Vous l'entendez, la petite note guillerette, aussi artificielle que l'odeur qui se dégage des désodorisants d'intérieur, cette amabilité forcée qui fait partie du bagage professionnel de tout bon standardiste ? En l'occurrence, comme l'entreprise en question ne comprend qu'un unique employé, son fondateur, c'est lui qui remplit aussi cette fonction d'accueil. C'est aussi lui qui est le narrateur du livre dont nous allons parler ce soir, un livre dont le titre est d'ailleurs son prénom : "Evariste". Signé Olivier Gechter, réédité en poche dans la collection Hélios sous la houlette des éditions Mnémos, c'est un roman de fantasy urbaine qui offre une variation pleine d'humour sur les romans noirs mettant en scène des détectives privés. La différence avec Marlowe, Spade et les autres, c'est que Evariste doit compter avec des phénomènes paranormaux et de la magie là où l'on trouve des armes plus traditionnelles habituellement. Un roman qui est servi par une savoureuse galerie de personnages, reprenant là aussi quelques fameux archétypes du roman noir...
Evariste Cosson a lancé sa boîte, "EC Consulting", dont il a installé le siège à la Défense. Une entreprise un peu spéciale, puisqu'il s'agit de fournir à d'autres entreprises des services d'un genre peu ordinaire : le paranormal. Ou le surnaturel. Ou tout autre mot pouvant qualifier ces phénomènes inexplicables pour le commun des mortels.
Bon, disons les choses franchement, c'est encore une jeune pousse, une entreprise balbutiante, et les premières affaires qu'il a traitées n'ont pas été passionnantes. Les clients ne se bousculent guère et les rares appels téléphoniques émanent de télévendeurs cherchant à lui fourguer un tapis, des fenêtres ou une cuisine tout équipée. Mais Evariste croit en sa bonne étoile et ne se décourage pas.
Ce jour-là, lorsque sonne le téléphone, il hésite à décrocher, redoutant de tomber sur un nouveau camelot. Mais, à l'autre bout du fil, c'est bien une cliente potentielle : Nadine Clédard. Elle est la gérante d'un cabinet de voyance par téléphone. Et, si le consulting végète, ce secteur-là est florissant. Nadine cherche de nouvelles recrues.
Mais, attention, pas question d'embaucher n'importe qui ! Le cabinet Elios emploie jusqu'ici des opératrices qui répondent aux clients ce qui leur passe par la tête Mais, Nadine veut changer d'ère et proposer un service sérieux à ses clients désormais. Autrement dit, elle souhaite remplacer les opératrices actuelles par de véritables médiums.
C'est donc aux qualités de chasseur de tête d'Evariste que fait appel Nadine Clédard : à lui de trouver une perle rare, un médium aux qualités avérées qui soit désireux de répondre aimablement à la clientèle et puisse leur apporter le service le plus satisfaisant possible, ce qui risque de ne pas courir les rues, même en élargissant les recherches à tout le Grand Paris...
Mais le jeune chef d'entreprise voit là l'occasion d'un marché fructueux, synonyme de mise à flot de son affaire (euh, à flot veut dire sur les flots, pas dessous...). Reste à définir le profil exact que recherche Nadine pour occuper le poste prochainement créé. Et de découvrir que Nadine, en plus d'être une cliente potentielle, est une femme très séduisante.
Reste à trouver celui ou celle qui saura satisfaire la gérante du cabinet de voyance. Et là... il y a comme un os... Malgré la mise en oeuvre de toutes les ressources de "EC Consulting", la liste des candidats qui pourraient postuler est très restreinte. Et les candidats idéaux, eux, se comptent sur les doigts d'une main...
Plus ennuyeux encore, au cours de ses recherches, Evariste va susciter la colère et la réprobation de plusieurs personnes rattachées à une mystérieuse association : le Cercle des Arts Télésthésiques. Un mouvement qui souhaitent que les vrais possesseurs de dons médiumniques exercent leur art dans la plus grande discrétion. Et bénévolement.
Et, pour cela, le C.A.T. semble prêt à tout pour empêcher que des entrepreneurs tels que Nadine Clédard remplace ses opératrices qui racontent n'importe quoi aux gogos faisant appel à son cabinet de voyance par des personnes compétentes, capables d'apporter réconfort et confiance à des clients-rois... Voilà qui ne devrait pas faciliter la tâche du pourtant persévérant Evariste...
Je me suis bien amusé à cette lecture, qui joue et entrecroise les codes de différents genres, méthode que j'aime beaucoup. Ici, on retrouve la fantasy urbaine, avec ce Paris où opère la magie, où l'on peut invoquer les morts, où l'on croise des médiums parmi les populations les plus surprenantes... Tout ça au grand jour, à condition toutefois d'être initié.
Et puis, il y a le roman noir, avec Evariste dans le rôle du détective privé, remis un peu au goût du jour, puisqu'il ne démasque pas les maris adultères ou les escrocs à la petite semaine, mais vient en aide aux entreprises qui veulent réenchanter leur activité en y insufflant une bonne dose de paranormal.
Pourtant, bien vite, le voilà forcé d'endosser un costume bien plus proche de ces fameux détectives à l'américaine pour respecter son contrat avec sa nouvelle cliente (parfaite incarnation de la femme en détresse qui pourrait s'avérer à plus ou moins long terme fatale) et affronter des adversaires particulièrement remontés de le voir marcher sur leurs plates-bandes...
