Certigny est une commune de Sein-Saint-Denis, le fameux 9-3. Une des dernières ville à perpétuer ce que fut la banlieue rouge, puisque son inamovible maire communiste est toujours fidèle au poste. Certigny est voisine d'une commune bien différente, Vadreuil, sur laquelle règne depuis plusieurs génération une dynastie familiale de droite.
Un monde sépare ces deux villes pourtant si proches géographiquement. Sur le territoire de Certigny, quatre grandes cités se dressent. Au nord, les Grands-Chênes, où les frères Lakdaoui font figure de pionniers et d'anciens, une petite entreprise de deal de shit qui tourne encore bien. A l'est, les Sablières, cité sur laquelle règne Boubakar le Magnifique, proxénète et fier de l'être.
A l'ouest, se trouve la cité du Moulin, où est installée la mosquée dans laquelle prêche un imam aux idées radicales et que la police surnomme Médine. Enfin, au sud, le Brèche-aux-Loups, tenue par Alain Ceccati, un jeune braqueur reconverti dans le trafic de drogue à sa sortie de taule. Mais lui, il a choisi de proposer des drogues dures à ses clients...
A proximité, Vadreuil propose un paysage très différent : banlieue pavillonnaire, avec les maisons en meulière, loin des tours et des barres. Vadreuil abrite une importante communauté juive, des Loubavitch, mais voit aussi sa population sans cesse diminuer. Certains partent et personne ne les remplace. Le nombre de maisons vides va croissant.
Anna Doblinsky vit à Paris, mais c'est à Certigny qu'elle va travailler. A peine sortie de l'IUFM, elle s'est vu attribuer un poste dans cette commune dont elle ne sait pas grand-chose, au collège Pierre-de-Ronsard. Elle attend de se frotter enfin au terrain, un peu lassée par les discours pédagogistes qu'elle a dû ingurgiter à haute dose pendant ses études.
Elle ne va pas être déçue, car sa première classe va s'avérer assez difficile. Oh, dans l'ensemble, les élèves sont gérables même s'ils n'ont pas l'air particulièrement intéressés par ses cours, mais il y a un garçon dont la seule présence suffit à semer le désordre : Moussa, 17 ans, dans une classe où les élèves ont pour la plupart 14 ou 15 ans.
A l'opposé, Anna remarque très vite un élève qui semble sortir du lot : Lakdar, dont on dit le plus grand bien en salle des profs. Et en plus, il est le seul à avoir l'autorité naturelle pour rabattre son caquet à Moussa. Voilà, pense la jeune enseignante, le relais idéal sur lequel elle pourra compter pour installer dans sa classe une ambiance à peu près studieuse.
Mais Lakdar a un gros problème. Victime d'une chute au printemps précédent, sa fracture au bras droit a été mal soignée. Plâtré par un médecin au bout du rouleau, il a dû revenir peu de temps après, en raison de douleurs terribles. Trop tard, hélas, lorsqu'on a enfin enlevé le plâtre trop serré, la main, sa main droite, était irrémédiablement abîmé.
L'élève prometteur se retrouve ainsi quasiment incapable de travailler normalement, griffonnant de la main gauche, comme il le peut. Mais surtout, il ne peut plus dessiner, activité qui était sa grande passion. Alors, un peu dépité, il s'accroche mais se décourage. Et ne trouve du réconfort qu'auprès de Slimane, qu'il considère comme un grand frère. Ledit Slimane qui s'est converti en prison à un islam radical...
"Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte" se déroule à la rentrée de septembre 2005. Quelques semaines avant que les banlieues ne s'embrasent brusquement... C'est dans ce contexte délicat que l'on suit donc Anna et Lakdar, personnages centraux du roman, entouré d'un bon nombre de personnages secondaires, dont les rôles sont loin d'être anodins.
Difficile de vous en dire plus, l'enchaînement des faits fictifs et du contexte réel composant la trame de ce roman qui n'est pas un livre policier, avec une intrigue, mais une véritable fresque, chronique de la vie de ces banlieues qu'on dit difficiles et des phénomènes qui poussent à la flambée de violence de cette période.
Sans doute aurez-vous noté que j'ai évoqué la question du radicalisme islamiste à deux reprises, déjà. Avec l'économie parallèle que représentent les trafics de drogue et la prostitution, c'est l'un des ressorts importants du livre. Et en particulier, sa montée, inexorable, sans doute sous-estimée, trop facilement toléré, car la religion est devenue un vecteur de ce qu'on appelle la paix sociale. Un bel euphémisme...
Et puis, il y a les incontournables questions communautaires. Là aussi, je les ai évoquées brièvement. Mais, c'est au coeur du roman. La couleur de peau, les origines, les racines, la culture, la religion, brandies comme des étendards, au milieu desquels "Liberté, égalité, fraternité", notre bonne vieille devise républicaine, a du mal à trouver une place. Il faut dire que, vu de Certigny, elle n'a plus grand sens...
Vous comprenez bien qu'on touche ici à des domaines délicats, à des situations qu'il faut traiter avec précaution. Thierry Jonquet, connu pour ses engagements à l'extrême-gauche de l'échiquier politique, choisit de dire les choses clairement et de ne ménager personne. Car, finalement, le pourrissement de cette situation, tout le monde en est responsable.
De la même façon, chaque rebondissement, chaque étape supplémentaire franchie sur le chemin du drame, est la conséquence de petites situations qui, prises individuellement, passeraient inaperçues. Sauf que, mises bout à bout, cela donne un roman qui plonge dans une obscurité de plus en plus dense au fil des pages.
