samedi 12 mars 2016

"Nous avons fait ce que nous savions faire. Partir. (...) Nous avons appris à aimer. Qu'ils apprennent à s'enraciner".

Il y a une quinzaine de lignes entre les deux tronçons du titre de ce billet. Mais, je voulais les rapprocher car elles résument parfaitement l'esprit du roman dont nous allons parler aujourd'hui. Un premier roman signé par une auteure afropéenne, comme dirait Léonora Miano, c'est-à-dire avec des origines africaines, mais une vie installée en Europe, jusqu'au choix du passeport. Je vais être franc, j'ai beaucoup aimé ce livre en forme de saga familiale, s'étendant au long d'une large palette d'émotions. Un drame familial où, comme souvent, les secrets et les non-dits tiennent une place fondamentale, mais le grand déballage redouté va servir de catharsis. "Le ravissement des innocents", de Taiye Selasi, sort en poche chez Folio, et c'est une vraie découverte, entre Ghana; Nigéria et Etats-Unis...



Un matin, dès l'aube, à l'heure où son jardin ne blanchit pas, parce qu'on est sous les tropiques, Kweku Sai se lève et sort de la maison qu'il a fait construire selon ses plans quelques années plus tôt. Sentant la rosée sous ses pieds, il remarque qu'il a oublié de mettre ses pantoufles, ce qui ne lui ressemble pas vraiment.

Ce sera sa dernière pensée, pas si absurde ou anodine que ça. En effet, ce matin-là, celui qui fut un chirurgien des plus prometteurs, ce père de quatre enfants, cet homme blessé qui n'a jamais digéré l'injustice qui l'a frappé une quinzaine d'années plus tôt, s'effondre, victime d'un infarctus fatal. Il n'avait jamais eu de souci cardiaque et entretenait sa forme. En vain. A 57 ans, il meurt.

Celle qui le découvre est Ama, la seconde compagne de sa vie. Dévastée, on l'imagine, elle va devoir avertir cette famille avec laquelle Kweku n'avait quasiment plus aucun contact depuis ce jour où, à Boston, sur un coup de tête, il avait décidé de partir, sans se retourner. Laissant derrière lui femme et enfants dans une totale incompréhension et une colère noire.

Que s'est-il donc passé en cette journée de 1993 qui a fait basculer la vie de 6 personnes en quelques minutes ? La fin d'un processus qui a vu Kweku servir de bouc émissaire puis de fusible. Ne le cachons pas, sa peau noire et ses origines africaines en ont fait le coupable idéal d'une situation qui semblait à tous inexorable. Expression sinistre du racisme ordinaire de la haute société blanche de Boston...

Ce fut le glas d'une carrière pleine de promesses, qui aurait pu le voir devenir l'un des plus grands chirurgiens exerçant aux Etats-Unis. Au lieu de ça, il a fui, sans aucune explication, repartant en Afrique en catimini. Semant la confusion parmi les siens, s'attirant même leurs foudres. Jusqu'à ce qu'il meure brusquement en ce matin-là.

Son épouse, Folasadé, Fola, en abrégé, n'a jamais refait sa vie, contrairement à Kweku. Mais elle n'a pas su non plus parfaitement assumer son rôle de mère célibataire. Elle aussi a commis des erreurs, parfois lourdes de conséquences, dans l'éducation de ses enfants... Elle aussi a regagné l'Afrique, pas le Nigéria, son pays natal, mais le Ghana, où elle avait trouvé refuge lors de la guerre au Biafra.

Olukayodé, qu'on appelle Olu, a suivi les traces de son père. Professionnellement parlant, en tout cas, puisque lui aussi a fait des études de médecine et s'est mis en couple avec Ling, une jeune femme aux origines asiatiques. Mais, en regardant de plus près, on constate que l'aîné de la fratrie a souffert de la défection paternelle, lui qui était déjà adulte.

Il refuse de parler de couple ou de famille, a mis un temps fou avant de sceller l'union avec Ling. Et puis, s'il semble le plus impassible des enfants de Kweku, il est aussi le plus raide, marquant régulièrement son ressentiment de mots très durs à l'encontre de ce père dont il ne prononce jamais le nom ou de mouvements nerveux qu'il est incapable de maîtriser.

