Avec Mélanie Fazi, nous évoquions le fantastique dans sa dimension onirique, mais ce soir, c'est le versant plus horrifique qui va nous intéresser. Avec modération, je rassure les âmes sensibles, et on verra bien pire dans les prochains jours dans ce domaine. Il y a un an, j'avais découvert ce jeune auteur lors des Imaginales. J'avais lu son premier roman, "Les Enfants de Peakwood", au retour et je l'avais trouvé prometteur malgré quelques défauts. J'attendais donc Rod Marty au tournant et voici son second roman, plus abouti, reposant sur une atmosphère lourde, oppressante, dans un décor très particulier : la Louisiane. "La Mère des eaux", paru aux éditions Scrineo, aborde des questions douloureuses, en particulier la difficulté à devenir mère. Et nous entraîne dans une véritable descente aux enfers, celle d'un couple sous pression qui doit résister sous peine de voir son existence partir à vau-l'eau...
Emily et Christopher vivent à San Francisco. Elle est peintre, il construit des sites internet. A première vue, c'est un couple heureux, tranquille. Mais, Emily ne parvient pas à réaliser son rêve : avoir un enfant. Elle a fait plusieurs fausses couches et, suite à la dernière, son médecin lui a appris qu'elle ne pourrait jamais mettre d'enfant au monde...
Elle est donc dans un état de fragilité qui l'empêche de travailler correctement. Elle peint moins, n'expose et ne vend presque plus ses toiles. L'activité de Christopher est également au point mort et le couple connaît, en plus de ses difficultés à fonder une famille, des problèmes financiers par loin d'être alarmants : ils ne sont pas loin d'être endettés jusqu'au cou.
Pendant que Emily s'enfonce dans une mélancolie proche de la dépression, Christopher cherche des solutions pour renflouer leurs comptes, en vain. C'est alors qu'il reçoit un coup de téléphone qui le laisse d'abord perplexe : l'appel émane de Maître Boudreau, notaire en Louisiane, qui annonce à Christopher que la grand-mère d'Emily vient de mourir, lui laissant un petit héritage.
Emily est orpheline, elle a été adopté par un couple gay de San Francisco après avoir été recueillie tout bébé sur les marches d'une église. Sa grand-mère ? Et comment le notaire a-t-il pu la retrouver, alors qu'elle ne porte plus son nom de jeune fille ? Mais Christopher n'est pas au bout de ses surprises quand Boudreau lui explique que la mère naturelle d'Emily, elle, vit encore.
Elle vit, certes, mais elle est lourdement handicapée et nécessite des soins et une attention constante. Or, avec le décès de celle qui veillait sur elle depuis tant d'années, la voilà seule et isolée. Emily est sa dernière parente connue. A elle de décider de l'avenir de cette femme qu'elle n'a jamais connue. Un séjour en Louisiane pourrait l'aider à faire son choix...
Il y aurait de quoi croire à une plaisanterie, mais, Emily comme Christopher voit dans cet appel une aide providentiel : pour elle, alors qu'elle pleure encore son propre enfant perdu avant terme, il y a la possibilité de renouer des liens familiaux qui lui ont toujours manqué ; pour lui, il y a la perspective de toucher une somme d'argent suffisante pour remettre leur couple à flots.
Alors, réunissant leur courages et leurs dernières économies, Emily et Christopher décident de prendre la route, direction la Louisiane. Et plus précisément, la petite ville de Lamarre, minuscule point sur les cartes de la région, situé sur une bande de terre coincée entre océan et marais... Un dépaysement total, sur lequel compte aussi le couple pour resserrer ses liens.
Mais, dès l'arrivée, il découvre que Lamar est une ville fermée. N'y entre pas qui veut, il faut montrer patte blanche et être attendu par quelqu'un déjà présent à l'intérieur. Une fois passée cette clôture, pourtant, l'accueil est chaleureux. Le couple californien est bien encadré et Emily rencontre enfin June, celle qui lui a donné le jour...
Des retrouvailles forcément tronquées, puisque June est dans un état végétatif et ne peut communiquer... Emily, sous le coup de l'émotion, peut heureusement compter sur l'aide de Michael et de sa fille, Meredith, qui continuent à prendre soin de la malade. Les habitants de Lamarre sont vraiment hospitaliers. Presque un peu trop, en fait.
Dans cette ambiance étrange, renforcée par l'humidité et la chaleur pesantes, les tensions s'exacerbent entre Emily et Christopher. Emily est hanté par d'étranges rêves qui confinent au cauchemar, tandis que Christopher doit gérer une situation aussi embarrassante qu'inattendue. Ce voyage à Lamarre n'a décidément rien d'une nouvelle lune de miel. Et ça ne fait que commencer...
Bienvenue à Lamarre, ville où rien n'est tout à fait ordinaire. Et vous allez vous en rendre compte au fur et à mesure que l'histoire se développe, à travers un truc de narration que je ne développerai pas dans ce billet. On sait que la Louisiane est un décor propice au mystère et aux ambiances oppressantes, "la Mère des eaux" n'échappe pas à cette règle.
Mais que s'y passe-t-il vraiment ? On a des indices un peu partout, à travers ce fameux "truc" que je viens d'évoquer, mais aussi à travers les rêves d'Emily, qui paraissent bien trop réalistes pour être de simples rêves. On ne va pas dire que l'on se sent d'emblée mal à l'aise à Lamarre, qu'on a l'impression d'être épié voire menacé, car ce serait faux.
