A deux pas de Lille et Roubaix, une friche industrielle, abandonnée depuis longtemps, est en cours de réhabilitation. Des travaux ont été entamés pour effacer un pan d'histoire industrielle de la région et ouvrir une nouvelle page... Là, on trouvent à très peu de distance, des quartiers parmi les plus pauvres de France et d'autres, au contraire, où le niveau de vie est plus que confortable.
C'est dans cette zone particulière qu'un corps a été découvert. C'est au hasard qu'on doit d'avoir pu trouver ce cadavre : il se trouvait dans la cave d'une maison murée depuis un bail. C'est lors de la destruction de ce pavillon qu'on s'est rendu compte que quelqu'un en avait fait un mausolée... Depuis quand ce corps est-il là ? Sans doute un bon moment, déjà : il est momifié...
Difficile, également, de dire s'il s'agit d'un meurtre ou d'une mort naturelle. En tout cas, les causes du décès ne sont pas évidentes. Seules certitudes, c'est une jeune femme à la peau noire et aux cheveux rasés (peut-être par celui qui l'a laissée là). Et, pour la légiste, Eliane, elle devait être d'une grande beauté de son vivant...
C'est le groupe de Pierre-Arsène Leoni, commandant de la section homicide de la PJ de Lille, qui a été dépêché sur place. Et la tension est forte, comme le constate Leoni lui-même à son arrivée. Un de ses lieutenants, Thierry Muissen, est en train de s'en prendre à un des témoins, auteur de propos injurieux envers la victime...
A l'intérieur, ce n'est guère mieux, il règne une ambiance de sépulcre dans cette cave, de crypte, pourrait-on même dire, puisque, aux côtés de la légiste, se trouve le capitaine Saint-Venant, qui a abandonné la prêtrise pour rejoindre la police. Et l'émotion ressentie devant ce corps abandonné là se ressent aussitôt...
Le reste du groupe se compose du capitaine Vanberghe, l'adjoint bon vivant de Leoni et du lieutenant Parsky, un ancien militaire un brin réfractaire à l'autorité. Sans oublier Aglaé, surnommée Fée, la spécialiste informatique de la DIPJ de Lille, capable de fouiller les bases de données et le net pour y dénicher de précieux renseignements...
Ils vont se lancer dans une difficile enquête, puisque non seulement, il y a peu d'indices, mais en plus, il va falloir découvrir qui est la victime (bientôt, la certitude qu'on l'a tuée sera absolue) et pourquoi personne n'a, semble-t-il, signalé sa disparition... Une aiguille dans une gigantesque botte de foin et des recherches à venir qui demanderont à chacun une attention et une détermination optimales.
Au coeur de ce roman, il y a donc ce fil conducteur, cette enquête menée par le groupe Leoni. Mais, "Aux vents mauvais" est en fait construit comme un faisceau de fils narratifs, avec différentes histoires qui s'entremêlent, parfois sans lien véritable, en apparence, en tout cas, avec la trame principale, et d'autres qui concernent les personnages récurrents de la série.
C'est le cas de Thierry Muissen, je l'ai dit, sous forte tension lorsqu'on le rencontre. Un énervement conséquence de soucis personnels qui vont constituer un des fils narratifs à part entière du roman. Je précise, pour ceux qui découvriraient cette série, comme moi, que Thierry est marié avec Eléanore, ancienne lieutenant stagiaire au sein du groupe Leoni, et donc, elle aussi, personnage de la série.
J'évoquais il y a quelques jours, dans un précédent billet consacré à "Sharko", de Franck Thilliez, l'usure de ces flics confrontés au pire de l'âme humaine, en voilà un nouvel exemple avec Thierry Muissen, qui doit faire face à son éprouvante profession tout en affrontant un douloureux passé familial. Il est au bord du gouffre...
Autre histoire qui nous est contée en parallèle de l'intrigue, celle de Colette Chabroux. Septuagénaire, cette ancienne professeur de mathématiques goûte une retraite tranquille. Jusqu'à ce que son fils ait l'idée saugrenue de lui confier la garde d'un adolescent, le petit-fils de Colette, avec qui elle n'a, en tout cas, elle en est persuadée, aucun atome crochu.
