé, ruiné, une représentation d'une pièce de théâtre jouée par une troupe de comédiens amateurs appartenant à toutes les communautés parties prenantes au conflit...

Et il ne s'agira pas de n'importe quelle pièce, mais une oeuvre qui a suivi Samuel toute sa vie durant, dans chacun de ses combats : Antigone. Pas la tragédie antique de Sophocle, non, la version de Jean Anouilh, créée en 1942, en pleine occupation, avec tout ce que cela représente. Antigone, celle qui s'est élevée contre l'arbitraire en disant "non", la "petite maigre", si discrète qui va se révolter et se sacrifier...

Sam a trouvé les personnes qui joueront chacun des personnages de la distribution, l'endroit où se tiendra la représentation unique, négocié avec chacun des camps pour qu'à une date précise, un cessez-le-feu provisoire entre en vigueur le temps de jouer la pièce... Tout est réglé, affirme Sam, il n'y a plus qu'à organiser des répétitions et alors, ce rêve de paix et de tolérance deviendra réalité...

Sam connaît la passion du théâtre de Georges, qui, lui aussi, a tâté de la mise en scène, c'est donc tout naturellement qu'il a songé à lui, son meilleur ami, son frère, pour prendre le relais et concrétiser cet espoir dans un pays ravagé par une interminable guerre civile, tellement complexe, tellement difficile à comprendre depuis la France...

D'ailleurs, Georges, comme sans doute la majorité des Français à l'époque, quel que soit leur bord politique, n'a sans doute qu'une vision partielle, sinon partiale des choses. En ce qui le concerne, il est influencé par son profond engagement envers la cause palestinienne, une cause défendue de longue date, contre une opinion qui voit alors en Arafat et ses proches, un mouvement terroriste et rien d'autre.

Bien sûr, Georges hésite. Mais comment refuser ce que son ami lui demande sur son lit d'hôpital, qui sera, à plus ou moins long terme, son lit de mort ? Puis, il comprend que Sam a tout organisé en conséquence, sachant parfaitement que Georges ne pourrait lui dire non... Alors, il s'envole pour le Liban une première fois, afin de rencontrer tous ceux qu'il dirigera dans Antigone.

Mais la situation dans le pays est un inextricable sac de noeuds, il n'y a pas seulement une guerre de religion, mais aussi ethnique, idéologique, entre courant d'une même croyance, c'est une multitude de petits clans qui se battent farouchement, sans oublier la question des réfugiés palestiniens qui compliquent un peu plus la donne et la participation exceptionnelle des deux encombrants voisins, Israël et la Syrie...

Il découvre que Sam a quelque peu enjolivé la situation, que rien n'est aussi évident que ce qu'il lui avait dit avant le départ de Georges. Celui-ci doit passer les lignes de démarcation, échapper aux snipers, il est le témoin de combats d'une violence qui dépasse tout ce que ce bagarreur chevronné a connu jusque-là, il doit se faire admettre dans chaque communauté, argumenter, convaincre...

Tout ça pour réunir sa troupe, pas guerrière, celle-là, dans un cinéma en partie détruit par les bombardements et situé approximativement au croisement de toutes les lignes fictives qui séparent les uns des autres et divisent le pays en portions, comme autant de morceaux d'une mosaïque incapable de former un pays...

Et si cette réunion est un premier immense pas en avant, elle sera aussi l'occasion pour Georges de mesurer l'ampleur de la tâche qui l'attend, en particulier réussir l'amalgame en obtenant de chacun qu'il oublie l'homme pour se comporter seulement en acteur et n'endosser en présence des autres que son costume de personnage de théâtre...

Reste une dernière chose que Georges ne maîtrise pas : la guerre. Et elle va changer profondément la donne, et lui avec...

Vous vous attendiez à un livre sur la thématique "la paix plus forte que la guerre, même pour quelques minutes seulement ?" Alors, passez votre chemin. "Le Quatrième mur" paraît commencer dans cette tonalité, surtout lorsqu'on découvre le tandem Sam/Georges, le premier posé, calme en toutes circonstances, engagé mais réfléchi. Une sorte de sage.

