Fin 2014, les éditions Critic se lançaient dans l'urban fantasy avec la sortie de l'excellent "American Fays", d'Anne Fakhouri et Xavier Dollo. L'expérience a convaincu tout le monde, elle se poursuit donc avec un autre titre, sorti à l'automne dernier. Changement de tons, changement d'univers, changement d'époque, mais le même mélange entre le polar et le fantastique pour un court roman qui ne baisse jamais de rythme. Avec "les 81 Frères", Romain d'Huissier nous emmène à Hong Kong, pas seulement la ville, pas seulement l'ancienne enclave britannique, mais tout l'archipel auquel appartient cette cité où l'ultra-modernité côtoie de près les traditions les plus anciennes. Un terreau plus que favorable pour y installer un roman d'urban fantasy et pour dépayser le lecteur, qui en prend plein les yeux, mais aussi le nez, les papilles... Un roman qui devrait constituer une sorte de prologue à une série qui approfondira l'exploration de ce prolifique champ des possibles...
Johnny Kwan est un jeune homme qui n'a a priori rien d'extraordinaire. Et pourtant, ce garçon n'est pas n'importe qui : il possède un don inné qui lui permet d'être particulièrement sensible aux phénomènes surnaturels. Voilà pourquoi il a été "recruté", si on peut dire, pour devenir un "fat si". Il maîtrise la magie taoïste et l'utilise à des fins d'exorcisme à Hong Kong et aux alentours.
On pourrait presque parler d'une profession libérale, car il travaille pour son compte et loue ses services à tous les clients venant à lui, à condition que ce qu'on lui demande reste dans les limites de la légalité. Et si la police est sans doute son client le plus régulier, les émoluments qu'il en retire ne sont pas suffisants pour lui permettre de refuser des engagements auprès de certaines triades.
Mais en quoi consiste vraiment cette profession de "fat si" ? Eh bien, c'est simple, lorsqu'on croit déceler un phénomène surnaturel ou lorsqu'une situation de ce genre s'est effectivement produite, on fait appel à lui pour qu'il vienne soit chasser la créature importune, soit purifier l'atmosphère pour que le lieu retrouve l'équilibre parfait entre yin et yang.
A Hong Kong, les "fat si" sont un certain nombre et se partage les tâches. Si Johnny Kwan est exorciste, d'autres "fat si" sont versés dans l'art divinatoire ou sont des apothicaires, spécialistes de l'herboristerie... A eux d'essayer de remettre de l'ordre dans une ville turbulente qui concentre les activités humaines, mais aussi pas mal d'esprits en tout genre qui ont parfois du mal à rester à leur place.
D'ailleurs, c'est exactement ce qui se passe quand on rencontre Johnny Kwan. Un commerçant séduit et abusé par des créatures à qui les délices de la vie hongkongaises ont fait perdre leurs repères. Mais, cette intervention, si elle s'avère plus compliquée que prévue, ne représente que du menu fretin, le genre d'affaire qui permet à l'exorciste de gagner son pain quotidien.
En revanche, lorsque son ami Daniel Sung, un des inspecteurs-chefs qui montent au sein de la police de Hong Kong, lui parle d'un possible dossier à gérer, Johnny Kwan comprend que c'est du lourd. Car le client potentiel n'est pas n'importe qui : c'est l'une des personnalités les plus connues de l'île, Anthony Chau, richissime homme d'affaires, philanthrope et collectionneurs d'antiquités.
Outre une possible confortable rémunération, la curiosité du "fat si" est titillée. Quel genre de problème peut bien avoir ce genre de ponte pour demander discrètement l'intervention d'un exorciste ? Rendez-vous est pris et le courant passant entre Chau et Kwan, affaire est conclue : il faudra retrouver les voleurs qui ont pillé un des entrepôts du milliardaire et y ont dérobé d'inestimables manuscrits datant de l'antiquité chinoise...
Et voilà comment Johnny Kwan va se retrouver sur les traces de ces "81 Frères"...
Qui sont-ils, que cherchent-ils ? Pour savoir cela, il vous faudra lire le livre, car je n'en dirais pas plus à ce sujet. Pas seulement parce que cela va préserver le suspense, mais aussi parce que je pense que l'on n'en sait encore qu'un minimum sur ce sujet. Sur la page de garde du roman, ce sous-titre : "Chroniques de l'étrange - 1", la série est amorcée avec ce roman, mais il reste beaucoup à découvrir.
