mardi 22 mars 2016

"C'est la guerre de la poudre blanche, une marchandise qui rapporte tellement d'argent qu'elle est plus dangereuse que les puits de pétrole".

Après un roman sur la mafia, "Suburra", de Giancarlo de Cataldo et Carlo Bonini, je souhaitais lire le nouveau documentaire d'un autre journaliste italien, Roberto Saviano. Après le très remarqué "Gomorra", devenu un film puis une série, il est devenu la bête noire de la mafia napolitaine et doit vivre sous protection. Mais, sa colère, sa curiosité, son dégoût, aussi, n'ont pas disparu pour autant, au contraire. Cette fois, il élargit considérablement son champ d'action, puisque c'est cette fois le monde entier qui l'intéresse. A travers une activité florissante, sans doute la plus rentable qui existe, qui plus est en ces temps de crise : le trafic de cocaïne. "Extra pure", désormais disponible en poche chez Folio, est un documentaire aussi passionnant que dérangeant, où Saviano décortique la gigantesque économie parallèle de ce "pétrole blanc" et dresse, à travers les principaux pôles de ce trafic et différents angles précis, les portraits d'une incroyable galerie de personnages, tour à tour coupable et victime d'un système qui éclabousse la planète d'une irréelle quantité de sang...



Lorsque l'on évoque la cocaïne, on pense immédiatement à la Colombie et à quelques personnalités aussi célèbres qu'effrayantes comme Pablo Escobar. Mais, depuis une décennie, c'est au Mexique que le trafic de cocaïne a pris des proportions absolument délirantes. On estime que le bilan des guerres entre cartels mexicains s'élève à plus de 70 000 morts dans le pays depuis 2006 !

D'une région à l'autre, d'un territoire à l'autre, on massacre à tour de bras pour assurer ses positions, faire régner la terreur et poursuivre tranquillement son sordide mais lucratif business. Dans un Etat gangrené par une corruption endémique, où certains cartels sont même formés par d'anciens militaires de l'armée, comme les terribles Zetas, les autorités doivent faire face à la concurrence de véritables narco-Etats.

Mais, si l'Amérique du Sud (la Colombie restant un des pays dominants du secteur, malgré la chute des principaux cartels des années 80) et l'Amérique centrale constituent les principaux pôles mondiaux de la production et du trafic de cocaïne, c'est bel et bien une économie mondialisée qui a été générée par cette activité pourtant illégale sous toutes les latitudes.

Les EtatsUnis, traditionnellement marché porteur, l'Europe, en particulier l'Italie et ses clans mafieux, mais aussi la Russie, le Nigéria, dont les gangs étendent leur activité à une bonne partie du continent, désormais, sont aussi des territoires soumis à l'écrasante machine d'import-export de la poudre blanche. Et à la violence phénoménale qui accompagne partout le "narcocapitalisme".

Roberto Saviano, dans "Extra-pure", nous emmène dans un tour du monde des pratiques liées à la production, le commerce, avec ses intermédiaires et même ses brokers, comme n'importe quel secteur de l'économie classique, ses franchises, ses dealers et, au final, ses consommateurs (dont parle l'auteur, mais qui ne sont pas au centre du livre), pour mesurer l'hydre que cela représente.

Il aborde différents angles de cette économie ultra-puissante, bien plus que les plus importantes sociétés mondiales, aux méthodes radicales et plus dénuée de scrupules encore que l'ensemble des conseils d'administrations du Dow Jones, du CAC40 et des autres réunis... Entre chaque aspect, quelques réflexions personnelles de l'auteur, sur lesquelles nous reviendrons en fin de billet.

Je dois dire que je ne savais pas trop à quoi m'attendre en me lançant dans cette lecture. Bien sûr, en ayant lu "Gomorra", il y a quelques années, sur les conseils d'un ami (pourtant bien peu porté sur les livres), et avant que cela devienne un phénomène, je n'arrivais pas complètement en terre inconnue. Mais, 530 pages sur la cocaïne, n'était-ce pas trop ?

"Extra pure" ne se lit pas comme un roman, ce serait exagéré de le présenter ainsi. Même si le livre est très construit, c'est véritablement un essai et, pour reprendre le mot employé en préambule, un documentaire. On entre dans le vif du sujet dès le départ, avec la situation mexicaine, dont on parle, parfois, de ce côté-ci de l'Atlantique...