Georges, lui, est impulsif, aussi bien dans ses idées que dans ses actes, il est plus radical dans son engagement que Georges, peut-être parce qu'il est un peu plus jeune, c'est vrai. Mais on ressent entre eux un respect mutuel, une amitié, oui, mais plus encore, et j'ai déjà fait allusion à cela, une véritable fraternité entre eux. Pas au sens philosophique, presque au sens biologique du terme, comme s'ils partageaient un patrimoine génétique commun...

Il y avait dans les romans irlandais de Sorj Chalandon, si je puis les appeler ainsi, mais dans d'autres aussi, une forte place laissée à la paternité. Elle était même un des thèmes centraux de ces précédents livres. Ici, bien sûr, on pourrait voir la même chose. Georges a perdu son père quand il était enfant, il y a dans le lien avec Sam quelque chose d'un substitut, c'est certain, mais vraiment, c'est un avis personnel, j'y ai vu plus une relation fraternelle qui en plus, vient s'imbriquer dans un projet tout entier à cette valeur fondamentale.

Mais, comme dans les autres livres évoqués, la trahison aussi va s'emmêler, le mensonge. Oh, sans doute pas dans la dimension extrême de "Mon traître", mais c'est le sentiment que va finir par ressentir Georges, aussi bien vis-à-vis de Sam mais aussi de sa famille, sa femme, sa fille... Sa relation avec ce Liban qu'il ne connaissait que de loin va devenir exclusive au point de condamner tout le reste, jusqu'à compromettre sa santé mentale et physique...

Georges est impulsif, je l'ai dit, mais il est entier, aussi. L'aventure incroyable et aussi quelque peu hasardeuse dans laquelle il s'est lancé va bouleverser profondément tous ses repères, son système de valeur. Il n'était qu'un spectateur de ce conflit terrible, mais il va en devenir, malgré lui, un acteur, quand il va voir l'horreur insoutenable des massacres. Embarqué dans la spirale de violence, il va franchir le fameux quatrième mur...

Ah, on y vient... Certains d'entre vous se sont sans doute demandé ce que signifiait ce titre... Il n'a rien à voir avec l'architecture, avec une quelconque clôture, comme on en a vu se dresser dans cette même région du monde depuis. Non, c'est un terme de théâtre. Un mur invisible qui sépare la scène où jouent les acteurs, de la salle où se tient le public.

Une séparation virtuelle entre la fiction et la réalité qui, le temps de la pièce, ne doit pas interférer. Or, ici, ce quatrième mur va voler en éclats lui aussi, sous les obus, les balles, le souffle des explosions et la volonté humaine d'imposer la réalité, sinistre, à tous. En s'impliquant dans le conflit, lui qui est arrivé au Liban en toute neutralité, malgré ses convictions, et avec une mission qui n'était qu'un engagement de paix, Georges va franchir son propre quatrième mur et plonger dans la violence de cette réalité qui, jusque-là, n'était pas la sienne...

Le dernier des quatrièmes murs que Sorj Chalandon fait s'effondrer dans son roman, c'est celui qui sépare le drame de la tragédie. On en arrive au titre de ce billet, vous l'aurez compris, car la citation, raccourcie, que j'ai utilisée, exprime parfaitement ce que j'ai vu dans le roman. L'Antigone d'Anouilh n'est pas, comme celle de Sophocle, une tragédie, mais un drame.

Et pour reprendre ce passage du "Quatrième mur", si la tragédie est gratuite, sans espoir, le drame, lui, laisse à ses personnages l'idée qu'ils pourront s'en sortir, la mort devient "utilitaire", c'est le mot employé par l'auteur. La tragédie antique, c'est le règne du destin, tout est écrit d'avance, on n'y peut rien, on doit accepter le sort réservé à chacun, même le plus funeste. Quant au drame, on espère en trouver la sortie, même si on sait, confusément, que ce sera sans doute illusoire et cela rend tout ce qui se passe "ignoble".

Georges venait au Liban pour essayer d'ouvrir une bulle de fraternité au milieu d'un océan d'abominations et de morts. La bulle va éclater, de plus terrible des manières, projetant Georges à travers le quatrième mur pour le propulser non pas dans la tragédie, mais dans le drame. Tout devient alors ignoble, même lui. Dans ses choix, ses décisions, ses gestes...

