jeudi 17 mars 2016

"Rien ne dure éternellement. / Tu peux l'endurer / Endure / Endure".

Notre livre du soir arrive de Grande-Bretagne précédé d'une drôle de réputation. En effet, ce roman a été salué par les uns, reçu la prestigieuse médaille Carnegie, mais a été également rudement critiqué par d'autres, pour la violence psychologique qu'on trouve dans un livre destiné à un public de jeunes adultes. N'en disons pas plus sur les arguments des plus virulents, cela en dévoilerait sans doute trop sur le livre. "Captifs", de Kevin Brooks, arrive en France aux éditions Super 8, et il faut effectivement avoir le coeur bien accroché pour l'attaquer. Et pourtant, ce roman d'enfermement ne repose pas uniquement sur les ficelles habituelles de ce genre bien particulier. Non, Kevin Brooks a eu l'idée d'un biais assez surprenant. Et au final, sans grands effets, il réussit à provoquer un sérieux malaise chez son lecteur...



Linus est un jeune fugueur qui a quitté son riche veuf de père cinq mois plus tôt pour gagner Londres et y vivre une vie de SDF dans laquelle il se sent plus libre. Jusqu'au jour où il se réveille dans une pièce sans fenêtre, sans autre issue qu'un ascenseur sans bouton d'appel, équipé du strict minimum en termes d'équipement, et c'est à peu près tout...

Mais, ce que remarque immédiatement le garçon, outre l'absence de nourriture qui l'inquiète un peu, c'est que l'endroit semble prévu pour accueillir six personnes... Enfin, accueillir, le mot est sans doute un peu fort, car cette pièce n'a rien d'un "home, sweet home". Désemparé, Linus ne trouve qu'un moyen de s'accrocher : écrire.

Car, parmi le peu d'affaires dont il dispose, il y a des blocs et des stylos. Et comme la seule lecture possible est la Bible qu'on trouve dans chaque chambre, il se lance dans une espèce de journal de bord de sa réclusion. Tout raconter pour faire passer le temps et peut-être plus encore, pour ne pas risquer de plonger dans le désespoir...

Un récit qui commence par les souvenirs de ce qu'il faut bien appeler son enlèvement. Ca lui apprendra à vouloir faire une bonne action, au lieu de faire comme tout le monde et de ne s'occuper que de lui ! Que faire, dans un endroit pareil, où rien ne se prête au divertissement ou à l'oubli ? Linus commence à être sérieusement la proie des idées noires quand...

... Une deuxième personne arrive par l'ascenseur. Elle s'appelle Jenny, elle a 9 ans et rien que cela suffit à bouleverser Linus. Pourtant, la gamine va lui remettre un peu les pieds sur terre, avec toute sa candeur. C'est elle qui imagine faire passer un message avec une liste de courses, pour le ravitaillement, l'hygiène, etc.

Et ça marche ! Le message est reçu et les deux prisonniers reçoivent enfin des vivres. Une petite partie de leur problème semble résolu, mais c'est tout. Aucun indice sur l'identité du ravisseur, son mobile, ses attentes, la nature de cette pièce hermétiquement close, sa localisation géographique, etc. Il va juste falloir apprendre à vivre ainsi...

A vivre selon le rythme imposé par celui (ou ceux) qui les a mis là... Car, petit à petit, le rituel devient immuable : à heure fixe, la lumière s'éteint puis se rallume, l'ascenseur descend, qu'il soit chargé ou vide, et remonte... Et c'est tout... Le reste de la journée, il faut le tuer comme on peut. Enfin, tuer, vu les circonstances, il vaudrait peut-être mieux éviter de prononcer ce mot !

"Captifs", c'est donc le récit par Linus de cette mise à l'isolement complet, qui n'est pas loin de rappeler ces tortures modernes, dont certains services secrets ont usé et abusé, la privation sensorielle. Sans doute le bouchon n'est-il pas poussé aussi loin qu'à, disons, Guantanamo, mais il y a un peu de ça. Surtout lorsque les prisonniers essayent de prendre des initiatives qui déplaisent à leur(s) geôlier(s).

On retrouve ce qui fait la base de la plupart des romans d'enfermement, c'est-à-dire ce jeu pervers que le ravisseur instaure avec ses prisonniers, brimades, punitions, ravitaillement aléatoire, rythme imposé de façon aléatoire (car, qui peut dire, même en se fiant à la pendule de la cuisine, que le cycle normal du temps est respecté ?), mises en danger, défis...

Et puis, ce bunker, appelons cela ainsi, puisque le mot est dans le titre original du livre, "The bunker diary", se remplit. De nouveaux "invités" rejoignent Linus et Jenny. Il y a Anja, la working girl un peu hautaine, Bird, le yuppie, Fred, le junky et Russell, un vieil homme malade... Six personnes en quête de l'auteur de leur enlèvement et qui n'ont franchement rien en commun...

Voilà qui vient un peu compliquer la donne, car il faut apprendre à vivre ensemble, et ce n'est pas une évidence pour tout le monde. Les tensions s'exacerbent rapidement entre les uns et les autres et Anja et Bird font vraiment figures d'électrons libres, dans un groupe qui sent pourtant bien qu'il n'y aura de force que dans l'union...

Mais, vous allez me dire, tout cela est bel et bon, mais pourquoi certains lecteurs britanniques ont-ils été à ce point dérangés par ce livre ? Je suis d'accord avec vous, il n'y a rien d'extraordinaire dans ce que je viens de dire. C'est très classique, on est même plus sur un rythme de roman noir que de thriller, et, en dehors de la sensation d'enfermement et d'inconfort, il ne se passe pas non plus de choses extraordinaires...

