Franz a grandi dans le Salzkammergut, une province de Haute-Autriche, à deux pas du lac d'Attersee. Son père étant mort quand il était encore bébé, il a été élevé par sa mère dans un certain confort. En effet, celle-ci a été prise sous son aile par une des plus riches personnalités de la région, Alois Preininger. Disons-le clairement : Mme Huchel se fait entretenir.
De l'argent qui permet à la mère et à son fils de vivre tranquillement, dans une cabane de pêcheur, et sans avoir à travailler. Jusqu'au jour où Alois Preininger meurt brusquement... Mme Huchel comprend que sa poule aux oeufs d'or a trépassé et que leur vie va radicalement changer, avec la fin des versements de son riche protecteur...
Alors, elle ne fait ni une, ni deux et décide de prendre contact avec un de ses amis, installé à Vienne depuis la fin de la première guerre mondiale, Otto Tresniek. Il tient un bureau de tabac dans le centre de la capitale et Mme Huchel compte lui confier Franz pour qu'il apprenne à faire quelque chose et surtout, qu'il ne soit plus à sa charge.
Franz a beau protester, dès le lendemain, il est dans le train pour la ville, lui qui n'a jamais connu que les verts paysages du Salzkammergut... Nous sommes à l'été 1937 et le choc est rude : un maelström d'émotions, de couleurs, d'odeurs, de bruits, de mouvements, un tourbillon auquel le jeune homme, âgé de 17 ans, va devoir vite s'habituer.
La bonne nouvelle, c'est qu'Otto Tresniek l'accueille à bras ouvert et lui enseigne rapidement les bases du métier de buraliste. Tresniek n'a pas choisi cette profession par vocation mais a profité des aides mises en place pour les anciens combattants mutilés dans les tranchées dès 1919. Otto a en effet perdu une jambe lors de la Grande Guerre et doit se déplacer avec des béquilles.
Mais, rapidement, il s'est pris de passion pour cette activité, mesurant le lien social qu'il crée. En effet, au tabac Tresniek, on s'arrête pour acheter son journal et/ou sa marque de cigarette préférés. Le bon buraliste connaît ses habitués et sait répondre au mieux à leurs attentes, mais doit aussi inspirer confiance au client de passage.
Voilà ce qu'apprend Otto Tresniek à Franz, qui se met en devoir de lire la presse chaque jour, une habitude qu'il ne connaissait pas. En cette période agitée, avec les tensions politiques qui montent chaque jour, les nouvelles ne sont que rarement bonnes et ces revues de presse ont des allures de corvée. Mais le garçon est plein de bonne volonté et apprend vite.
Otto Tresniek est la première des trois rencontres qui vont bouleverser son existence. Il y a aussi Anezka, une jeune femme originaire de Bohême, croisée dans le fameux parc d'attractions situé au Prater, que le film "le troisième homme" immortalisera peu après la guerre. Franz est immédiatement séduit et découvre des émotions qu'il n'avait jamais connues et qui le troublent.
Maladroit, naïf, il espère lui aussi séduire la donzelle, mais celle-ci disparaît soudainement, le laissant dans un état lamentable. Franz est amoureux et ça le ronge... Alors, il va demander conseil au troisième personnage-clé de sa vie, un des clients du tabac Tresniek, et pas n'importe lequel : Sigmund Freud en personne, qui habite dans le voisinage et vient chercher son journal et ses cigares chaque jour.
Le psychanalyste a dépassé les 80 ans et continue à consulter, mais les questions du garçon le déroutent un peu. Et les réponses qu'il lui donne vont avoir le même effet sur le garçon, un peu paumé. Alors, il se lance à la recherche de la demoiselle, qu'il va retrouver dans le cabaret où elle travaille... Dur, dur, l'entrée dans le vie d'adulte...
"Le tabac Tresniek" est un roman d'apprentissage, car même s'il a 17 ans, Franz ne connaît strictement rien du monde qui l'entoure. Vienne est pour lui une autre planète, lorsqu'il y débarque et il va devoir en apprendre les us et coutumes. Idem pour le boulot, lui qui n'avait jamais fait grand-chose de ses dix doigts jusqu'ici.
Mais, c'est vraiment dans les relations sociales que le chemin est le plus long. Franz, c'est un gentil garçon, bien élevé, mais tellement naïf !! Cela donne une relation tourmentée avec Anezka, mais n'en disons pas trop, et surtout, une relation presque sans-gêne avec Freud qui, s'il sait bien qu'il est une sommité, n'impressionne pas Franz plus que cela.
Ce lien qui va unir l'adolescent et le vieillard est l'un des temps forts de ce roman. Que voit Freud, au crépuscule de sa vie, dans ce garçon presque décalé, à la fois dans cette ville et dans cette époque orageuse ? Difficile de le savoir vraiment... Peut-être l'avenir, un avenir moins sombre que celui qui marche au pas de l'oie en vociférant des slogans haineux...
Quant à Franz, c'est un garçon qui a grandi sans père et le professeur est pour lui une mine de conseils pour affronter cette entrée dans la vie d'adulte, et même dans la vie tout court, qu'il découvre, sans repère, et qui lui vaut quelques désagréments et déceptions, forcément. Franz a 17 ans, mais on l'imagine comme ces enfants qui n'ont qu'un mot à la bouche : "pourquoi ?".