Après Olu, on trouve les jumeaux, Taiwo et Kehinde. Taiwo est celle qui montre le plus ouvertement sa colère. Pas seulement à l'encontre de son père, mais aussi de sa mère. Elle les soupçonne clairement de ne pas l'aimer et l'on comprendra les raisons de cette violente animosité dans la dernière partie du livre.

Au contraire, Kehinde, garçon qui a traversé les mêmes difficultés que sa jumelle, s'est complètement replié sur lui-même. Introverti, solitaire au point de ne pas informer ses proches de l'endroit où il vit, il a choisi une voie artistique dans laquelle il connaît un certain succès. Mais, cela ne suffit pas à apaiser ce qui le ronge. On le comprend en découvrant qu'il a récemment tenté de se suicider...

Enfin, il y a la benjamine, prénommée Folasadé, comme sa mère. Mais, pour elle, on a abrégé en Sadé, devenue, avec l'accent américain, Sadie. Née grande prématurée, elle a survécu. Elle est la plus complexée de la fratrie, se trouvant moche, pensant qu'on la considère encore comme un bébé et refusant le côté enfant préféré que lui accole Taiwo. Elle est aussi la seule à n'avoir jamais mis les pieds en Afrique.

Voilà rapidement esquissé les portraits des personnages-clés de ce roman, de cette saga familiale. On comprend vite que la mort de ce père honni va être l'occasion pour tout le monde de déballer ce qu'il a sur le coeur et qu'il n'a jamais clairement verbaliser. On va vidé son sac, laver son linge sale en famille... A moins que ce ne soit l'occasion, assez paradoxale, d'enfin crever l'abcès...

Il y a véritablement un avant et un après 1993. Les Sai sont une famille heureuse lorsque Kweku quitte les siens après avoir lui-même été chassé de son poste. Mais ensuite, privés de ce repère, de cette stabilité, rongés par l'incompréhension, la colère et même, lâchons le mot, la haine de cet homme qui les a abandonnés, les enfants vont se construire de façon bancale.

Signalons rapidement que Taiye Selasi n'a pas choisi de raconter cette saga de manière chronologique, mais de retracer le parcours de chacun à partir de cet événement fondamental qu'est la mort soudaine de Kweku. Ensuite, on reconstitue tout le parcours de la famille Sai à travers les souvenirs qui reviennent à l'esprit de chacun de ses membres à l'occasion de cette annonce.

Kweku est le personnage central de la première partie, donnant, d'une certaine façon, son point de vue, comme ce fameux film qu'on voit devant ses yeux au moment de s'en aller, paraît-il. Ensuite, c'est la famille Sai qui devient le moteur de l'histoire, mais je ne vais pas trop en dire, car il faut aussi s'immerger dans cette narration, un peu surprenante au premier abord, puis passionnante.

En effet, cela donne au récit un côté pointilliste qui permet de faire monter les émotions très progressivement, jusqu'à un final qu'on devine bouleversant. Mais quelle sera la nature exacte de ce bouquet final ? C'est bien sûr un des enjeux de ce roman et de ces retrouvailles d'une famille décomposée. Brisée en mille morceaux.

Une famille imparfaite. L'expression n'est pas de moi, on la trouve dans le courant de ce roman, et se vérifie page après page. Le portrait de Kweku, mais aussi de Fola, par leurs enfants a quelque chose de terrible. Pourtant, jamais ces mots n'ont été dits en face, jamais les enfants n'ont dit clairement à leurs parents ce qu'ils ont sur le coeur.

Pour autant, on comprend que ni Kweku, ni Fola ne sont dupes. Ils savent pertinemment qu'ils ont fait du mal à leurs enfants, mais c'est comme si ces maux avaient quelque chose d'inéluctable. Le titre de ce billet, que je ne vais pas replacer ici dans son contexte, a, je trouve, quelque chose d'un terrible fatalisme dans sa première partie, avant de leur transmettre enfin les clés de l'avenir...

"Le ravissement des innocents", titre auquel on peut donner plusieurs sens, un qui apparaît au début du livre et un autre, lié, par exemple, au sort des jumeaux, va effectivement lever le voile sur les incompréhensions qui ont gangrené depuis l'année horrible, 1993, l'existence des uns et des autres. Et on ne va pas se contenter des histoires de Kweku, Fola et de leurs quatre enfants...

Non, le livre va aussi révéler des histoires plus anciennes, les familles imparfaites auxquelles appartenaient Kweku et Fola, avant de se rencontrer, de s'aimer, de fonder leur propre famille imparfaite et de se séparer, irrémédiablement. Des révélations qui, pour le lecteur, vont permettre de mieux comprendre ce qui a pu passer par la tête de ces parents et leurs difficultés face au concept de famille.

Mais les liens biologiques, le terme n'est pas beau, disons filiaux, ne sont sans doute pas les seuls problèmes auxquels les Sai vont devoir se confronter. Oui, il va falloir leur apprendre à s'enraciner, eux qui sont nés et ont grandi aux Etats-Unis, sans vraiment se soucier de leurs origines africaines. Renouer, ou plutôt nouer, de nouveaux liens avec ce continent lointain...

Kweku et Fola sont des déracinés. Le choix de l'exil leur a apporté beaucoup, sur le plan matériel et social, mais c'est aussi une autre croix à porter. Tous les deux ont fini par rentrer en Afrique, créant de nouvelles incompréhensions auprès de leurs enfants, qui eux, sont des purs produits de l'éducation américaine, passés par la prestigieuses école de Yale, pour la plupart...

On ressent ce décalage, plus culturel, entre les deux générations, qui se matérialise de différentes façons tout au long du livre. Olu n'a fait qu'un séjour très rapide au Ghana, les jumeaux ont connu le Nigéria, souvenirs cuisants, et Kehinde a travaillé un temps au Mali. Quand à Sadie, je l'ai dit plus haut, elle n'a jamais foulé le sol de ce continent...

Malgré les griefs qu'ils ont tous contre Kweku, avec sa mort, une nouvelle occasion se présente de découvrir l'Afrique, et surtout le Ghana (le titre original du roman est d'ailleurs "Ghana must go"). Trajet un peu curieux pour un chemin de Damas, me direz-vous, mais l'autre enjeu majeur est certainement là : appréhender ces origines africaines, reprendre contact avec ces racines...

La manière dont cela va se dérouler m'a profondément touché, parce que chacun va recevoir des réponses, chacun va recevoir un baume spécifique pour soigner ses blessures... Oui, cette dernière partie du roman vaut largement qu'on lise ce livre (les autres aussi, entendons-nous bien, mais ce dénouement m'a remué, vraiment), refermant la parenthèse de 16 années douloureuses.

Qu'adviendra-t-il par la suite de la famille Sai ? J'ai l'impression de souvent conclure mes billets sur une impression de ce genre : j'aimerais les voir évoluer. Ou plus exactement, j'aimerais voir quels choix de vie ils vont prendre les uns et les autres après cet épisode. Différents ils seront, c'est certain, au sein d'une famille que la mort du père va contribuer à ressouder...

Ce premier roman me semble très prometteur, Taiye Selasi est une voix nouvelle à laquelle il va falloir prêter attention à l'avenir. La douleur de ces enfants, qu'on ressent et qu'on partage, est exprimée de façon remarquable et la construction déstructurée de cette histoire lui confère une vraie puissance narrative.

"Le ravissement des innocents" reste pour le moment son seul roman publié, ses autres écrits étant soit des essais, soit des nouvelles. Mais il a été salué par de nombreuses publications littéraires à sa sortie et traduit dans le monde entier et on ne peut que souhaiter retrouver sa plume et sa force romanesque au plus vite.

2 commentaires:

  1. j'attends de découvrir la plume de cette auteur car ce roman m'intrigue. Dans ton billet on ressent un mélange de tensions et de sensibilité. Est-ce le cas ?

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    1. Oui, c'est exactement cela. Les quatre enfants, pour des raisons différentes, en veulent énormément à leurs parents. Pas seulement au père, même s'il cristallise les problèmes familiaux. Mais, la manière de présenter ces blessures, de montrer leur expression, pleine de pudeur, ainsi que ce que l'on apprend du parcours des parents, tout cela est raconté avec beaucoup de sensibilité. Et le dénouement est bouleversant.

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