samedi 1 juillet 2017

« Ne soit pas si sûr que le diable est un "il". Ça pourrait très bien être un "elle" ».

Parfois, on tombe sur un livre dont on ne sait rien, dont on ne connaît pas l'auteur, mais dont le titre et l'argument exposé en quatrième de couverture intrigue suffisamment pour qu'on s'y intéresse de plus près. Pour qu'on se lance dans une lecture sans repère. C'est le cas avec notre livre du soir, un thriller signé par une avocate américaine : "Méthode 15-33", de Shannon Kirk (désormais disponible en poche chez Folio, traduction de Laurent Barucq). Je suis entré dans cette lecture avec curiosité et je n'ai pas été déçu, bien au contraire, cette histoire, pleine de surprises, à laquelle, je le reconnais, il faut adhérer, va plus loin que ce que j'imaginais. Et, au coeur de tout cela, un formidable personnage, une héroïne fascinante et flippante, suscitant tour à tour l'empathie et l'inquiétude. Shannon Kirk joue avec la thématique classique du thriller de séquestration et en bouscule les codes. Mais aussi ce que l'on pourrait appeler la morale...



Elle a tout juste 16 ans quand elle est enlevée en pleine rue. Une camionnette vient se placer à sa hauteur et, en quelques secondes, sans qu'elle ait le temps de se défendre, elle se retrouve entravée à l'arrière du véhicule et en route pour... une destination inconnue. Pourtant, l'adolescente ne s'affole pas, elle essaye de garder son calme, de trouver des repères...

Mais impossible de dire où on l'a emmenée. La voilà dans une chambre plus que spartiate, dans un drôle de bâtiment. La bonne nouvelle, c'est que son ravisseur, qui vient lui servir à manger et à boire à heures fixes, ne semble pas vouloir la tuer. Pour l'instant, en tout cas. Et puis, on vient lui rendre visite, et le mobile de l'enlèvement s'éclaircit brusquement.

Ce n'est pas elle qui est visée, enfin, plus exactement, si elle a été kidnappée, c'est parce qu'elle porte un enfant et qu'elle devrait accoucher dans les prochaines semaines... Déjà bien décidée à se sortir de là, elle désire plus que tout désormais faire payer ses ravisseurs, ceux qui veulent lui prendre son enfant à naître.

ils vont comprendre, ces ravisseurs, mais bien trop tard, à qui ils ont affaire. Ils vont découvrir qu'ils ont enlevé la mauvaise personne. Car cette victime-là n'en est pas une. Cette adolescente, déjà très mûre, est dotée d'un calme olympien, d'une logique implacable, des qualités de stratège d'un joueur d'échecs et d'une débrouillardise tout à fait épatante.

Mais son atout principal, c'est cette capacité que personne n'explique, ni ses riches parents, ni les médecins, ni elle, encore moins elle qui a appris à maîtriser cette aptitude, à s'abstraire de toute émotion. C'est comme si elle pouvait appuyer sur un interrupteur, dit-elle, et, clic, elle cesse alors de ressentir quoi que ce soit, plus aucune émotion...

Son médecin a beau dire qu'elle n'est pas une sociopathe, elle en a pourtant toutes les caractéristiques. Ce qui la rend imperméable au danger, au stress, lui permet de garder les idées claires pour fomenter le plan qui va lui permettre de se sortir de là et de mener à bien sa vengeance... Grâce à une autre de ses grandes qualités : la patience...

Ces dernières années, des romans comme "Room", d'Emma Donoghue, "Séquestrée", de Chevy Stevens, "Des noeuds d'acier", de Sandrine Collette ou encore "Captifs", de Kevin Brooks, ont proposé des visions diverses du roman de séquestration, genre très propice à susciter l'émotion chez le lecteur, qu'il s'agisse ou non de thrillers.

Shannon Kirk s'empare de ce sujet et vient en proposer une version tout à fait intéressante et plutôt originale, en bousculant les codes. Que la victime de l'enlèvement ne soit pas une proie fragile et démunie, ce n'est pas neuf, la résignation n'est qu'une étape lointaine, on cherche d'abord à s'évader. Mais, ici, ce n'est pas la seule motivation de la narratrice.

Non seulement elle veut se sortir vivante de cette mésaventure, mais en plus, elle compte bien faire payer cher à ceux qui ont eu la folie de s'en prendre à elle. Et c'est là que Shannon Kirk se démarque, en nous faisant suivre le processus d'élaboration du plan d'évasion. Ca ne peut pas se faire en claquant des doigts, comprenez-le bien. Non, le temps joue pour elle, et elle le sait.

Imaginez un mélange de MacGyver et de Dexter, et vous aurez une petite idée de la personnalité de notre narratrice. Intelligente, douée pour les sciences, curieuse, d'une assurance confinant à l'orgueil et, allez, sortons un grand mot, machiavélique, elle va nous raconter au jour le jour sa détention, comme si on lisait un journal intime.

A aucun moment elle ne révèle le détail de son projet, et c'est ce qui est absolument passionnant, car on se demande bien ce qu'elle mijote, jusqu'à ce que ça nous tombe dessus. Et le fait que tout soit raconté de son point de vue, avec cette absence d'affect, ce calme surréaliste au point d'en devenir inquiétant, cette détermination sans faille, tout cela nourrit paradoxalement la tension du lecteur.

Elle ne ressent pas d'émotion, dit-on ? Ou plutôt, elle s'interdit d'en ressentir... Je ne le crois pas, ce qui la consume et la fait tenir debout, c'est une haine farouche, une haine froide, aussi froide que de l'azote liquide. Une haine pure et que rien ne pourra arrêter. Et, au fil des chapitres, se dresse devant nous une héroïne atypique, fascinante et effrayante.