Avec une figure qui a encore défrayé la chronique il y a peu, le sinistre El Chapo, désormais emprisonné sous très haute surveillance. Quand je parle du vif du sujet, c'est parce que la litanie des massacres commence très rapidement. Pas par sensationnalisme, mais parce que c'est la réalité de cette situation. Et, franchement, cela dépasse l'entendement...

"Extra pure" est également une espèce d'horrible hit-parade de la cruauté dans le monde, et de la créativité sans borne qu'on y met... Les mille-et-unes façon pour l'être humain de faire passer son prochain de vie à trépas, avec ou sans véritable raison objective. Partout où se trame ce trafic, on retrouve des morts, assassinés de façon plus abominables.

Etre sans scrupule dans les affaires, c'est une chose, après tout, les affaires légales n'ont parfois pas grand-chose à envier aux narcos dans ce domaine. Mais, les "patrons" du narcocapitalisme, il faut bien le dire, sont des fous furieux qui n'ont aucun respect pour la vie humaine. Une vie qu'il n'hésite pas à effacer, si cela sert leurs intérêts, comme à l'autre bout du monde, on snifferait une ligne de poudre.

Mais, là où cela devient carrément dingue, c'est de voir comment cette économie parallèle finit par se confondre avec l'économie légale. Oui, le blanchiment est gigantesque et les banques ont longtemps été peu regardantes sur la provenance de certains fonds douteux. Mais, le fait est que, depuis 2008 et la crise des subprimes, la cocaïne est une activité qui met de l'huile dans tous les rouages.

Le constat est sans appel et fait froid dans le dos : certaines banques très importantes doivent sans doute plus leur survie et leurs colossaux bénéfices retrouvés au fruits du trafic de cocaïne qu'aux substantielles aides que les Etats ont injectées dans leurs comptes... Pour Saviano, c'est la cocaïne et l'argent qu'elle génère qui font tourner le monde...

Le journaliste italien démonte avec pédagogie les mécanismes de cet incroyable machine, qui a finalement assez peu d'ancienneté, le cannabis et l'héroïne ayant occupé le devant de la scène des drogues jusqu'aux années 1980, sans pourtant atteindre ce niveau de développement. D'abord consommée par les classes les plus aisées, la coke s'est depuis démocratisée et se répand partout.

Une drogue qui réussit à être très bon marché (tout est relatif, bien sûr) et incroyablement rentable. Les trafiquants, et leur intermédiaires par la même occasion, sont capables de proposer des produits allant du haut de gamme au discount, pour reprendre une classification qui parlera à tous. De l'extra pure, la zéro zéro zéro, pour reprendre le titre du livre en VO, jusqu'à des doses coupées avec des produits d'une nocivité variable...

Tout cela pourrait être aride à lire si Saviano ne nourrissait pas son récit avec les exemples qui vont bien. Un peu comme un maître-queux arrose sa volaille avec le jus au cours de la cuisson pour qu'elle reste tendre et savoureuse. Dans "Extra pure", les exemples sont nombreux, certains sont entrés dans la légende du narcotrafic mondial, d'autres sont des rouages plus discrets mais dont le rôle et le destin sont remarquables.

Ils sont des deux côtés de la ligne de démarcation entre le bien et le mal, même si, il faut le dire, la très grande majorité sont passés du côté obscur, parfois par choix, par ambition, parce qu'ils sont dingues, ça arrive, mais aussi, quelquefois, contraints et forcés par les événements. Ils sont parrains, petits trafiquants, balances, agents infiltrés, têtes de pont ou simples intermédiaires et, pour le coup, leurs vies sont des romans.

Difficile de vous en proposer dans ce billet, parce que le choix est vaste... Citons tout de même Kiki Camarena, un des premiers agents de la DEA, l'administration qui lutte contre le trafic de drogues aux USA, a avoir pu s'infiltrer dans un cartel mexicain. Son sacrifice aura permis de faire tomber certains des parrains historiques de ce pays, pourtant bien vite remplacés par d'autres, encore plus fous et sanguinaires...

Ou encore Semen Judgovic Mogilevic, alias Don Semen ou the Brainy Don, un Russe que rien n'arrêtait, spécialiste en coups tordus et n°1 au classement des plus grands parrains mafieux de tous les temps pour le Times, en 2011, devant les légendes Capone, Luciano ou Escobar. Un ponte qui sera même au coeur des premières crises sévères entre l'Ukraine post-révolution orange et son voisin russe...

