Tiens, encore un titre dont nous allons prendre le contre-pied. Sans faire de généralité, mais parce que cette phrase illustre assez bien l'histoire de notre livre du jour. Un premier roman avec une drôle d'histoire, comme l'édition à l'ère du 2.0 en réserve quelquefois. Mais aussi une jolie aventure humaine, et au-delà, sur fond de défense de la nature et d'une espèce animale en particulier, à une époque où ce n'était pas une activité aussi développée que de nos jours. "Elles sont parties pour le Nord", de Patrick Lecomte, vient de paraître aux éditions Préludes, et nous emmène en voyage du grand nord canadien aux marais du Texas. Avec, à la clé, non pas une mais deux rencontres marquantes. Une jeune femme... et un oiseau, dont l'existence et la trajectoire se confondent... Explications.
Wilma Blake est la fille d'un trappeur qui vit de la chasse et de la vente des peaux qu'il accumule au cours de l'hiver, dans le nord de l'Etat canadien de l'Alberta. La petite fille, qui a perdu sa mère quelques jours après sa naissance, a accompagné son père dans ses campagnes hivernales, vivant dans des cabanes de trappeurs, en pleine nature.
L'hiver de ses 11 ans, John Blake offre à sa fille un cadeau qui va changer sa vie. Un exemplaire du livre de Selma Lagerlöf, "Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède". Fascinée, la fillette dévore ce livre qui lui ouvre les portes de l'imaginaire. Elle retrouve dans l'étonnant périple de ce petit garçon transformé en lutin, des sensations qu'elle expérimente au quotidien dans la nature immense qui l'entoure.
Mais surtout, si elle connaissait déjà les oies, dont elle a pu observer le vol, elle découvre un autre oiseau dont elle ignorait l'existence : la grue. La région où elle grandit, près du lac Athabasca, une région de forêt, de lacs et de rivières, est justement l'un des coins où une espèce particulière de grue : la grue blanche d'Amérique.
Wilma ne le sait pas encore, mais cette rencontre avec cette espèce d'oiseau ne va pas seulement marquer son jeune imaginaire, elle va devenir sa raison de vivre. Contrainte de quitter le grand nord pour aller faire des études dès l'année suivante, elle vit mal son éloignement de la nature, mais va finir, quelques années plus tard, par faire de la biologie.
Avec, toujours en tête, des majestueux oiseaux qu'elle rêve de retrouver. Des études qui vont l'emmener loin, très loin de la cabane où elle a grandi, attendant que son père rentre de chasse, à deux pas de cette rivière qu'elle avait baptisée le "Minissippi"... En effet, c'est au Texas, à Houston, qu'elle s'installe pour ses études universitaires.
Par hasard, elle découvre que les grues qui la fascinent tant, viennent passer la belle saison, lors de leur migration, à quelques centaines de kilomètres de là, à Aransas. C'est décidé, elle va consacrer sa vie à l'étude de cet oiseau, dont il existe un autre site de migration en Louisiane. Mais, bientôt, elle comprend que l'espèce est en danger.
En effet, la plupart des marais qui composaient leur habitat naturel au Texas ont été asséchées. Les observations le montrent : le nombre de têtes diminue avec une inquiétante régularité et l'on peut craindre de voir, à moyen terme, l'espèce disparaître purement et simplement. Une idée impensable pour Wilma, qui va alors se démener pour parvenir à sauver la grue blanche d'Amérique...
Quelques précisions : le livre s'ouvre sur l'hiver 1917-1918 et l'action de Wilma pour la sauvegarde de la grue débutent à la fin des années 1920. Nous avons bien là un roman historique, car le contexte politique, social et économique va tenir un rôle qui n'apparaît qu'au second plan, mais dont on mesure l'importance : la Grande Dépression puis la IIe Guerre Mondiale, la présidence de Roosevelt, etc.
Autre point important, Wilma est une pionnière, car la protection de l'environnement et des espèces animales n'en est encore qu'à ses balbutiements. D'une certaine façon, elle doit beaucoup à cette évolution, car un des événements qui vont pousser son père à l'envoyer étudier au lieu de la garder près de lui est la mise en place d'un des premiers parcs nationaux du Canada sur ses terres de chasse.
Tout au long de l'histoire que nous suivons, on va voir Wilma se battre pour cette cause nouvelle, presque iconoclaste, réussissant par sa détermination, son culot et sa force de persuasion, à soulever des montagnes. Comprenez : à convaincre ceux qu détiennent les rênes du pouvoir (et les cordons de la bourse) de soutenir son action.
Et comme cet univers-là se compose quasiment exclusivement d'homme et que Wilma n'est pas très grande, c'est par son énergie qu'elle va réussir à étudier en détails la grue blanche d'Amérique, à la faire classer dans les espèces à protéger, en particulier auprès des chasseurs, à observer leurs migrations, à mettre en place les conditions pour que le nombre d'oiseaux reparte à la hausse...
A ce point, il nous faut parler de l'autre personnage central du livre. Elle s'appelle Akka. Et c'est une des grues, vous l'aurez compris. Pas n'importe laquelle, celle qui prend la tête de son groupe lorsqu'il s'envole et effectue ses migrations, du nord au sud et du sud au nord. Une grue facilement reconnaissable, en raison de la déformation d'une de ses pattes.
Je n'entre pas dans le détail de ce qui unit Wilma et Akka. Oh, n'allez pas vous imaginer quoi que ce soit, c'est un lien à distance, une sorte de respect mutuel, quelque chose d'intangible, d'inexplicable, même, mais qui fait que, sans Akka, tout ce que Wilma a entrepris aurait été très différent. Peut-être n'aurait-elle pas consacré l'essentiel de sa vie à cette cause...
Le fait de placer Akka au même niveau que Wilma peut sembler exagéré. En effet, c'est bien la jeune femme qui occupe le devant de la scène de la première à la dernière page, quand l'oiseau, lui, n'apparaît que ponctuellement. Mais, c'est pourtant une évidence, pour moi, et pas seulement pour moi, en voici une preuve.
En cherchant sur un moteur de recherche si Wilma Blake était un pur personnage de fiction ou un personnage s'inspirant d'une personnalité ayant existé, je suis tombé sur un livre auto-édité en 2014 via le site Librinova, intitulé "Wilma & Akka" et signé par une certaine Venia Owlman. Avec une quatrième de couverture qui ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de "Elles sont parties pour Nord".
"Ca par exemple !", m'écriais-je, en tirant sur ma pipe... Euh, mais qu'est-ce que je raconte ? Bref, surpris, j'ai voulu approfondir la question (alors qu'il suffisait de finir le livre...). En fait, ce sont bien les deux mêmes livres, ou plutôt, "Elles sont parties pour le Nord" est la réédition, après passage dans un circuit d'édition plus traditionnel, de "Wilma & Akka".
Ces exemples de livres d'abord publiés en numérique puis repêchés par une maison d'éditions classique (ici, Préludes, un label du Livre de Poche) semblent être de plus en plus nombreux. Nous en avons évoqué un récemment sur ce blog, avec "Criminal Loft", d'Armelle Carbonel. A l'heure où les réseaux sociaux bruissent régulièrement de polémiques impliquant auteurs auto-édités et lecteurs, il est bon de souligner ce genre de parcours...
Mais je me suis éloigné du contenu du livre, revenons-y. L'un des thèmes forts de "Elles sont parties pour le Nord, c'est évidemment le lien qui nous unit (ou devrait nous unir) à la nature. Wilma, née dans ces grands espaces, loin de tout, parfois dans des conditions difficiles et même hostiles, a su créer un lien particulier avec la nature.
Dès l'enfance, au contact de son père, un chasseur, mais un homme respectueux de cette nature dont il tire sa pitance, lui a appris la théorie du capital et de l'intérêt. Ne jamais prélever sur le capital, mais uniquement sur l'intérêt, c'est-à-dire ce qui est en supplément et ne risque pas de mettre une espèce en danger par une trop forte activité.
Je sais que, à notre époque, ces propos peuvent choquer certains. Rappelons que Wilma a grandi il y a 100 ans et dans un contexte spécial dans lequel l'homme ne domine pas la nature, mais s'intègre à elle, en est un des éléments. Elle a appris à la connaître, la comprendre, la respecter, parce que c'était aussi sa vie qui dépendait de cela.