Ce qui rend ce livre spécial et dérangeant est ailleurs (et rien à voir avec Mulder, Scully et leurs potes venus d'outre-Espace). D'abord, dans le choix de cette narration très particulière qu'est le journal. Linus est manifestement un garçon intelligent et fin, qui analyse très bien ce qui lui arrive, sans pour autant le comprendre.

Son récit est forcément assez clinique et même un peu froid, mais il nous plonge dans le quotidien de ces captifs sans fard, ni rien dissimuler. A qui s'adresse-t-il ? Au départ, je crois vraiment qu'il écrit pour lui-même, comme une banale occupation, même s'il a dans l'idée que son témoignage pourra se révéler un jour utile.

Mais, peu à peu, son journal s'adresse directement à son ravisseur, qu'il interpelle à plusieurs reprises. Comme s'il concevait l'effrayante possibilité qu'il puisse être son unique lecteur... Ce principe narratif permet également de mesurer "à la source" les changements qui affectent les prisonniers au fur et à mesure de leur détention.

Des changements évidemment dans leur état moral, avec des hauts, des bas, mais aussi, dans leur état mental. Certaines pages écrites par Linus sont d'ailleurs assez troublantes, comme si, d'un seul coup, il perdait le fil... Mais ce témoignage est très fort, car on y voit aussi les différends de plus en plus prononcés entre les protagonistes.

Là encore, je n'entre pas dans le détail, il faut découvrir tout cela par soi-même. Idem pour le(s) ravisseur(s), rien à dire non plus sur lui/eux. Mais, cela n'a rien de surprenant, vous vous doutez bien que comprendre ce qui concerne celui ou ceux qui se cache(nt) derrière cette série d'enlèvements est l'un des enjeux de l'histoire.

Mais, là encore, Kevin Brooks surprend son monde... "Captifs", s'il démarre sur un tempo assez tranquille, malgré tout, va nous emmener dans des directions qu'on attend pas. Formidable, un livre qui surprend, ce n'est plus si courant ! Oui, mais là, il nous surprend et nous ébranle, à la fois, sans pour autant en faire des tonnes.

C'est même tout le contraire, il y a dans "Captifs" une économie de moyens et d'effets tout à fait remarquable. On songe naturellement à "Room", d'Emma Dnonghue, tout juste adapté au cinéma, au moins dans un premier temps, à la différence que, dans ce cas précis, la mère connaît son ravisseur et ses motivations.

Kevin Brooks enferme son lecteur dans le bunker, avec ses six personnages, joue sur des éléments très simples, parfois oubliés. Eh oui, dans un bunker sans véritable issue, l'aération est un souci. Encore plus quand on ne peut pas changer de vêtements. Bref, ça pue, même en essayant de conserver une hygiène convenable...

On étouffe, dans cet endroit, dans tous les sens du mot. D'autres mots me viennent en tête alors que j'écris ces lignes, mais je ne peux pas les partager avec vous... Certains donneraient sans doute trop d'indications à ceux qui n'ont pas encore eu la possibilité de lire "Captifs". Non, vraiment, il faut le lire par soi-même, car c'est une sorte d'expérience que ce livre.

Pas sûr que ce billet fasse bien comprendre ce qu'il y a de particulièrement choquant dans ce livre. Mais là, même le lecteur peu sensible aux spoilers que je suis comprend bien qu'on ne peut pas aller trop loin. Surtout après avoir passer les 320 pages à tourner et retourner deux questions dans ma tête : qui et pourquoi ?

Kevin Brooks nous désoriente complètement, et encore une fois, il réussi à ne pas seulement faire de nous des spectateurs de la situation, mais à nous mettre sur un pied d'égalité avec ses personnages en ne nous donnant aucun point de repère particulier. Il y a quelque chose dans "Captifs", d'une émission de télé-réalité poussée à l'extrême. Un "Survivor" dont les candidats ne seraient pas volontaires et au courant des règles...

Et chez les lecteurs, exactement comme devant "le Loft", le lecteur va entrer en empathie avec les uns, s'agacer du comportement des autres, avoir ses chouchous, ses têtes de turc... D'ici à ce qu'on se mette à envoyer des sms pour demander l'élimination de tel candidat, pardon, de tel captif ou d'un autre, on n'est pas loin... Sauf que, finalement, cela n'a rien à voir avec le mauvais goût des producteurs de télévision.

Après "Séquestrée", de Chevy Stevens, ou le très encensé "Des noeuds d'acier", de Sandrine Collette, voilà donc un nouveau roman à conseiller aux lecteurs ne souffrant pas de claustrophobie. Un livre qui, je pense, sera diversement reçu et diversement apprécié, de ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre. Mais il ne devrait laisser personne indifférent...

Et, une fois la dernière page tournée, pas mal de réflexions sur ce qu'est la violence et comment elle s'exprime. Loin des slashers et autres thrillers hollywoodiens bodybuildés et dopés aux effets spéciaux comme un athlète russe au meldonium, "Captifs" déploie une forme de cruauté très particulière et finalement assez originale.

Mais aussi parce que, tout en jouant avec les cordes classiques du genre, il réussit à les faire vibrer différemment. Un peu comme une mélodie qu'on a l'habitude d'entendre jouer en mode majeur et qu'on découvre subitement, sans s'y attendre, en mode mineur. On peine à la reconnaître, on change de point de vue et l'on est tout déboussolé...

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