Saviano dresse tous ces portraits de personnalités qui ont consacré leur vie, de gré ou de force, à la cocaïne, qui lui ont fait allégeance. Tous et toutes, car on croise aussi quelques femmes dans cet univers pourtant très macho (la palme à Griselda, pionnière du trafic de coke en Colombie, où elle s'imposa aux hommes, qui surent lui faire payer), dépendent de cette puissante drogue.

Le mot "dépendre" n'est pas employer dans le sens de l'addiction, car, on constate bien que celui qui met le nez dans la poudre a commis la plus grande erreur et est déjà sur la phase descendante. Non, le vrai narcotrafiquant évite surtout de profiter des joies de ce qu'il met sur le marché pour s'adonner à d'autres addictions tout aussi puissantes : l'argent ou le pouvoir.

Ces exemples, qui concernent des personnes mais qui montrent également la redoutable créativité dont font preuve les responsables des réseaux de tous les continents pour faire circuler la drogue et l'acheminer aux consommateurs, sont passionnants. Et plus encore parce qu'ils réussissent à abolir le filtre de la fiction que d'autres écrivains mettent en place dans des romans.

Là encore, deux exemples, parmi d'autres. L'un, tout chaud, c'est "Suburra", dans lequel j'ai souligné l'omniprésence de la coke et son rôle très important dans la folie qui se déchaîne à Rome. Mais on y trouve aussi un voilier prêt à débarquer sur les côtes italiennes, les réservoirs prévus pour l'eau potable remplis de drogue à l'état liquide, méthode éprouvée par les narcos IRL.

De même, j'ai retrouvé les avions venant se poser dans l'immense désert malien, impossible à surveiller dans son ensemble, qui plus est dans un pays en proie à bien des difficultés politiques et institutionnelles... On retrouvait une scène du même genre dans l'excellent "Black Cocaïne", de Laurent Guillaume, preuve, s'il en fallait, que la fiction puise son inspiration dans le réel...

Roberto Saviano, lui aussi, souffre d'une certaine addiction, et il en est conscient. Sa lutte contre les mafias du monde entier le consume, en plus de le priver d'une vie normale et de mettre sa famille en danger. Mais, et là, c'est lui qui parle, lui qui, auparavant, se rêvait Ishmaël, du nom du marin narrateur de "Moby Dick", se retrouve désormais en Achab, traquant sans fin sa baleine blanche... Blanche comme la coke...

Entre chaque partie d' "Extra pure", même si ce n'est pas tout à fait matérialiser ainsi, Saviano intercale de court chapitre, intitulé "Coke #1" jusqu'à "Coke #7", dans lesquels il prend véritablement la parole, en s'adressant au lecteur. Il y a un côté lanceur d'alerte chez l'auteur de "Gomorra" et il se livre également dans ces lignes-là.

D'une certaine façon, on le trouve ailleurs, dans le livre, comme dans ce chapitre au titre glaçant, "Raconter, c'est mourir", dans lequel il retrace le parcours du grand reporter Christian Poveda, qui avait décidé de s'immerger dans un des plus terribles clans salvadoriens pour en comprendre et en montrer le fonctionnement.

Il y reconnaît son triste privilège, celui d'être non seulement toujours en vie mais aussi d'être connu dans le monde entier et de voir son travail largement diffusé, au contraire de Poveda... Mais, j'ai ressenti de l'accablement chez Saviano. Pas du découragement, pas encore, même s'il semble bien avoir conscience de la tâche herculéenne que représente sa lutte.

Saviano ne va pas bien. Il culpabilise de ce qu'il fait vivre aux proches, mais il se sent incapable de faire machine arrière, de renoncer à cette quête sans fin dans laquelle il s'est engagé. Achab, oui... Ou pire : un junky qui ne peut vivre sans sa dose quotidienne, sans la poussée d'adrénaline que lui procure ce travail tellement dangereux.

On a là un homme traqué, sur la brèche, qui a choisi de foncer tête baissée, comme s'il n'avait plus rien à perdre. Son état des lieux du trafic mondial de cocaïne est terriblement instructif quant à l'état du monde dans lequel nous vivons. On parle peu des dégâts concrets que la cocaïne fait subir aux peuples mexicains, colombiens, italiens, russes, j'en passe, mais ils sont réels et dramatiques.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire