jeudi 20 juillet 2017

"Aude sapere" (Horace).

Parfois, le hasard de l'actualité vient se mêler aux réflexions que l'on nourrit sur ses lectures. Alors que je m'apprête à écrire ce billet, la toile s'émeut (à juste titre) de l'histoire d'une jeune femme interpellée par la police saoudienne pour avoir été filmée vêtue d'une jupe courte... Or, c'est cette liberté de choix qui est au coeur de notre roman du jour. Un livre très bref (moins de 150 pages), écrit avec une grande simplicité, mais d'une grande force malgré la délicatesse apparente. "Kant et la petite robe rouge", de Lamia Berrada-Berca (aux éditions la Cheminante), aborde des sujets dans ce roman en forme de conte philosophique qui sont au coeur de bien des discussions dans notre pays et au-delà de nos frontières. Entendons-nous bien, ce billet n'a pas pour but d'ouvrir d'interminables débats stériles, mais de parler d'un livre et de son contenu. Et de réfléchir, sereinement, sans a priori ni haines.



Une femme passe devant un magasin de vêtements et son attention est attirée par une charmante robe rouge. Rien d'extravagant, rien de provocant, un vêtement ordinaire, mais qui fait naître chez cette femme une étincelle de désir. Pourtant, elle ne s'arrête pas, n'entre pas dans la boutique, n'achète pas cette petite robe rouge qui lui plaît tant.

Car, il est impossible pour cette femme de porter un tel vêtement. Lorsqu'elle sort dans la rue, c'est couverte de la tête aux pieds. Son seul vêtement d'extérieur est une burqa et seul son mari et sa fille peuvent la voir débarrassée d'elle, dans la stricte intimité du foyer. Mais, pour la première fois, en voyant cette robe rouge, elle s'est imaginée vêtue autrement.

Elle n'est pas née ici, elle est venue accompagner son mari, cette homme qu'elle a épousé sans qu'on lui demande son avis et qui l'ignore le plus souvent. Elle ne parle pas la langue de ce pays, ou si mal, ne sait ni lire ni écrire. Elle une religion différente de celle de cette nouvelle nation. Mais quelle importance, puisque son rôle social se limite à être une ombre, un fantôme, totalement dépendante.

Jusqu'ici, elle se contentait de cette situation, n'en connaissant pas d'autre. Mais, cette robe rouge, là, dans cette vitrine devant laquelle elle passe chaque jour ou presque, a agi comme un détonateur. Lorsqu'elle va faire les courses, elle est seule, son mari travaille, il ne peut rien lui interdire. Alors, elle s'enhardit. Lentement, mais sûrement.

Après tout, à la maison, son mari, qui lui adresse à peine la parole, ne se prive pas de faire ce qu'il lui interdit avec fermeté. Alors, pourquoi ne profiterait-elle pas de ces moments de solitude pour, elle aussi, s'octroyer des moments à elle. Approcher de plus en plus près cette robe rouge qu'elle se verrait bien porter...

C'est sans doute ce premier pas, le plus dur à faire, certainement, qui est à l'origine d'un autre changement de taille dans la vie de cette femme. Et, lorsqu'elle se retrouve avec en main un livre, elle découvre un tout nouvel horizon et remet un peu plus en cause le carcan social et religieux dans lequel elle a toujours été tenue.

Elle n'a aucune idée de qui est Emmanuel Kant, l'auteur de ce livre, pas plus qu'elle ne sait ce que sont ces Lumières évoquées dans le titre de ce livre. Cette double rencontre, l'une assez frivole, la petite robe rouge, et l'autre, plus fondamentale, la philosophie de Kant, pourrait-elle être le point de départ d'une nouvelle vie ?

Lamia Berrada-Berca est professeure de lettres modernes et sa généalogie est particulièrement métissée. On la retrouve d'ailleurs en détails en fin d'ouvrage, disons simplement que sa mère est d'origine française tandis que son père est marocain. Elle est donc, à plus d'un titre, concernée par ces questions délicates que pose aujourd'hui les montées des fondamentalismes religieux.

Oui, je mets ce terme au pluriel car, après tout, si "Kant et la petite robe rouge" évoque l'un d'entre eux, depuis quelques années maintenant, ce sont bien toutes les religions monothéistes qui se radicalisent et cherchent à imposer dans la société leurs dogmes, faisant fi des modes de vie et de l'évolution du monde.

Ce roman, je l'ai dit en préambule, se situe entre la fable et le conte philosophique. Il est servi par une écriture toute simple, mais limpide, où chaque mot est pesé. J'ai été frappé par cette simplicité, dénuée de toute agressivité, de tout ressentiment, mais d'une précision qui ne rate rien des tourments endurés par le personnage principal.

Vous noterez que je parle d'elle sans la nommer. Je respecte ainsi la narration, puisque longtemps, on ignore son prénom. Précisons qu'il en est de même pour les autres intervenants. Pourtant, au fil de son processus d'émancipation, le lecteur découvrira le prénom de cette femme, comme si, soudainement, elle accédait à l'humanité. Comme si elle renaissait, différente.

Sa situation est elle aussi décrite avec soin, mais sans en rajouter, sans dramatiser, sans noircir le tableau. L'époux de cette jeune femme ne la bat pas. Il n'est pas un monstre sanguinaire, un terroriste en puissance, ou tout autre image d'Epinal que l'on essaye de coller aux personnes excessivement religieuses, surtout si elles sont musulmanes.

