Le sang, oui, mais aussi la peur. Tels sont les deux ingrédients principaux du livre dont nous allons parler ce soir. Vous me direz, trouver du sang et de la peur dans un thriller, c'est assez logique, c'est presque enfoncer des portes ouvertes. Oui, bien sûr, mais tout dépend comment on utilise ces ingrédients, comment on les travaille et les assaisonne. Et le maître-queux, dans cette histoire, est un chef à plusieurs étoiles, puisque c'est Franck Thilliez. Comme d'habitude, après une pause le temps de publier un one-shot (cette fois, c'était "Rêver", qu'il faudra que je lise, tiens), il revient à ses héros récurrents, le couple de flics composé de Lucie Hennebelle et Franck Sharko. Pour cette sixième enquête commune, le romancier a décidé de les martyriser encore un peu, mais pas forcément de la manière qu'on pouvait redouter... Avec "Sharko", paru aux éditions Fleuve, Franck Thilliez renverse les rôles et nous entraîne une fois de plus dans les recoins les plus sombres et les plus terrifiants de l'âme humaine...
Anatole, l'oncle de Lucie Hennebelle, est mort depuis deux mois. Il était policier et sa veuve, Régine, en mettant de l'ordre dans les affaires du défunt, a découvert quelque chose qu'elle voulait que sa nièce voie. Un dossier, caché au fond d'un tiroir et fruit d'un travail clandestin (ce qui sous-entend quelques irrégularités, en particulier des documents auquel le retraité n'aurait pas dû avoir accès).
Ces papiers concernent la dernière enquête sur laquelle Anatole avait travaillé avant de raccrocher : la disparition quatre mois auparavant d'une jeune femme de 20 ans, Laëtitia, qui n'a jamais été retrouvée. Tout indique que l'ex-policier avait décidé de reprendre son enquête. Et elle semblait avoir donné des fruits : l'oncle de Lucie semblait suspecter un homme, un certain Julien Ramirez.
Au point de transgresser encore un peu plus toutes les règles de son ancienne profession et même la loi. En effet, dans ses affaires, se trouve une clé. Celle de la maison de ce Ramirez ? Cela en a tout l'air. Mais que veut exactement Régine ? Que peut faire Lucie pour sa tante ? Eh bien, c'est un peu embarrassant, mais la mémoire d'Anatole est en jeu.
S'il avait raison et que Ramirez est un meurtrier, son enquête illégale pourrait nuire à sa réputation. Mais, si on ne fait rien, alors d'autres jeunes femmes pourraient être victimes de cet homme... Dilemme cornélien... Ou alors, il faudrait que Lucie puisse avoir des certitudes pour espérer rouvrir une enquête officielle.
Un voeu pieux, car Lucie n'en aurait pas le pouvoir, mais sa tante semble tellement perturbée par cette histoire qu'elle accepte d'y jeter un oeil. Et un peu plus, en fait. Sans rien dire à Sharko, et une fois les jumeaux couchés, elle se rend chez Julien Ramirez, voir de plus près cette maison qui semblait focaliser l'attention de son oncle.
Elle a concocté un plan rapide au cas où on s'interrogerait sur sa présence et a pris la route. Et une fois sur place, elle décide de voir si la clé trouvée chez Anatole est une copie permettant d'entrer dans cette mystérieuse maison. Poussée par la curiosité, Lucie enfreint toutes les règles de procédure et pénètre chez Julien Ramirez...
Elle entame une visite dans cet endroit bien peu accueillant et ce qu'elle entend, ce qu'elle voit, tout cela renforce son opinion. Mais, elle qui pensait avoir tout prévu va avoir une vilaine surprise : le propriétaire des lieux lui tombe dessus et essaye de la tuer. Pour sauver sa vie, Lucie fait feu avec son arme de service et abat l'homme...
Catastrophe, elle n'aurait jamais dû se trouver là et elle ne pourra guère plaider la légitime défense... Son avenir vient de s'obscurcir brusquement : la fin de sa carrière au sein de la police et un assez long séjour derrière les barreaux... Désemparée, elle se confie alors à la seule personne capable de l'écouter, de la comprendre : Sharko.
Mais comment faire pour sortir Lucie de ce mauvais pas ? Facile ! Récupérer l'enquête criminelle et la diriger de l'intérieur. Pour cela, Sharko va habilement maquiller la scène de crime. Ca aide, d'être de la partie... Mais, les deux flics ne sont pas dupes : le moindre détail oublié les précipitera désormais dans leur chute.
Et, lorsque l'enquête sur le meurtre de Julien Ramirez commence, le détail gênant apparaît bien vite... Pas tout à fait celui auquel pensaient Lucie et Franck... Non, juste la révélation d'une véritable maison des horreurs... Manifestement, il s'est passé des choses terribles dans cette baraque. Il n'y a pas de mots pour dire ce qu'était ce Monsieur Ramirez, il n'y a plus de mots...
Pour cette nouvelle enquête, comme souvent dans cette série, Hennebelle et Sharko vont devoir mener de front deux enquêtes distinctes. Sauf que, cette fois, dans l'une d'entre elle, ils ne sont pas les enquêteurs, mais ceux qui doivent les tromper. C'est dire si la tension qui pèse sur leurs épaules, et particulièrement sur celles de Lucie, rongée par la culpabilité, est forte.
Quant à l'autre, celle mise au jour presque par hasard, elle va dépasser largement les soupçons de l'oncle Anatole... On retrouve l'art de Franck Thilliez pour nous plonger dans des atmosphères glauques, des situations sordides et nous lancer à la poursuite de personnages pervers et terriblement violents.
N'en disons pas trop là-dessus et parlons brièvement des deux mots qui ont introduit ce billet : la peur et le sang. La peur, c'est un peu ce que recherche un lecteur lorsqu'il décide de lire un thriller. Il veut trembler, frissonner... Et le prologue de ce nouvel opus s'y emploie, avec une scène digne des "Dents de la mer".
Pourtant, cette peur est un des enjeux de l'intrigue, et ce de manière très surprenante. Et particulièrement flippante, ce qui, vous le verrez, n'est pas un mince paradoxe... Il y a ce que l'on découvre de l'enquête centrale, partie de la découverte du corps de Julien Ramirez, et qui fait froid dans le dos. Un froid plus glacial à chaque nouvel élément...
A chaque nouvelle enquête du duo Sharko/Hennebelle, on se dit que Thilliez ne pourra pas aller plus loin que dans la précédente. Et pourtant, encore une fois, il réussit à instaurer un climat malsain et oppressant, reposant sur des tabous et des peurs ancrées profondément dans notre imaginaire collectif, jusqu'à faire des clins d'oeil au fantastique...
Et puis, bien sûr, pour ce qui est de nourrir notre anxiété, il y a la situation délicate dans laquelle se retrouvent nos deux héros. C'est terrible, car Lucie et Sharko sont en faute, mais comment leur en vouloir après tout ce qu'ils ont traversé ? En fait, on devrait les blâmer de leur comportement, ils devraient nous décevoir...
Mais non, on espère au contraire qu'ils vont s'en sortir, alors qu'ils luttent contre eux-mêmes et contre leurs collègues. A chaque nouvelle révélation, à chaque petit doute qui éclot, on se tend, on serre les... euh, dents, on redoute le moment où le scandale éclatera... On sursaute quand le couperet se rapproche et on compatis avec cette pauvre Lucie, qui masque à grand peine son effondrement...
C'est trop sentimental, un lecteur...
Mais laissons la peur, parlons du sang. Curieusement, sans le savoir, j'ai donc lu deux romans d'affilée dans lesquels le sang tient une place centrale. Avec quelques liens, d'ailleurs, mais des styles bien différents, entre "Brutale", de Jacques-Olivier Bosco, et ce nouveau Thilliez. Le sang coule dans "Sharko", on s'y attendait, mais on reste scotché à son siège quand on en comprend les raisons...
On retrouve dans "Sharko" la passion de Franck Thilliez pour le corps humain. Ses éléments sont régulièrement au coeur de ses romans, le cerveau dans plusieurs de ses one-shots, les organes, dans "Angor", par exemple. Et donc, cette fois, c'est le sang qui intéresse le romancier. Il n'y va pas avec le dos de la cuillère et, le plus flippant, c'est que ce qu'il raconte est effroyablement plausible...
Il faut saluer ce travail de recherche très poussé que mène Franck Thilliez pour préparer chacun de ses livres. Sans doute, lui-même part-il de questions qu'il se pose sur cette extraordinaire machine qu'est le corps humain, sur ses capacités, son fonctionnement, ses limites... Ensuite, l'imagination fait le reste, mais se doit de rester dans les clous. Plus on est proche du réel, et plus le lecteur tremble...
Je n'en dis pas plus sur cette dimension, à vous de la découvrir en lisant "Sharko". Et puisqu'on cite son nom, parlons de lui. Lorsqu'on se retrouve face au livre, avant de l'entamer, ce nom en lettre énormes sur la couverture intrigue, inquiète. On se dit que ça n'annonce rien de bon... Et c'est vrai que plus l'histoire avance, plus on se dit que ça ne peut pas bien finir, tout ça...
Alors, Thilliez voudrait se la jouer Conan Doyle et se débarrasser une fois pour tout de son personnage emblématique ? Diantre, en voilà, une question ? A laquelle je ne répondrai pas, vous allez rester vous aussi dans le doute et l'expectative... Mais ce qui est certain, c'est que Sharko est sur la sellette.
Et l'on découvre au fil des chapitres une face sombre du personnage qu'on connaissait. Elle était au coeur de ses premières enquêtes, menaçant de l'engloutir définitivement. C'est sa rencontre avec Hennebelle qui l'avait sauvé, et voilà qu'il risque de replonger. La violence tapie en lui se réveille, comme le volcan qui va entrer en éruption. Et le débonnaire commissaire se transforme d'un seul coup en une espèce de croquemitaine.
Comme auparavant, et c'est le plus effrayant, c'est l'amour qui déclenche cette réaction jusqu'au-boutiste. Pour sauver Hennebelle, il est prêt au sacrifice, à endosser ses responsabilités, à briser sa vie et sa carrière... Et gare à celui qui essaiera de se mettre en travers de son chemin ! Sharko n'a plus rien à perdre, désormais, il est plus que jamais sur le fil du rasoir.
On retrouve dans cette enquête un aspect présent dans les précédentes enquêtes et qui prenait déjà de l'ampleur : le groupe auquel appartiennent Hennebelle et Sharko est sous tension, le mot est même faible. Débordé, usé psychologiquement, fatigué de brasser l'horreur humaine sous toutes ses formes, ils sont plusieurs à atteindre leurs limites...
Parmi les plus fragiles, il y a Nicolas Bellanger. Personnage secondaire mais non sans importance depuis plusieurs romans de la série, il n'a pas été ménagé par son créateur, à l'instar de Hennebelle et Sharko. Mais là où ses collègues ont pu s'appuyer l'un sur l'autre pour ne pas flancher, lui s'est retrouvé seul et est lentement parti à la dérive.
"Sharko", c'est aussi la descente aux enfers de ce jeune flic dont la carrière s'annonçait brillante mais qui ne se remet pas de ce qui lui est arrivé (je n'en dis pas trop, si vous n'avez pas lu "Angor", en particulier). Sa trajectoire devient un des fils narratifs clés de cette nouvelle enquête, mais comment s'y intègre-t-elle, là, je reste muet...
De manière diffuse, Franck Thilliez aborde cette usure des flics de choc confrontés en permanence au pire de l'être humain, aux horreurs que sont capables de provoquer leurs congénères. On la ressent, presque à chaque page, comme si le blindage nécessaire à l'exercice de ces fonctions, était sur le point d'éclater en mille morceaux.
Et, à travers cet épisode, on observe les réactions des uns et des autres dans cette situation, lorsqu'ils sont au bord de la rupture. Les personnages sont alors comme des atomes qui s'agitent en tout sens et risquent d'entrer en fission, avec pour conséquence, de possibles dégâts irréversibles. Oui, "Sharko", c'est aussi la mise à l'épreuve très violente des liens les plus forts qui puissent unir des personnages.
On sent bien que, avec "Sharko", on arrive à un tournant de cette série. Reste à savoir sur quoi ce tournant débouchera exactement. Franck Thilliez est un auteur qui est habitué à ne pas ménager ses personnages, on le sait. On peut donc redouter le pire pour eux... Les dernières pages apportent une première réponse, forte, mais l'impatience est là : on voudrait déjà avoir la suite en main.
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