Et ce, malgré cette enceinte close qui isole la ville et ses habitants du reste du monde et rappellerait presque Wayward Pines. Il y a la même volonté de vivre en reclus, de ne pas se confronter à l'autre, s'il n'appartient pas à la communauté. Mais, lorsqu'on vous laisse y pénétrer, alors, on vous considère comme un citoyen à part entière.
C'est assez troublant, ce mélange d'hospitalité et de méfiance. Surtout si l'on regarde les circonstances : personne ne connaît Emily à Lamarre, puisqu'elle a été abandonnée à la naissance ! Que représente-t-elle pour eux ? Et comment la jeune femme se situe-t-elle par rapport à cette "nouvelle" famille qui lui tombe presque du ciel ?
Alors que le lecteur s'interroge sur ce mystérieux endroit où nous ont conduit Emily et Christopher, c'est pourtant sur eux que se focalise le récit. Sur eux, et sur les fragilités de leur couple. L'impossibilité de devenir mère d'Emily pèse lourd, cela tourne à l'obsession pour elle. Elle ne se résigne pas à l'annonce de son médecin et son retour aux racines familiales n'arrange rien.
Rod Marty aborde cette question au combien délicate avec tact. On ressent la profonde douleur qui ronge Emily, dès le début du livre. On veut croire que l'air de la Louisiane l'apaisera, mais, au contraire, elle semble de plus en plus tourmentée par le sujet. Sa fragilité prend alors une autre forme, une espèce de détermination irrationnelle à devenir mère...
Quant à Christopher, je ne vous expliquerai pas ce qui le turlupine, car c'est l'un des ressorts de l'histoire qu'il ne faut pas dévoiler. Mais, cette situation est suffisamment dérangeante pour qu'il ne fasse plus assez attention à Emily. Ca, je peux le dire : Christopher va vite apparaître comme un homme égoïste et peu sympathique, un peu trop matérialiste aussi.
On le sent plus préoccupé par l'héritage que par son épouse. Il ne s'agit pas de cupidité, d'une certaine façon, on le comprend : ils ont besoin de cet argent. Mais tout de même... Et, au fil des pages, on le découvre menteur et lâche, et pas seulement pour ménager Emily, mais pour se protéger lui... Parfaite correspondance avec le portrait que fait Perdican des hommes dans "On ne badine pas avec l'amour".
J'ai parlé de descente aux enfers dans l'introduction, l'expression est un peu cliché, facilement galvaudée. Je plaide coupable, d'autant que c'est un enfer aquatique et végétal qui nous est proposé. On retrouve ce qui fait le charme, le mystère mais aussi le côté effrayant de la Louisiane, avec ces bayous, cette eau omniprésente, ce côté poisseux, collant, ce lent pourrissement...
Emily et Christopher sont d'ailleurs frappés par ce changement sensible entre San Francisco et Lamarre : plus de smog ou de fraîcheur de l'air marin, ici, tout stagne, l'humidité est palpable, les odeurs exacerbées, envoûtantes à la limite de l'écoeurement. Il y a comme une impression d'accablement sous une chaleur qui peut vite sembler étouffante.
Tout cela, plus l'impression de confinement liée à l'isolement de Lamarre, vous comprendrez aussi qu'on puisse y perdre sa sérénité... Mais la Louisiane reste aussi une terre fertile en matière de croyances et de superstitions, de mythes et de légendes. Un terrain de jeu passionnant pour un auteur de romans fantastiques, avec ou sans vampires...
L'eau... Sa présence dans ce roman, jusque dans le titre, pourrait faire l'objet de longs développements, je pense. Autour de ses différentes symboliques, la plus évidente étant celle de la maternité, on y revient toujours. Mais, cela nous emmènerait trop loin dans l'histoire, ce sera à vous de vous plonger (ah, ah, ah !) dans cette étrange histoire...
J'avais lu avec plaisir "les Enfants de Peakwood", tout en trouvant à ce premier roman pas mal de petits défauts et quelques références un peu trop appuyées. Mais, je me disais que Rod Marty avait certainement une belle marge de progression. Et je ne crois pas m'être trompé, cette "Mère des eaux" lui fait franchir un cap dans un genre de l'imaginaire qu'on oublie parfois : le fantastique.
Bien sûr, on a déjà beaucoup lu, beaucoup vu de films et de séries (dont, récemment, l'exceptionnelle première saison de "True Detectives") se déroulant en Louisiane. Parfois dans la bayou, mais pas toujours. Pourtant, il faut saluer Rod Marty qui, après la paisible bourgade de Peakwood, nous invente encore une ville où il ne fait pas bon vivre avec Lamarre...
Je me suis concentré sur Emily et Christopher, mais Lamarre est un personnage à part entière du livre. Une espèce de monstre endormi que l'arrivée du couple réveille. Oh, pas brutalement, non, c'est un processus lent, comme une ébullition, comme un serpent d'eau qui vous entoure de ses anneaux pour mieux vous étouffer ! Rod Marty est très fort pour installer et faire prospérer ce climat suffocant.
Forcément, on va devenir exigeant, avec Rod Marty. On va attendre de plus en plus de lui. D'être surpris par ses histoires, de changer radicalement d'univers d'un livre à l'autre mais tout en retrouvant ces qualités pour mettre le lecteur dans l'inconfort, lui faire ressentir ces atmosphères oppressantes qu'il semble bien maîtriser.
Tout comme le côté très noir des histoires qu'il nous raconte. Celui-ci est particulièrement sombre, car Lamarre pourrait bien être l'entrée d'un des cercles de l'enfer de Dante : quand on y pénètre, on laisse tout espoir à la porte... Et la musique de Jeff Buckley (clin d'oeil troublant, là encore), qui rythme le livre n'y change rien.
Quelle belle chronique à la hauteur de ce roman !
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