Par la suite, bien sûr, sans s'éloigner affectivement de son père, elle a opté pour une autre voie, avec cette volonté de permettre aux grues blanches d'Amérique de remplumer leurs effectifs. Mais, tout au long de son parcours, ce sont bel et bien les principes inculqués dès l'enfance par son père qu'elle a cherchés à mettre en oeuvre.
Wilma est profondément attachée à la nature. Pourtant, elle va faire une rencontre qui va modifier sa perception. Et cela sera sans doute très important pour tous les choix qu'elle fera. Cet homme mystérieux se présente à elle sous le simple prénom de Joe. il vit dans ces marais où viennent nicher les grues, semblent connaître le terrain mieux que sa poche et sa philosophie n'est pas la même que celle de Wilma.
C'est lui qui prononce les mots (que j'ai un petit peu sortis de leur contexte) qui servent de titre à ce billet. Ils semblent en contradiction avec ce que va entreprendre Wilma, mais surtout, elle marque une différence culturelle fondamentale. Joe, si on en sait très peu sur lui, est issu des tribus indiennes qui ont été réduites à néant par la présence coloniale sur le sol américain...
Sa remarque était sans doute d'une grande justesse lorsque les populations autochtones étaient les seuls sur ce continent. Mais, avec le développement de la Nation américaine, il est clair qu'elle devient caduque. Et que l'homme va devoir réparer ce qu'il a tendance à provoquer par ses excès. Sa vision et celle de Wilma sont sans doute très complémentaires.
Je dois dire que j'ai eu la sensation, en lisant ce livre, d'être Wilma découvrant "le merveilleux voyage de Nils Holgersson". Sans bouger de mon canapé, j'ai voyagé, des forêts du grand nord aux zones humides du Texas. Je n'étais pas monté sur le dos d'une oie sauvage ou d'une grue blanche d'Amérique, mais simplement emporté par mon imaginaire, sur les pas de Wilma et dans le sillage d'Akka.
Lorsque débute le livre, c'est un décor et des situations dignes de Jack London que l'on découvre. Puis, vient la découverte de l'oeuvre de Selma Lagerlöf, première femme lauréate du Nobel de littérature (et il n'y en a pas eu tant que ça, depuis...), avant que l'arrivée au Texas ne nous rappelle Mark Twain (référence que la présence de Joe l'Indien, plus facétieux qu'il n'y paraît, vient renforcer).
Autant de lectures et de récits qui ont bercé ma jeunesse, au même âge que Wilma lorsqu'elle découvre les grues dans le livre de Selma Lagerlöf. Je ne pense pas que cela soit la seule explication au plaisir que j'ai eu à lire ce premier roman. Il plane sur lui un vrai souffle romanesque et une aventure humaine et animale tout à fait passionnante.
Ah oui, j'ai posé la question sans y répondre. Hélas, non, Wilma Blake n'a pas existé. Elle est un personnage sorti de l'imagination de Patrick Lecompte, comme tous les autres protagonistes principaux du roman. En revanche, ce qui est raconté est exact : la grue blanche d'Amérique a bien failli disparaître après avoir vu ses effectifs fondre depuis le XIXe siècle.
L'espèce va atteindre un seuil alarmant à l'époque décrite dans le livre, avant de repartir grâce aux efforts mis en place par ceux qui, représentés par Wilma mais bel et bien réels, ont tout mis en oeuvre pour permettre à cette espèce non seulement de survivre, mais aussi de reprendre de l'essor. Aujourd'hui, les effectifs de grues blanches d'Amérique sont estimés à plus de 430 têtes.
Une croissance continue et régulière depuis le début du XXIe siècle, selon les recensements, en particulier grâce à la mise en place d'une réserve naturelle à Aransas, là où Wilma, dans le livre, installe son organisme de protection. Eh oui, il faut aussi mettre en valeur ce genre de nouvelle, et pas seulement se lamenter sur ce qui va mal !
Roman sur la nature, sur son caractère sauvage mais aussi sur sa protection et sa régulation par l'homme, "Elles sont parties pour le Nord" donne envie de découvrir ces paysages particuliers du grand nord canadiens comme de ce Texas inattendu, loin des décors désertiques, des mégapoles et des champs de pétrole.
Et on se prend à lever la tête pour essayer, par-dessus les toits, soudain, de voir passer les grues blanches d'Amérique...
Je l'ai reçu en SP, j'ai hâte de le lire !
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