Alors, abordons certains aspects de ces "81 frères" qui vont faire, sans doute, la marque de cette série. D'abord, soyons clair, si vous n'aimez pas les livres de baston, passez votre chemin, parce qu'ici, la castagne fait sérieusement partie du boulot de Johnny Kwan. Dans ses fonctions de "fat si", il doit donner de sa personne, et c'est un euphémisme.
Tout au long de ce roman, il se retrouve aux prises avec une galerie de monstres tous plus charmants les uns que les autres, et même quelques humains, à peine plus recommandables. Et il lui faut les mettre hors d'état de nuire... avant que lui-même ne subisse un sort funeste. Johnny Kwan n'est pas un super-héros indestructible qui se relève après un quart d'heure de bagarre sans une égratignure, la mèche à peine défaite.
Non, Johnny Kwan, lui, donne et prend en retour. Et, après une rencontre avec une créature surnaturelle, le garçon n'est pas beau à voir. Contusionné, épuisé, les côtes en vrac... Une loque ! S'il avait un patron autre que lui-même, il lui faudrait une ITT à la sortie de chaque mission pour se refaire une santé... "Fat si", un boulot passionnant, mais qui laisse des traces !
Il y a un côté jeu de rôles (je ne sais pas si Romain d'Huissier, comme nombre d'auteurs d'imaginaire, est un habitué de cette activité), car lors de ces bagarres, celui qui s'en sort est celui qui va perdre le moins de points de vie dans l'affrontement. A plusieurs reprises, j'ai été frappé par cet aspect-là, renforcé par le fait que Johnny Kwan est le narrateur et qu'il communique donc au lecteur ses sensations, même les moins agréables.
Jeu de rôle, mais jeu vidéo, aussi. Je ne suis spécialiste ni de l'un, ni de l'autre, mais du peu que je connais de ces activités, ça me semble assez évident. Les scènes de bagarre sont soigneusement mises en scène, mais peut-être pas aussi chorégraphiées que peuvent l'être certaines scènes de combat dans le cinéma hongkongais, autre référence évidente de ce roman.
Et c'est finalement très agréable de voir un héros, allez, pas faillible, n'exagérons pas, on se doute bien qu'il ne va pas rester sur le carreau, mais en difficulté et sacrément secoué à chaque sortie. Malgré son don, malgré sa maîtrise de la magie, malgré ses aptitudes au combat, malgré sa besace pleine de malices, il risque sa peau à tous les coups et la moindre erreur sera fatale.
Pour le reste, Johnny Kwan est un enquêteur. Il doit savoir reconnaître et interpréter signes, indices et preuves, et avoir du raisonnement. Bien sûr, il y a les histoires unidimensionnelles, comme celle qui ouvre le roman, mais il y a aussi des affaires bien plus complexe, comme celle qui le lie à Antony Chau. L'exorciste n'est pas qu'une brute épaisse, il doit avoir la tête et les jambes.
Et c'est tant mieux, puisque cela nous permet de toucher aussi à cette culture très particulière qu'est celle de Hong Kong. Un territoire qui, de par son histoire, rassemble des aspects aussi bien occidentaux que chinois, à la fois dans son urbanisme, mais aussi dans les composantes de sa société, symbole aussi bien capitaliste que communiste.
Outre son architecture, qui fait côtoyer les gratte-ciels de verre et d'acier et les temples et commerces traditionnels, on retrouve dans la vie quotidienne ce mélange qui nous semble très exotique, nous Européens, entre la modernité des activités et du quotidien et l'omniprésence des traditions, essentiellement taoïstes, puisque c'est au Tao que se rattache Johnny Kwan.
La spiritualité, la présence des esprits, l'équilibre entre le yin et le yang, le feng shui (que vous trouverez avec une autre orthographe dans le roman), mais aussi les sorts et invocation, la magie et/ou les créatures qui en résultent, tout cela fait partie du quotidien de Johnny Kwang. Et, si cela semble tout à fait normal à la population, on sent bien qu'il y a des limites clairement définies entre les mondes.
Eh oui, chacun chez soi, et les esprits seront bien gardés. Qu'on tolère la présence de tout un petit monde, dans lequel j'inclus quelques créatures se montrant parfois un tantinet agressives, c'est un fait. Mais, ces émanations fantastiques ne doivent pas venir perturber l'équilibre général de l'île et de sa population, ce qu'il leur arrive de provoquer sans même le vouloir.