J'ai beaucoup aimé le personnage de Colette, femme solitaire et un brin acariâtre, en apparence, en tout cas. En la découvrant dans "Aux vents mauvais", j'ai pensé à un personnage de série, Karen McCluskey, une des voisines des "Desperate Housewives" de Wisteria Lane, fort antipathique de prime abord, mais extrêmement touchante lorsqu'on apprend à la connaître.
Sa relation avec son petit-fils, un peu trop indépendant à ses yeux, de la graine de vaurien, est à la fois amusante et intrigante. On la voit évoluer au fil des chapitres consacrés à Colette, tout en se demandant ce que cette grand-mère et cet ado si mal assortis viennent faire là. On va vite avoir une petite idée, une hypothèse, mais il faudra attendre pour qu'elle se confirme...
Enfin, dernier fil (pas tout à fait, mais ce sera le dernier pour ce billet), l'histoire d'un personnage qui s'appelle Jean-Toussaint. Né au début des années 1960 sur l'île de la Réunion, on va le suivre au long de sa jeunesse, puis de son âge adulte. Je ne vais pas en dire plus que cela, concernant sa personnalité, c'est un des éléments importants du livre.
On se pose énormément de questions à son sujet. Qui est-il ? C'est un des enjeux. Mais, au-delà de son rôle dans l'intrigue, ce qui importe avec Jean-Toussaint, c'est ce qui lui est arrivé dans son enfance. Il fait partie de ceux qu'on a appelés les Réunionnais de la Creuse, ces enfants arrachés à leur île natale pour venir repeupler des territoires métropolitains vidés par l'exode rural.
Pendant près de 20 ans, de 1963 au début des années 1980, ce sont plus de 2000 enfants réunionnais qui ont été envoyés (déportés, diront certains) dans la Creuse, donc, mais aussi dans le Tarn, le Gers, la Lozère et les Pyrénées-Orientales. Adoptés ou logés dans des foyers de travailleurs, ils ont servi de main d'oeuvre taillable et corvéable, dans des conditions indignes, le plus souvent.
Cette histoire, dont le souvenir reste très vivace, on l'imagine, à la Réunion, est beaucoup moins connue en Métropole. Un de ces bons vieux tabous que notre République sait si bien façonner... Je suis d'ailleurs assez surpris que cinéma, séries, romans, utilisent si peu ce sujet qui, en dehors de son aspect scandaleux, pourrait être une riche source d'inspiration.
Une source à laquelle a donc puisé Elena Piacentini pour cette nouvelle enquête du commandant Leoni. Elle en est un élément central, mais comme pour les autres fils narratifs précédemment évoqués, on se demande un long moment comment cette histoire des Réunionnais de la Creuse vient s'agencer dans l'architecture globale de ce polar.
Et c'est ça qui est tout à fait remarquable dans ce roman : sa mécanique d'horlogerie. Bien sûr, il y a du rythme, les chapitres sont courts, les fils narratifs alternent, on pourrait se penser dans un thriller, mais de mon point de vue, c'est plus un polar : l'action n'a rien d'effréné, comme on pourrait l'attendre d'un thriller, et c'est vraiment sur la construction que repose le suspense.
Toutes ces questions que j'ai évoquées jusqu'ici, toutes les hypothèses qu'on échafaude puis qu'on balaye d'un revers, parce que ça ne colle pas, tout cela crée l'attention du lecteur, l'accroche et le pousse à tourner les pages. Pour comprendre, pas juste pour connaître le nom du coupable, non, mais pour découvrir quel rôle occupe chacune des personnes que l'on rencontre.
Evidemment, puisque je découvre cette série, je ne sais pas si c'est la marque de fabrique d'Elena Piacentini ou si elle a adapté son style à cette histoire précise, mais j'ai adhéré à cette façon de faire, qui a su aiguiser ma curiosité. J'ai joué au Cluedo, j'ai souri devant le mauvais caractère de Colette, j'ai été bouleversé par l'histoire de Jean-Toussaint...
Tout cela donne une atmosphère assez sombre, pas forcément oppressante comme peuvent l'être certains polars. Non, ce qu'on ressent, c'est le malheur. Tous ces personnages, à des degrés divers et pour des raisons différentes, sont en souffrance. Et même la région dans laquelle tout cela se déroule souffre, économiquement, socialement...
"Aux vents mauvais" s'inscrit dans son époque, avec ce racisme lancinant qui transpire et se cache de moins en moins. A 50 ans d'intervalle, à travers la trajectoire de Jean-Toussaint, on se rend compte que rien n'a vraiment changé. Que notre pays, notre cher et vieux pays, n'a jamais su (voulu ?) éradiquer ce mal profondément enraciné, ce rejet de l'autre, de l'étranger...
En cela, l'histoire des Réunionnais de la Creuse est frappante : arrachés à leurs terres sans que ce soit leur choix, accueillis non pas comme des enfants, mais comme des bras, et traités comme des sous-humains... Citoyens à part entière ? Pas pour tout le monde, manifestement, et cette réalité vient nous heurter en plein coeur.
On ressent ces mêmes maux tout du long du roman, dès les premières pages. C'est la cause de la colère de Thierry Muissen quand Leoni arrive aux abords de la scène de crime, c'est ensuite plus diffus mais toujours présent, et je n'en dis pas plus à ce point du billet. Alarmant constat, qui plus est dans une région où, on le sait, le FN fait ses scores les plus importants...
Un dernier mot, j'aurais d'ailleurs sans doute commencé avec ça si ce roman avait été le premier de la série, un dernier mot sur le commandant Leoni. Pierre-Arsène, de son prénom. Un Corse, qui a grandi sur l'île de Beauté avant de s'installer à Lille, dans le Nord (on entendrait presque la voix de Michel Galabru...). Un changement radical, on l'imagine, malgré un passage par Marseille, je crois.
Particularité, Leoni n'est pas parti seul, il est accompagné de sa grand-mère, Mémé Angèle, qui l'a élevé et qui, on peut l'imaginer, lui permet d'amortir ce brutal dépaysement. Entre eux, un lien étroit qu'on retrouve toujours dans "Aux vents mauvais", comme si elle assurait l'équilibre de son petit-fils, comme si elle assurait sa paix en lui offrant un havre, loin des horreurs sur lesquelles il enquête.
Il y a, si j'en crois les brèves biographies d'Elena Piacentini, bien des points communs entre la romancière et son personnage. Elle aussi a quitté la Corse pour le Nord et la ville de Lille, mais plus en douceur que son flic, je crois. Elle aussi a eu un lien privilégié avec sa grand-mère... Bref, si Emma Bovary, c'est Flaubert, Leoni, c'est Elena Piacentini...
Ce qui est intéressant, c'est que ce personnage n'est pas un héros qui capte toute la lumière, bien au contraire. Mais c'est un homme de caractère, un dur, oui, mais au coeur tendre. Un meneur d'hommes, aussi. On sent que son équipe, tellement disparate, est particulièrement soudée autour de lui et puise son efficacité dans ce mélange d'émulation, de respect et de complémentarité.
Il avance, Leoni, sans trop rien montrer, mais on sent bien qu'il encaisse. Que la brutalité de ce monde le touche, l'érode, raye l'armure mentale qu'il a su construire. Elle est épaisse, cette carapace, mais pas suffisante pour protéger tout le monde autour de lui. Cette enquête sera douloureuse pour cela, parce que des lézardes vont apparaître au sein de son équipe...
Et puis, il y a le thème du déracinement, qui tient une place centrale dans "Aux vents mauvais" et doit, forcément, faire écho à son propre parcours personnel. C'est viscéral. On ressent cette sensibilité à fleur de peau qui est celle de Leoni, même s'il ne l'affiche pas forcément. Et, en ce qui me concerne, j'ai envie de faire plus ample connaissance avec lui. Et avec son groupe.
Enfin, comment ne pas terminer avec le texte et la mélodie auxquels on songe immédiatement lorsqu'on lit ce titre, "Aux vents mauvais"... Verlaine, Gainsbourg, un poème éternel, et pas uniquement en raison de cette chanson, devenue, elle, un standard absolu... Lisez ces deux textes, ils sont très en phase avec le roman d'Elena Piacentini...
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