Exagère-t-elle ? Enjolive-t-elle la réalité lorsqu'elle la retrace ? Ou bien est-elle certaine de sa supériorité sur ceux qui l'ont enlevée ? En d'autres circonstances, avec l'usage du "je", si commode pour se donner le beau rôle, j'aurais misé sur les deux premières hypothèses. Mais, avec elle, je penche pour la troisième... C'est elle qui semble avoir les commandes de cette histoire...

A quelques détails près, toutefois.

On critique souvent, et souvent à juste titre, les textes de quatrième de couverture, en particulier dans le domaine des polars et des thrillers. Qu'ils en disent trop ou pas assez, qu'ils soient à côté de la plaque au point qu'on se demande ensuite si on a lu le même livre que son auteur, on est sévère avec ces quelques lignes censées nous donner envie de lire le livre.

Ici, elle est parfaite. Calibrée à merveille et se contentant du strict nécessaire. Or, ce strict nécessaire n'est pas tout. Et c'est aussi ce qui va donner une ampleur plus importante à ce thriller. Vous vous doutez bien que je ne vais pas entrer dans les détails, peut-être en ai-je même déjà un peu trop dit, mais ayez conscience au moment d'entamer "Méthode 15-33", rien ne sera aussi simple que prévu.

On le sait, le thriller est un genre qui repose beaucoup sur l'efficacité de la mécanique. Ici, elle est remarquable et, revenons à ce mot, cette fois appliqué à l'auteur et non plus à son personnage, machiavélique... Et elle est originale, parce que Shannon Kirk nous piège dès le début en nous faisant croire que c'est l'intrigue qui est le plus important.

En dotant l'héroïne positive des caractéristiques des personnages qui sont, habituellement, dans ce genre de bouquin, "les méchants", Shannon Kirk chamboule les repères du lecteur. L'oie blanche supposée devient une antihéroïne entourée d'une aura dangereuse. L'auteure, elle, alimente habilement ces deux facettes, et a bien dû s'amuser à ce petit jeu bien déroutant pour le lecteur.

Oui, voilà, le mot qui va bien, c'est habile. Il y a quelques trouvailles remarquables dans la première partie du livre, les fameux "détails près" évoqués quelques lignes plus haut. Plus j'avance et plus je me rends compte de la difficulté que représente ce billet. Oh, j'aimerais tant pouvoir aller plus loin, vous dire ce dont est capable la jeune femme.

Vous dire ce qu'a concocté Shannon Kirk, surtout.

Au-delà de la simple histoire de séquestration, elle offre un final absolument et délicieusement amoral, surtout venant de la part d'une avocate. Je me suis demandé si elle exerçait toujours, car manifestement, il vaut mieux l'avoir dans son camp que contre soi si l'on a le malheur de se retrouver embarqué dans une délicate procédure.

Je suis donc allé voir sur le net, pour savoir à qui j'avais affaire. Et, comme tout bon romancier anglo-saxon qui se respecte, Shannon Kirk a un site internet plein d'informations utiles... Et l'une d'entre elle m'a fait me recroqueviller sur mon siège... J'ai dû me pincer... Car, dans sa biographie, je découvre des éléments... qu'on retrouve dans "Méthode 15-33", et en bonne place !

Heureusement, j'ai vite soufflé car, dès les mots suivants, on s'en éloigne, ouf, il n'y a rien d'autobiographique dans tout cela, c'est juste une sorte de caméo... "Méthode 15-33" est son premier roman à paraître en France, c'est le premier thriller qu'elle publie (un autre livre est sorti aux Etats-Unis, mais dans un genre sensiblement différent, semble-t-il).

Premier essai et, pour moi, vraie réussite. Il y a dans "Méthode 15-33" un véritable point de vue, un parti pris affirmé, volontiers provocateur, et j'aime ça. J'espère que Shannon Kirk ne s'arrêtera pas en si bon chemin, qu'elle poursuivra cette carrière de romancière en parallèle de ses activités juridiques et nous proposera prochainement un autre thriller qui poursuivra dans cette veine.

On ressort de là un peu troublé. Son système de valeurs bousculé. Il ne s'est pas effondré, non, mais il vacille dangereusement. Ce roman est d'un puissant cynisme, d'abord diffus puis, dans la partie finale, très nettement affirmé. Un rappel rafraîchissant (euh, je me demande si le mot est bien choisi, qu'en pensez-vous ?) du fameux adage "la fin justifie les moyens".

Oh, mais, ces derniers mots ne vous rappellent rien ?

2 commentaires:

  1. Un bien bon avis Joyeux-drille. Je retrouve dans tes mots les émotions ressenties à ma lecture et, si ce n'était déjà fait, je crois bien que je me jetterai sur un tel thriller.

    Cynique oui, un mot que je n'ai pas employé mais qui convient bien à cette fin post-fin (nous pouvons en voir 2 non?)

    Oh et merci pour le lien vers la bio de l'auteure, je n'avais pas eu la curiosité d'aller voir.

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    1. Oui, une fin en deux temps, disons. La fin de l'intrigue et celle du livre ^^ Mais qui, pour moi, forment un tout cohérent à partir du moment où l'on se rend compte que le personnage prime sur l'intrigue, en tout cas sur la partie séquestration.
      N'en disons pas plus, ça va râler ;)
      C'est aussi un cynisme très assumé, je trouve, parce que cette dernière partie pose en creux des questions que je n'ai pas développées parce qu'il faudrait en dire trop, mais on ressent certaines interrogations de l'avocate à propos du système judiciaire dans lequel elle évolue.

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