Si, dans les faits, Imane, une jeune réfugiée palestinienne, doit incarner Antigone, ce rôle de révoltée, de rebelle qui se dresse contre la volonté du roi Créon, dans l'idée de Sam, véritable metteur en scène de tout ce projet, de A jusqu'à Z, revient, métaphoriquement à Georges. Il est construit pour être l'Antigone du drame libanais, le petit maigre qui doit dire non à toutes les factions, tous les camps pour obtenir d'eux un temps de paix, même provisoire pour donner cette représentation unique...

Mais, la vie n'est pas la scène, protégée par son quatrième mur, et, dans ces années 1982-83, le conflit va redoubler de violence. Un embrasement qui était sans doute la seule chose que Sam n'avait pas prévu, comme un sale coup du Destin, vous vous souvenez, celui qui tient le rênes de la tragédie... Mais, Georges, lui, c'est un drame qu'il vit. Un drame inhumain qui va lui faire perdre de vue le rôle défini par Sam pour lui.

Il va déchirer son costume d'Antigone et se faire Créon. A l'opposé du militant épris de justice, il va devenir le bras d'un arbitraire vengeur sans doute bien loin de ses idéaux initiaux et plus loin encore du rêve d'universalité de Sam... Comme la victoire terrible de la logique de guerre sur la volonté de paix... Si théâtre il y a dans "la Quatrième mur", c'est un théâtre d'opérations... Plus de scène, juste un champ de bataille...

"Le Quatrième mur" est un roman d'une grande violence. Mais on n'est pas dans un thriller, où, parfois, on tombe dans une gratuité qui a pour but de nous provoquer des frissons au rabais, en misant sur l'horreur virtuelle. Le lecteur d'un thriller lit protégé par son quatrième mur, d'une certaine manière. Mais ici, la violence, qui devient omniprésente, qui déborde, même, dans les scènes qui n'ont pas lieu au Liban, est d'un réalisme cru qui cloue à son siège...

Sorj Chalandon nous emmène au coeur de la guerre, on y est, on ressent tout en même temps que Georges, jusqu'à cette peur intense, dégueulasse, qui pousse à se carapater de là, à sauver sa peau avant tout le reste, même si c'est lâche et égoïste... Pourtant, les scènes les plus marquantes du roman ne sont pas les scènes de combat, mais bien la vision cauchemardesque des conséquences de la folie humaine, de la violence et de l'intolérance...

Je suis resté sonné à la dernière page du livre, je crois que j'y suis entré la fleur au fusil, si je puis dire, confiant dans ce que j'imaginais de cette histoire, d'une naïveté confondante... Sorj Chalandon m'a remis les idées en place, une bonne gifle puis un bon direct au foie, KO pour le compte devant l'évolution de ce roman et des personnages qu'on y côtoie.

Il n'y a pas de colombe, pas de rameau d'olivier dans ce livre, mais juste la guerre, avec son visage affreux, démasquée, ricanante, et tous ces hommes qui la servent aveuglément pour des causes si diverses qu'on se demande s'il peut y en avoir une juste dans tout cela... Ce conflit libanais ne répond à aucune logique compréhensible, même celle de la conquête d'un territoire ne peut expliquer les manigances, les alliances incohérentes, les interventions extérieures, etc.

"Sans la petite Antigone, c'est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles", écrit Anouilh en conclusion de sa pièce. Tranquilles pour s'entre-tuer sans regard extérieur, en fait. En voulant faire jouer cette pièce, Sam d'abord, puis Georges, ensuite, sont venus déranger la routine bien huilée d'un conflit qui satisfaisait tout le monde.

En allumant une petite lueur d'espoir au bout du tunnel, les metteurs en scène ont réussi, auprès de ceux, tout petit nombre, qui leur ont fait confiance, à montrer qu'il pouvait exister une alternative aux sempiternelles rivalités armées, un modus vivendi, un vivre ensemble, dirait-on, dans notre beau jargon moderne... Mais, comme souvent, dans ce cas, plus dure est la chute, et celle du "Quatrième mur" est redoutable.


2 commentaires:

  1. C'est dingue comment tu as réussi à transcrire l'esprit du livre. Je l'ai terminé aux petites heures ce matin, et je l'avais abordé beaucoup trop naïvement, je crois (comme tu le dis dans ta chronique), jusqu'au moment où j'ai compris qu'il n'y aurait pas de salut, ni pour les personnages, ni pour le lecteur.
    Mais c'est un roman sensationnel.

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  2. C'est le roman de la guerre contre la culture et c'est la guerre qui gagne. Terrible et superbe roman.

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