J'ai évoqué la besace de Johnny Kwan qui, comme son manteau, d'ailleurs, contient tout son attirail de "fat si" et je n'ai pu m'empêcher de penser au personnage de Van Helsing. Bon, un Van Helsing qui aurait pris quelques cours d'arts martiaux avec Bruce Lee, on est d'accord, mais, indépendamment de ce détail, il y a une vraie connexion, pour moi, entre ces deux figures romanesques.
J'ai un faible, je dois le dire, pour le flingue de Johnny Kwan. Ce n'est pas l'objet le plus important de son équipement (par moments, on se demande même s'il n'a pas piqué sa besace à un toon, tant il semble en sortir tout et n'importe quoi à volonté), mais il est marquant, parce qu'il montre le côté ludique qu'insuffle Romain d'Huissier dans son livre.
Cette arme à feu tire en effet des munitions particulières, dotées d'une tête en bois de saule sacré, une matière à laquelle sont salement allergiques les diverses créatures que le "fat si" est amené à combattre. Ah, vous le voyez, là, le lien avec Van Helsing et nos autres chasseurs de vampires et de loups garous, avec leurs balles d'argent ?
"Les 81 frères" est une lecture extrêmement ludique, je reprends ce mot. On s'amuse, sans temps mort, il y a un suspense qui tient la route, même si, pour être complètement franc, j'ai trouvé que l'intrigue aurait pu être plus développée qu'elle ne l'est. La fin m'a un peu donné l'impression d'une queue-de-poisson, mais je pense surtout qu'on peut y accoler un "à suivre" de bon aloi.
Oui, on s'arrête à un moment où l'on voudrait que ça continue. Parce qu'on se pose quand même pas mal de questions, tant sur ce qui s'est passé dans ce roman, mais aussi sur ce qu'on n'y a pas trouvé... Je suis sorti un peu frustré de cette lecture, dans le bon sens du terme, puisque j'en voudrais plus. Et qu'il va falloir, je l'espère, patienter avec une deuxième enquête de Johnny Kwan.
J'ai évoqué Hong Kong dans son aspect visuel et sa dimension spirituelle, je ne serai pas fidèle à ma légende si je ne soulignais pas la qualité (et l'abondance) des mets qu'on sert dans "Les 81 Frères". Eh oui, je l'ai dit, après chaque combat, il faut refaire ses forces, et ça passe par quelques copieux repas qui ne manqueront pas de mettre l'eau à la bouche des lecteurs.
Romain d'Huissier propose aux lecteurs de faire fonctionner tous ses sens et, en cela, il est bien dans la tradition des littératures ayant pour cadre l'Asie. Je me souviens d'une phrase, dans "le temple de la Grue écarlate", de Tran Nhut, où l'imaginaire est considéré comme un sixième sens, après les cinq traditionnels que sont la vue, l'odorat, le toucher, le goût et l'ouïe. Eh bien, "les 81 Frères" sont dans cette lignée-là.
Un dernier mot, car, après le roman, vous trouverez une nouvelle située dans le même univers. Publiée à l'origine dans "l'Amicale des jeteurs de sorts", l'excellente anthologie de l'édition 2013 de feu le festival Zone Franche, elle se déroule avant l'action des "81 Frères". On y découvre déjà l'univers, dans une version forcément plus condensée, en raison du format.
Amusant de lire ces deux textes à la suite, car on y voit déjà l'univers se déployer, comme une fleur qui s'ouvre. Mais, si on en sait déjà plus, si le format du roman permet de développer le tout, de l'approfondir, on sent aussi que l'ouverture de la corolle, pour reprendre la métaphore florale, n'est pas achevée et qu'il y a encore beaucoup à faire et dire sur Hong Kong et ce cadre idéal pour l'urban fantasy.
Et voilà pourquoi j'attends impatiemment une suite à ce roman (comme j'en attends une à "American Fays", remarquez...). Parce que je pense qu'il y a un gros potentiel, parce que le mélange polar/fantasy, sur un ton tout de même plus noir et moins parodique que le livre du duo Fakhouri/Dollo, prend bien, parce que c'est un excellent divertissement.
Et parce que je veux des réponses aux questions que je me pose !!
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