Franz est un rêveur. Sans doute pas au sens figuré, une garçon tête en l'air, mais bel et bien un être dont les nuits sont particulièrement agitées par les histoires que fabrique son esprit. Et plus encore après avoir rencontré Anezka et l'avoir perdue. Là encore, les conseils de Freud seront riches d'enseignement, et ce qu'en fera le jeune homme est l'une des très belles idées du roman.
J'ai choisi en titre une phrase que dit Franz à Freud, qui est terriblement paradoxale. A la fois, on y découvre l'absence de repères de Franz, qui correspond à la fois à cet âge adulte auquel on ne l'a pas préparé, et à cette période de bouleversements historiques très inquiétants, mais aussi, le fatalisme de Freud, dont l'adolescent ne perçoit pas tout ce qu'il a de dramatique.
Oui, Freud sait où il va. Et il le regrette bien, car il sait pertinemment qu'à plus ou moins court terme, il devra quitter sa ville de toujours, sans espoir d'y revenir de son vivant. Oui, il sait exactement où il va, c'est-à-dire loin de chez lui et, sans doute, là encore, à plus ou moins brève échéance, dans la tombe. Est-ce un chance ? Freud, certainement, envie-t-il alors l'insouciance de son jeune compère...
Si Franz est touchant de naïveté, Freud, lui, se montre sous un jour pessimiste, inquiet, sachant pertinemment que le processus à l'oeuvre chez le voisin allemand finira par l'atteindre, dans sa chère Vienne. Un homme à la vie réglée comme du papier à musique, presque routinière, dont le tabac Tresniek est l'une des étapes incontournables.
Et ce n'est pas le seul pour qui une journée se doit de passer par cette modeste échoppe, coincée entre une boucherie et un magasin de sanitaires. Le tabac Tresniek ne paye pas de mine, et pourtant, son patron, sa situation, son offre, tout cela contribue à en faire un endroit toujours vivant et symbolique de cette vie viennoise.
"Le tabac Tresniek" débute sur une tonalité aussi légère que la crème Chantilly qui orne le chocolatv viennois. Un roman plein d'humour, dans le décalage que provoque le personnage de Franz. Le livre, avec l'arrivée à Vienne, prend même des allures picaresques, Franz découvrant la vie viennoise avec autant de curiosité que de candeur.
Et puis, peu à peu, comme l'atmosphère s'assombrit, le roman suit la même tendance. L'insouciance des débuts laisse place aux signes alarmants, la politique et l'idéologie s'instillent dans la vie de Franz et, avec la prise de pouvoir des nazis, on assiste à des changements majeures dans cette vie viennoise qui, bien que citadine, avec un côté cocagne affirmé.
La bonne humeur, les sourires, disparaissent, les relations sociales se tendent, on ne cache plus son inquiétude avant de sombrer dans un certain mutisme. Sans oublier les questions raciales qui vont directement affecter l'activité du tabac Tresniek... Franz en est encore à découvrir ses nouvelles conditions de vie, qu'elles vont changer radicalement...
Reste à savoir comment ce nouvel environnement, bien plus menaçant, dangereux, va influer sur l'existence et sur la personnalité de Franz. N'en disons pas plus à ce sujet, c'est évidemment ce que l'on va découvrir au bout des 270 pages du roman. Mais, il y a un autre élément que je voudrais souligner, sans pour autant le développer, on me le reprocherait (à juste titre, d'ailleurs).
Tresniek, Anezka et Freud sont les trois rencontres principales que va faire Franz à son arrivée à Vienne. Ce sont là les trois personnes avec qui il va nouer des relations peut-être décousues, mais qu'on peut qualifier de véritables relations sociales. Et cette jeune femme et ces deux hommes sont comme un symbole des choix qui vont se présenter aux Viennois, sous le joug nazi.
Ah, j'aimerais détailler cette dimension qui m'a frappé, mais elle en dirait trop sur le récit lui-même. Reste que ces trois exemples, qui sont les seuls repères véritables dont dispose Franz, vont concourir à lui faire prendre conscience de ce qui est à l'oeuvre. De cette montée des périls qui, avant même les rumeurs d'une nouvelle et terrible guerre, vont toucher les Viennois dans leur quotidien;
Divertissante dans sa première partie, avec, en particulier, le récit de la mort, assez grotesque, de Preininger, cette lecture devient de plus en plus sérieuse au fil des chapitres. Ce tournant des années 1937-1938 qui sert de décor de fond à la découverte de Vienne par Franz y est pour beaucoup, évidemment, mais Robert Seethaler sait aussi en jouer avec humour.
Pourtant, il faut bien le dire, plus on avance dans cette histoire et plus le pessimisme gagne du terrain. Vous aimez les happy ends ? Pour vous, c'est indispensable à un bon livre ? Alors, vous risquez de ne pas aimer "le tabac Tresniek", ce qui serait bien dommage. Car ce roman qui porte un regard plein de tendresse sur son personnage central, est l'occasion d'un beau moment de lecture.
La fin d'une époque, en quelque sorte, celle de la Vienne d'antan, toujours impériale malgré les changements intervenus depuis la fin du premier conflit mondial, et qui, par la suite, ne sera plus jamais la même. Celle d'un temps où l'on allait chercher son journal et ses cigarettes au tabac du coin sans arrière-pensée, celle d'un temps où présidaient respect, légèreté et insouciance...
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