Qu'entend-on par là ? Eh bien, par exemple, les moyens insuffisants de l'hôpital qui a soigné Lakdar. Des urgences saturées, du personnel dépassé et épuisé, un plâtre mal posé... Et voilà comment un gamin de 14 ans se retrouve avec une main inutile, inerte, au bout de son bras droit. Petits effets, terribles conséquences pour un gamin qui ressent déjà sa situation sociale comme une humiliation.
Même raisonnement pour l'école : à Pierre-de-Ronsard, le directeur expédie en permanence les affaires courantes, en slalomant le plus possible entre les problèmes les plus sérieux qu'il fait tout pour ne surtout pas aborder frontalement. On ne voit rien, on n'entend rien, on ne dit rien... Surtout, ne froisser personne tout en respectant les mots d'ordre d'une hiérarchie déconnectée du terrain !
Idem, enfin, pour l'appareil judiciaire : là encore, on ne se mouille pas, on prend le minimum de risque. oh, bien sûr, quand ça barde, on sévit, mais c'est déjà trop tard à ce moment-là. Verdier, substitut du procureur, observe tout ce qui se passe à Certigny et aux alentours, impuissant à enrayer ce qui s'y déroule.
Au final, ce que l'on voit, c'est un ensemble de petites lâchetés ordinaires à l'oeuvre. Comme chaque petit ruisseau contribue à gonfler les plus grandes rivières, chaque petit renoncement alimente le gouffre qui sépare les cités de Certigny de la République, une et indivisible. La nature a horreur du vide, dit-on, ce sont alors les trafiquants ou les fanatiques qui prennent le relais d'institutions défaillantes.
Entre replis communautaires (le pluriel est important), replis idéologiques, injustices subies ou ressenties, bourrage de crâne, racisme décomplexé, la vie à Certigny, c'est pas le paradis sur terre. Et surtout, on voit mal comment les jeunes élèves que Anna est chargée d'éduquer pourront s'extirper de là, alors que tout ce contexte accentue encore leur étouffement.
L'impression à la lecture de ce roman est terrible. D'abord, parce que Thierry Jonquet ne fait qu'installer sa fiction dans un contexte établi, incontestable. Ensuite, parce que ce qu'il relate semble terriblement plausible. Impression encore accrue par le recul dont nous disposons, puisque le livre date de 2006, recul qui n'existait pas au moment de la parution...
L'auteur de "Mygale" ou "Les Orpailleurs", qui a toujours mis en avant la dimension sociale de son travail d'écrivain, mais aussi son profond pessimisme, ses personnages sans aucune chance de salut, nous plonge dans une situation dont on voit mal comment on peut sortir. Ces populations qu'on a tenues à l'écart de la République, pour diverses raisons mais avec le même dédain.
Comment ne pas évoquer un des axes forts de ce roman, qu'est la question israélo-palestinienne... En son nom, tout devient admissible et l'antisémitisme qui règne à Certigny atteint des proportions folles. Encore un phénomène qu'on a laissé s'épanouir sur un terreau fertile, ensemençant des esprits prompts à s'échauffer.
La violence, très présente dans "Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte", est une violence hélas très quotidienne. Elle règle tous les problèmes, instaure une hiérarchie, donne le pouvoir au plus fort. On est face à une société où les valeurs morales habituelles n'ont plus vraiment cours, la faillite de tout un système éducatif laissant une jachère vite conquise par les plus mauvaises herbes, au détriment des plus belles plantes.
De cette violence, naît la peur. Et cette peur, qu'on retrouve d'ailleurs dans le texte d'une chanson rap citée dans le livre, tout découle, ou presque. Chaque camp instaure ses méthodes pour susciter dans le camp d'en face cette peur, censée paralyser, rendre plus docile ou tout simplement pour établir un pouvoir, une revanche.
Cette peur, on la retrouve chez la plupart des personnages, qu'ils la ressentent ou qu'ils espèrent l'inspirer. On la retrouve aussi dans le titre de ce roman, un alexandrin de Victor Hugo, extrait de "A ceux qu'on foule aux pieds", poème présent dans le recueil "l'année terrible", où le poète évoque la guerre franco-prussienne et la Commune de Paris.
On trouve un certain nombre de citations dans le roman de Thierry Jonquet qu'il convient de lire avec attention, car aucune n'est anodine, ni choisie au hasard. Chansons raps, articles de presse, citations littéraires, comme le texte d'Hugo, ou même passage d'un ouvrage de Marx et Engels sur le Lumpenprolétariat, toutes apportent un éclairage à ce que décrit Jonquet. Mais aussi une touche supplémentaire de noirceur, en rendant tout ce qui se déroule inéluctable.
On se retrouve face à une France qui a renoncé à la solidarité et se contente de l'affrontement permanent. Une France qui a oublié l'intérêt général pour laisser se développer les intérêts particuliers, qui lui sont parfois contraires. Comment ne pas être touché par le constat d'un personnage du livre, présent à la Marche des Beurs en 1983 et contemplant ces cités au bord de l'explosion moins d'une génération plus tard ?
Je me suis concentré dans ce billet sur l'essentiel. On s'attache évidemment à Anna et à Lakdar, on compatit à leurs difficultés et on s'inquiète pour eux. Deux destins plongés dans ce maelström, dans ce vortex qui risque de les engloutir irrémédiablement. Et l'on se dit qu'ils sont loin d'être les seuls à incarner ces situations intenables, toujours et peut-être plus que jamais d'actualité...
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