Evariste est encore jeune, il n'est pas aussi blasé que le sont les Marlowe ou les Spade, il n'est pas encore assez buriné par le temps, l'abus d'alcool, les soucis et les affaires sordides. Mais, il a déjà adopté le cynisme bon teint qui sied à sa situation de consultant paranormal. Et il en fait un usage exempt de toute modération.
Il faut dire que Evariste n'en impose pas physiquement. Il n'est pas costaud, il doit porter des lunettes s'il veut y voir quelque chose, il n'est ni un tombeur ni un bagarreur et se prend une bonne raclée de temps en temps. Mais, il a ce petit quelque chose qui en fait un personnage aussi attachant qu'il peut se montrer agaçant. Et puis, surtout, il maîtrise la magie sous différentes formes.
Ce n'est pas un grand mage, omniscient et omnipotent, mais il possède une palette assez large de compétences dans ce domaine et n'hésite pas à compléter régulièrement ce savoir. Des compétences indispensables dans son secteur professionnel, comme, par exemple, lorsque le musée du Quai Branly lui demande de s'occuper d'une de ses oeuvres qui semble être le vecteur d'une malédiction...
J'ai évoqué en préambule la galerie de personnages qui entoure Evariste. Je ne vais pas en faire un développement exhaustif, car il faut laisser dans l'ombre ceux qu'on va appeler, pour simplifier la donne, les méchants. Ils valent le coup d'oeil, mais aussi que vous fassiez leur connaissance en direct et non par mon intermédiaire.
Ce sera l'occasion de découvrir une drôle de troupe, des anti-super-héros, assez flippants parce qu'ils sont complémentaires dans la méchanceté et la violence... Mine de rien, on pourrait les croire sortis tout droit de Gotham, ou pire, des adaptations de Batman par Joel Schumacher... J'en frissonne rien qu'à l'idée... Et pourtant, ce seront de sacrés adversaires !
Parlons plutôt de celui qui sera le principal allié d'Evariste dans cette aventure. Il s'appelle Gidéon Bomba et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il fait impression lorsqu'on le rencontre pour la première fois... Originaire de Nouvelle-Guinée, il porte une barbe fournie, a des yeux au magnétisme indéniable, une silhouette trapue mais musclée...
Et surtout, il cache bien son jeu, histoire de rester bien tranquille dans son coin. Pas vraiment du genre liant, pas plus causant, ce cher Gidéon, mais une efficacité indéniable dès qu'il s'agit de parler magie... Sous son allure de SDF, se cache une personnalité riche, complexe, parfois inquiétante, mais téméraire et déterminé.
En fait, il est l'exact contraire d'Evariste, ou plus précisément son exact complément. Et le duo qu'il vont former, sans pourtant être toujours sur la même longueur d'ondes, va faire des étincelles, en mettant en commun leurs savoirs respectifs et en sortant de leurs sacs quelques tours remarquables. Mais aussi en prenant de gros risques.
Olivier Gechter s'amuse avec ses personnages et les compétences qu'il leur octroie pour transformer Paris en un champ de bataille magique. Il s'y passe d'un seul coup des choses bien étranges que la police, elle aussi impliquée dans cette affaire, peine à percevoir... Ainsi, le pauvre inspecteur Lepigeon (le bien nommé), malmené tout au long du roman, toujours en retard d'un ou deux trains.
Il m'a rappelé les policiers comme Ganimard, l'éternel poursuivant d'Arsène Lupin que sa cible ridiculise régulièrement en s'échappant à son nez et à sa barbe. Mais, Lepigeon est surtout un brave type qui n'a pas la moindre idée de ce qui se passe réellement. La magie, il ne croit sans doute même pas à son existence. Et la tête d'Evariste ne lui revient manifestement pas.
L'univers de ce roman, dont l'intrigue n'est pas forcément ce qui importe le plus, finalement, est riche, référencé, plein d'humour noir et d'ironie féroce, jouant avec les codes, mais aussi les clichés (en particulier ce qui touche à la magie, avec une série de notes de bas de page qui sont souvent très drôles). Et le spectacle lui aussi est au rendez-vous, quand se déchaînent les sorciers.
Olivier Gechter s'est lancé récemment dans un nouveau cycle, "le Baron noir", autre projet dans lequel il mélange les genres, steampunk, uchronie et espionnage, me semble-t-il. Il semble que "Evariste" doive rester un one-shot. Dommage, j'ai terminé cette lecture en ayant envie de retrouver le fondateur de "EC Consulting" et son alter ego, Gidéon Bomba.
Oui, j'aimerais les retrouver dans de nouvelles aventures et de nouvelles enquêtes pleines de magie et d'explosions. J'aurais aimé voir sa société prospérer ou, au contraire, voir Evariste contraint d'accepter n'importe quelle affaire, apparemment bien naze, mais ouvrant en fait vers de grandes aventures et de grands dangers.
Je ne sais pas si c'est dans les projets de l'auteur de reprendre cet univers et ces personnages dans un futur plus ou moins éloigné ou s'il en a abandonné l'idée pour diverses raisons. Ne voyez pas dans cette remarque un élégant (et discret) appel du pied, mais il y a un peu de ça : rendez-nous Evariste Cosson, consultant en occultisme industriel et commercial !
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