Mais, il est vrai que cet homme applique avec zèle des préceptes qui ont pour conséquence la négation pure et simple de l'existence de son épouse. Oh, il n'est sans doute pas le seul à considérer que le rôle de son épouse se limite à tenir le foyer et à mettre des enfants au monde... Cette vision transcende les oppositions religieuses, curieusement...

Elle est femme. Elle est donc l'incarnation du péché. De tous les péchés, en fait. Quoi qu'elle fasse, elle a tort et n'a le droit qu'au silence, à l'effacement. Et ce vêtement qui la couvre entièrement lorsqu'il lui arrive de sortir, c'est sa protection. Sa protection contre le désir des hommes, qu'elle suscite forcément, cette pécheresse.

Et cette jeune femme accepte ce sort bien peu enviable. Elle n'a jamais décidé seule, elle n'a jamais eu l'initiative, son destin ne lui a jamais appartenu. Jusqu'à ce qu'elle passe devant cette vitrine et aperçoive cette petite robe rouge... "Le rouge n'est pas une couleur, dans son histoire, c'est juste un cri". Un cri de révolte ou le cri d'un nouveau-né ?

Oui, il y a vraiment quelque chose d'une nouvelle naissance, j'insiste. Il y a surtout quelque chose d'extrêmement touchant dans l'approche de cette femme en direction de la petite robe rouge. Une attraction inexorable contre laquelle elle résiste, longtemps. Et si elle cède, que fera-t-elle de cette robe, symbole de liberté pour elle, mais forcément d'indécence pour son époux ?

Et puis, il y a ce livre de Kant : "Qu'est-ce que les Lumières ?" Comme la robe, c'est le hasard qui le place sur le chemin de la jeune femme. Un signe de ce destin, jusque-là fort contraire. Paru en 1784, quelques années à peine avant que n'éclate la Révolution française. Les philosophes français ont bien sûr une part prédominante dans les événements, mais ce livre aussi.

Au coeur de cet ouvrage, la fameuse maxime d'Horace, placée en tête de ce billet : "Aude sapere". Qu'on peut traduire pas "Ose savoir", comme le fait Lamia Berrada-Berca. Mais on peut aussi traduire cette locution par : "aie le courage de te servir de ton propre entendement", une acception qui me semble encore mieux coller avec le livre.

Ose savoir... Ainsi traduite, la formule d'Horace me permet de parler d'un des thèmes secondaires qui m'a marqué dans ce livre : l'importance de l'école. La petite fille de la jeune femme va à l'école, dans ce pays qui n'est pas celui de ses parents. Elle apprend, côtoie d'autres enfants, mais vous le verrez, rien n'est si facile que cela, parce que, comme sa mère, elle a eu le malheur de naître fille...

Il y a, et ce n'est pas surprenant de la part de l'auteure qui est aussi enseignante, dans ces passages impliquant la petite fille, de rappeler l'importance de l'école et des savoirs qu'il transmet. Et plus encore, de l'outil de sociabilisation qu'elle représente. L'école de la République n'est certainement pas parfaite, mais elle offre tout de même encore cette possibilité d'apprendre.

Aie le courage de te servir de son propre entendement... J'ai distingué ces deux traductions, car je trouve que celle-ci colle bien mieux au cas de la jeune femme. Ce qui se passe, d'abord avec le désir né de la vue de la petite robe rouge puis avec son initiation rudimentaire avec la philosophie kantienne, c'est la révélation de son libre arbitre.

Petit à petit, ce double effet va lui faire prendre conscience de sa situation et la pousser à essayer de remettre en cause tout cela. C'est un processus lent, parce qu'il demande, outre la prise de conscience, de trouver le courage d'agir. Avec les risques inhérents. On se pose d'ailleurs la question, au fil des pages, avant de réaliser que ce n'est pas le sujet.

"Kant et la petite robe rouge", c'est l'histoire de la chenille qui devient papillon, c'est la métamorphose d'une femme, c'est la réincarnation de ce fantôme en être humain. Voilà aussi pourquoi ce court roman est une bouffée d'optimisme. On étouffe aux côtés de la jeune femme, lorsqu'on fait sa connaissance, puis, au fil des chapitres, on commence à respirer à ses côtés.

Le dénouement de cette histoire, les dernières lignes du livre illustrent parfaitement cette impression, mais ils sont également assez frustrants. On voudrait accompagner plus loin la jeune femme, vivre ce qui sera, on l'espère pour elle, le premier jour du reste de sa vie et les suivants, mais l'on s'inquiète aussi des conséquences de cette hardiesse.

Lamia Berrada-Berca ne propose pas de solution clé en main applicable à toute personne dans cette situation (ou dans d'autres équivalentes). Il y a un certain idéalisme dans cette histoire, qui peut confiner à la naïveté. Ou du moins, au rêve de voir ces femmes prendre leur destin en main et rejeter le fatalisme que leur impose ce mode de vie.

Reste un roman qu'on lit d'une traite, servi par une écriture claire, sans fioriture ni effet inutile. Parce que les situations parlent d'elles-mêmes, parce que l'évolution du personnage suffit à susciter l'émotion du lecteur. Et tout cela, sans chercher la polémique, la violence verbale. Non, juste en donnant à une femme les rennes de son existence...

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